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13-NOVEMBRE : COMMENT SE CONSTRUISENT LES MÉMOIRES DU PIRE

Comment le souvenir des attentats de Paris et de Saint-Denis va-t-il évoluer ? Une équipe de chercheurs, menée par l’historien Denis Peschanski, va suivre jusqu’en 2026 1 000 personnes touchées de près ou de loin par ces événements.

 

 Mis à jour le  | Propos recueillis par 

 
Devant le Bataclan, à Paris, le 12 décembre 2015.

L’historien Denis Peschanski, 62 ans, est un spécialiste de l’histoire du communisme et de la France de Vichy. Président du conseil scientifique du Mémorial de Caen et du Mémorial du camp de Rivesaltes, il a notamment dirigé Mémoire et ­mémorialisation (Hermann, 2013), ouvrage dans lequel neuroscientifiques, historiens, philosophes et anthropologues croisent leurs regards sur le 11-Septembre et la seconde guerre mondiale.

Avec le neuropsychologue Francis Eustache, il vient de lancer « 13-Novembre », programme de recherche visant à recueillir et à analyser, à plusieurs années d’intervalle, les témoignages de 1 000 personnes touchées de près ou de loin par les attentats de Paris. Il explique la genèse et l’objectif de ce vaste projet.

Construction et évolution

« Cinq jours après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, Alain Fuchs, président du CNRS, a lancé un appel à la communauté scientifique : nous devions répondre avec nos armes, celles de la connaissance et de la recherche. Avec Francis Eustache, nous avons alors eu une idée inspirée par ce qui avait été fait à New York après les attentats du 11 septembre 2001 : William Hirst, psychologue de la New School, avait recueilli sur dix ans quelque 3 000 témoignages.

Les résultats sont très riches mais les questionnaires étaient manuscrits, les personnes interrogées variaient d’une session à l’autre et l’étude restait sur un terrain psychologique. Nous avons voulu aller plus loin en suivant une cohorte de 1 000 personnes dix ans durant, en filmant les entretiens et en intégrant au programme des historiens, des neuropsychologues, des sociologues, des juristes, des mathématiciens…

Le but est d’étudier la construction et l’évolution de la mémoire après les attentats du 13 novembre 2015 et de comprendre l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective : comment elles évoluent, comment elles s’influencent pour aboutir à un discours ayant un sens pour l’individu comme pour la collectivité. Le CNRS, I’Inserm et Hesam université [Hautes écoles Sorbonne Arts et métiers université] ont accepté de porter notre projet. L’Institut national de l’audiovisuel, le service cinématographique des armées et les Archives de France assurent les captations vidéo. L’Etat a investi 2 millions d’euros. »

Différences individuelles

« Nous avons identifié quatre cercles : le cercle 1, celui des personnes directement exposées aux attentats – survivants, témoins et proches endeuillés, ainsi que ceux qui sont intervenues sur les lieux ; le cercle 2, celui des habitants des quartiers visés par les terroristes ; le cercle 3, celui des quartiers périphériques de ­Paris ; et le cercle 4, celui des habitants de Caen, Metz et Montpellier. Nous avons commencé les entretiens en mai. Nous en avons réalisé 910, nous serons bientôt à 1 000, soit 2 000 heures de films. Nous avons prévu de revoir les témoins en 2018, 2021 et 2026.

Pour les survivants, la façon dont se construit la mémoire immédiatement après l’événement est singulière. Jusqu’au soir du 13 novembre, ils avaient une vie normale, ils sortaient dans les bars, ils allaient au spectacle. Tout à coup, c’est le choc : un moment traumatique tranche leur vie en trois secondes ou en trois heures. Je n’ai trouvé rien de tel chez les survivants de la seconde guerre mondiale. Pour eux, la guerre a été une « histoire longue » de cinq à sept ans, entrecoupée le cas échéant par des moments traumatiques.

Parmi les survivants du Bataclan que nous avons interrogés, comme c’est le cas pour les terrasses ou à Saint-Denis, chacun a vécu une expérience différente. Il y a ceux qui ont pu partir au bout de deux minutes ; ceux qui sont restés cachés ; ceux qui ont vu le massacre ; ceux qui ont été pris en otage par les terroristes. Il faut croiser avec d’autres facteurs. Etaient-ils seuls ou en couple ? Ceux qui étaient à leur côté ont-ils survécu ou sont-ils morts ? Si on veut rendre compte des mémoires individuelles, il faut rendre compte de ces différences essentielles. »

Tri inconscient

« On sait qu’après un événement le souvenir de chaque personne se stabilise : nous avons tous besoin d’un souvenir cohérent de ce qui s’est passé. Puis, tout au long de la vie, chaque fois que nous évoquons ce souvenir, c’est un peu comme si nous le reconsolidions, comme disent les psychologues, ou le reconstruisions, comme disent les sociologues. Cette nouvelle évocation le transforme : elle emprunte à la mémoire des amis, de la famille, mais également à la mémoire collective par l’intermédiaire des médias. On ne peut pas se souvenir de tout, donc on fait inconsciemment le tri. On oublie certains souvenirs, on insiste sur d’autres pour garder ce qui fait sens.

Une autre distinction s’impose. Chacun est capable de se souvenir des conditions dans lesquelles il a appris, par exemple, les attentats du 11-Septembre. Ce souvenir s’est imprimé parce que l’encodage de l’information s’est accompagné d’un fort choc émotionnel. En revanche, tout le monde n’est pas en mesure, quinze ans après, de dire tout ce qui s’est passé ce jour-là. Le Français moyen se souviendra des avions percutant les tours du World Trade Center parce que ces images symboliques ont tourné en boucle. Mais il n’est pas certain qu’il se souviendra de l’avion qui a frappé le Pentagone, encore moins de celui qui s’est écrasé en Pennsylvanie.

Nous ne savons pas encore comment va se construire la mémoire du 13-Novembre, mais il y aura probablement des similitudes avec le 11-Septembre. Une victime qui était à la terrasse du Carillon nous a écrit qu’au fur et à mesure elle voyait la mémoire collective se figer autour du Bataclan. Selon elle, l’attentat au Stade de France sera bientôt oublié, les fusillades des terrasses aussi. »

Représentation sélective

« La mémoire collective est une représentation sélective du passé qui participe à la construction identitaire d’un groupe, ce groupe pouvant s’entendre comme la société dans son ensemble. Comme la mémoire individuelle, elle se construit et se reconstruit au fil du temps. Certains événements sont très importants, ils sont partagés par beaucoup de monde, mais ne sont pas structurants de la mémoire collective – c’est le cas de l’exode de 1940 ou des bombardements en Normandie en 1944, parce qu’ils n’ont pas de sens pour ce collectif. A l’inverse, les faits de résistance d’une minorité de Français sont entrés dans le grand récit national, car ils véhiculent des valeurs politiques et idéologiques essentielles pour la reconstruction de la France.

Les régimes de mémorialité diffèrent selon les moments : après la chute du mur de Berlin en 1989, la reconstitution de l’espace centre-européen a réveillé la mémoire de 1914-1918, cette première guerre apparaissant plus encore que la seconde comme la matrice du temps présent. Mon hypothèse de travail, c’est que les attentats du 13-Novembre occuperont une place centrale dans la mémoire collective. Ils seront le symbole de la chaîne d’attentats 2015-2016. Ils vont absorber la mémoire des autres. Les attentats de janvier 2015 et de Nice seront dans les têtes, mais à un second niveau. Il est cependant possible que je sois contredit, surtout si un autre attentat chamboule cet édifice.

Pour mesurer le rôle de la mémoire dans l’histoire, on peut se reporter au 11 janvier 2015. Au lendemain des attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher, on a mobilisé l’héritage mémoriel de la Révolution française. Le message était clair : nous sommes porteurs de cet héritage, vous n’allez pas le détruire parce que c’est notre force. Tel est l’enjeu : les Français vont-ils être capables de mettre en valeur cet héritage partagé ou est-ce que tout va voler en éclats au nom d’impératifs politiques ?

Après le 13-Novembre, la dissension au Parlement a miné l’unité nationale. Après Nice, les critiques se sont abattues sur le gouvernement. A la suite de ces trois attentats, on pourrait dire : l’unité nationale n’a pas tenu, le Front national monte. En même temps, il n’y a pas eu de ratonnades, les actes antimusulmans et antisémites sont en baisse, on reste dans la convocation du socle commun. Ce qui semble faire peur, ce sont les identités secondes qui viendraient menacer cette identité centrale fondée sur le socle commun de valeurs. Notre étude consiste également à suivre et à analyser ces enjeux. »

 

 


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13/11/2016
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