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LA VIE D’APRÈS POUR LES FAMILLES ENDEUILLÉES LE 13-NOVEMBRE

 

Des proches de victimes des attentats racontent un quotidien de douleur, de colère et de petits pas vers un retour à un semblant de normalité.

LE MONDE |  • Mis à jour le  | Par 

 

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Hommage aux victimes du Bataclan, le 25 novembre 2015.

Sans elle. Sans lui. Sans eux. Il a bien fallu vivre. Cruelle, que cette année de l’« après », pour les familles endeuillées. Douze mois suffisent pour prendre la pleine mesure du manque. Mais ils n’offrent pas encore la certitude qu’avec le temps, viendra une forme d’apaisement.

Elisabeth Boissinot, écrasée de douleur, d’impuissance, de colère et d’une irrationnelle culpabilité, n’est pas prête à croire tous ces « psys » que le malheur a épargnés. Leurs livres mentent, les mois n’y changent rien. La mère de Chloë, qui eut le malheur de s’attabler en terrasse du Carillon, est aussi épouse, mère de cinq autres enfants, pierre angulaire d’une petite tribu désormais « de guingois ».

« Un an après, on parle de Chloë à chaque repas, on se rappelle un souvenir, une bêtise, et il y en a toujours un qui pleure. Moi je dis “Allez, allez ! On parle d’autre chose”. J’essaie de compenser, d’organiser une petite sortie restau, pour qu’on ait l’impression d’être normaux. Mais on ne l’est pas. On est amputés. »

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Tout est compliqué, dans la vie d’après. Ecouter de la musique en voiture ? C’est risquer d’avoir envie de fredonner. On ne chante pas quand sa fille de 25 ans est morte. Regarder une série télé ? Pour se retrouver avec une séquence à la morgue, hors de question… Allumer les infos ? Et tomber sur Nice, d’autres attentats, encore plus monstrueux, « sur ces familles qui cherchent leurs proches, comme nous, pendant deux jours, dans tous les hôpitaux ». Vite, vite, éteindre.

Deuil impossible

Même recevoir de l’argent pose problème. Elisabeth Boissinot et son mari, Bernard, ont perçu une indemnité de 50 000 euros. Leurs cinq enfants, 7 000 euros chacun. Personne, pourtant, ne songe à dépenser « l’argent du sang de Chloë ». Lorsqu’il a fallu changer la voiture, le couple a pris un crédit. Tous ces sous seront pour les petits-enfants, sans doute, quand on pourra rendre grâce à « tata Chloë » sans trop de pleurs.

Inimaginable, pour l’instant. Chaque 13 du mois, Elisabeth revit le drame. « Je ne la reverrai pasje ne verrai pas la nouvelle coupe de cheveux, ni les bottines pour l’hiver » qu’aurait choisis sa petite vendeuse en épicerie de fille, coquette et avenante.

Si ce n’est l’hypothétique œuvre du temps, reste à espérer ce rapport d’autopsie dont la transmission tarde. Ses enfants ont beau lui dire qu’elle se complaît dans son malheur, Elisabeth veut savoir. « Laquelle des trois balles l’a tuée en premier ? A-t-elle souffert ? Quand Nicolas, son petit ami, nous a appelés pour dire qu’ils étaient dans les attentats, qu’il avait perdu Chloë, elle devait déjà être morte. Et moi je n’ai rien senti. Je m’en veux. »

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Brutal, dénué de sens, connu de tous, ce deuil transforme le quotidien en autant d’épreuves à affronter. Pour Pierre-Michel Sailhan, l’année 2016 a commencé par la dispersion des cendres de sa compagne, Madeleine Sadin, tuée au Bataclan alors qu’elle assistait avec lui au concert des Eagles of Death Metal.

Pierre-Michel, qui s’en est sorti vivant, quoique blessé au bras, a ensuite dû reprendre le travail dans ce collège Adolphe-Chérioux de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) où tous deux s’étaient rencontrés. Arpenter ces lieux vides de la présence de Madeleine, mais emplis de la curiosité de quatre cent cinquante jeunes et de trente collègues.

Et répondre à une curiosité dénuée de tout filtre – comment cela s’est passé, comment Madeleine est-elle morte, depuis combien de temps étiez-vous ensemble ? « J’ai tâché de dispenser une parole raisonnée, une parole d’ouverture, en dépit de la peine, indique le jeune enseignant. J’ai de nouveau expliqué que la religion, ce n’était pas tuer des gens… Je leur avais déjà dit cela après Charlie. »

Tenir son poste

A l’époque, Pierre-Michel Sailhan avait eu bien du mal à dialoguer avec l’un de ses élèves. Face à son professeur touché de plein fouet, il s’est cette fois « montré beaucoup plus attentif et affectueux ». Ses camarades aussi se sont inquiétés de la santé de leur enseignant. « Ils ont essayé de me protéger, constate celui-ci. Puis ils sont vite redevenus ce qu’ils sont : les bavards se sont remis à papoter ; les timides le sont restés. Ils sont passés à autre chose. »

La vie, à petits pas, impose son cours, ses routines anesthésiantes. « Salutaire », pour Pierre-Michel Sailhan, que de tenir coûte que coûte son poste toute l’année. « Même s’il était très difficile de travailler dans un établissement où j’avais rencontré Madeleine. »

Il n’a été absent qu’une seule fois, lors de sa convocation à l’Ecole militaire avec les victimes et les familles de victimes. « On ne m’a rien épargné, et c’est ce que je souhaitais. J’ai même demandé à être inspecté. »Pierre-Michel enseigne aujourd’hui dans un lycée de la région parisienne. Anonyme, ou presque. « On a parfois envie de ne pas être reconnu », confie-t-il.

Le jeune homme redouble d’attention pour son fils, issu d’une précédente union, qui avait 3 ans et demi au moment des faits. Un pédopsychiatre aide à panser les plaies. Le petit garçon se débat avec une réalité qui le dépasse. « On ne comprend pas ce qu’est la mort à son âge. Il est très endolori, en colère parfois, frustré d’avoir été dépossédé d’elle », explique ce père pourtant conscient de lui devoir son « salut ».

« Il a voulu me protéger. Il a été tendre, et j’ai essayé de lui faire plaisir. Je ne peux pas dire que cela m’a rendu heureux, mais cela m’a procuré des moments de satisfaction. »

Continuer, comme aux temps de l’insouciance, alors que personne n’est dupe, ce temps-là ne reviendra pas. Mais continuer pour ne pas tomber. Et culpabiliser si l’on y parvient trop bien. « Cela fait aujourd’hui 365 jours que je suis “prems” à la douche, que je suis toujours devant dans la voiture, que j’ai la télécommande sans la cacher, qu’il n’y a plus d’enjeu pour le dernier Kinder Bueno, qu’on ne m’appelle plus Esclaire” », énumère Claire Rouat, dans un très beau courrier adressé au Monde.

Estelle, sa sœur de 25 ans, qui démarrait à peine sa carrière de professeur d’anglais, a perdu la vie au Bataclan. « Le plus dur, explique Claire, c’est de réussir. Réussir à rigoler, réussir à faire la fête, réussir à vivre. Je sais ce que pensent les autres. Elle y arrive, la petite sœur, c’est super”. Mais moi je m’en veux presque de réussir. Ça me fait mal au bide. »

Continuer sa vie

La tribu de Chloë Boissinot fera semblant de fêter Noël à la neige. Une maison est réservée pour dix-sept personnes. En attendant, Nicolas, le petit copain qui a échappé de peu à la mort, a ramené toutes les affaires de son amoureuse dans le garage parental, devenu une sorte de sanctuaire. Il voit souvent les frères et sœurs de Chloë tandis qu’Elisabeth, la maman, préfère éviter de se rappeler à lui. « Je veux qu’il continue sa vie. »

Les filles de la maison ont commencé à piocher dans les malles de la jeune défunte. Julie, sa sœur jumelle – que sa mère a vue « devenir plus dure à force de prendre sur elle » s’est emparé d’une robe, Lucie d’un blouson. « Ses affaires ne restent pas figées, je les lave, je continue à voir ses robes bouger sur des petites fesses », dit en souriant Elisabeth, qui veille sur un bébé en attente d’adoption. Lorsque l’un de ses cinq petits-enfants lui a demandé de l’accompagner chaque jeudi au roller, elle n’imaginait pas lui répondre « Mamie reste au lit à pleurer ». Elle va donc au roller.

L’ennui, c’est que chaque fois qu’elle sort de chez elle, à Château-Larcher (Vienne), la sexagénaire croise le chemin d’une bonne âme qui s’apitoie, « Ah ma pauvre, comment vous faites, moi je ne pourrais pas ! »Elle se dit qu’elle n’a pas trop le choix. Agaçant, bien sûr. « En même temps, ma hantise, c’est qu’on ne m’en parle plus, qu’on ne pense plus à elle. »

Une ambivalence dont témoigne également Pierre-Michel Sailhan. Famille, élèves, amis l’ont aidé, comme ils ont pu. Trop, suffisamment ou pas assez. « Il y a eu une période où j’étais accablé de SMS… Puis, on voit vite qui arrive à parler et qui n’y parvient pas, qui sait garder la distance nécessaire et qui dépasse les bornes. Devant des amis qui me disaient “Je souffre, je souffre énormément’’, j’ai parfois eu l’impression qu’on me volait mon chagrin. »

« J’ASPIRE DE NOUVEAU À L’ÊTRE, MAIS CELA NE S’OBTIENT PAS AU FORCEPS. J’AURAI CETTE TRISTESSE TOUTE MA VIE »

Le jeune professeur observe le changement qui s’est opéré en lui. Il se sent plus ouvert aux autres, témoigne plus facilement de son affection. « Je n’hésite pas à dire “mon amour”, à prendre les gens dans mes bras. » Le 13 novembre 2015, cela faisait tout juste quinze jours qu’il s’était fiancé à Madeleine. Les billets du voyage de noces étaient achetés. « Enfin », il était heureux. « J’aspire de nouveau à l’être, mais cela ne s’obtient pas au forceps. J’aurai cette tristesse toute ma vie », craint-il, sans pour autant en vouloir à quiconque. Sauf aux terroristes.

« Je n’éprouve rien vis-à-vis d’eux, assure-t-il. Je ne pense pas à eux. J’ai accepté de ne pas accepter parce que je ne comprends pas. Mais je leur en veux, bien sûr, d’avoir tué ma compagne, d’avoir en partie détruit ma vie, et d’avoir bouleversé celle de mon fils. »

Au jour du procès de Salah Abdeslam, Elisabeth Boissinot entend « regarder l’homme qui a décidé d’anéantir toute une famille », lui faire sentir la douleur d’une mère. « Il a organisé la mort de 130 personnes mais ça ne veut rien dire pour lui. Il ne sait pas que Chloë voulait se marier. Il ne sait pas qu’elle voulait des enfants. »

Cet espoir de face-à-face est sûrement vain, se doute-t-elle, mais elle se lève avec lui chaque matin. Par trois fois, elle a écrit à François Hollande. « Si l’un de vos fils était mort ce soir-là, est-ce que vous auriez géré les choses de la même façon, pas plus sévèrement ? » Elle a reçu des « réponses toutes faites » qui l’ont déçue. « Je voterai Marine Le Pen. Je n’y aurais jamais pensé avant, mais j’ai quoi, moi, pour me rebeller ? Je veux leur faire payer. »

Renouer avec son quotidien

Michel Delplace aussi s’est tourné vers l’Elysée. Sa fille de 35 ans, Elsa, ainsi que sa première épouse, Patricia San Martin, 61 ans, ont été « tuées » au Bataclan – un participe passé choisi avec soin par cet ancien directeur de la maison des jeunes et de la culture du Blanc-Mesnil, en Seine-Saint-Denis. Seul son petit-fils de 6 ans est ressorti vivant du concert où sa mère et sa grand-mère l’avaient accompagné. Michel a dû réapprendre à lire le journal qui, depuis un an, s’entassait par piles entières chez lui. Trop douloureux.

Voilà seulement deux mois qu’il a recommencé à s’informer chaque jour, mais aussi « à rattraper le retard par le début », parcourant enfin les pages de novembre 2015. Ce fidèle abonné de L’Humanité a vécu une « Fête de L’Huma » bien différente des précédentes. « Chaque dimanche qui précède la Fête, on se retrouve pour manger avec les animateurs des stands de notre circonscription. L’an passé, je mangeais avec Elsa à mes côtés. Cette fois, j’ai préféré éviter le repas. » Le cœur lourd, il a toutefois gagné son stand : celui de Dugny, dans le « 93 », section locale du Parti communiste (PCF).

Il a aussi repris place au conseil municipal de la ville. Souvent le regard dans le vague. « Je ne peux pas, je ne veux pas partager cette souffrance. » Dans sa poche, un petit papier avec ces vers d’un poète persan : « Souffre seul, sans que l’on puisse, ô victime, te traiter de bourreau ». Un temps, Michel a songé à partir n’importe où, loin du souvenir d’Elsa. S’il est finalement resté, c’est pour agir.

Il a écrit au président, lui suggérant de se pencher sur les racines du terrorisme, à l’étranger comme en France, plutôt que de « répondre aux enjeux de ce monde par les Rafale et les missiles ». Il verrait bien aussi une journée de réflexion à l’Assemblée nationale, avec des philosophes, des penseurs et des écrivains. De grands esprits pour de lourdes questions : « Pourquoi nos sociétés européennes produisent-elles tant de jeunes djihadistes ? Quels moyens pour la sécurité ? Que faut-il changer ici et là-bas ? »

Denis Trichet, le compagnon d’Elsa, a revu « Monsieur Delplace » pour l’anniversaire de son petit-fils. Il lui a offert « un tee-shirt trop grand, une casquette trop grande, des bonbons sans doute trop sucrés. » Mais « l’idée était là », ajoute le graphiste, invité pour l’occasion par le père de l’enfant né d’une première union, un 15 juillet. Sa mère était du 13.

Incompréhension des amis

Treize. Le nombre figure désormais sur le bras gauche de Denis (« pour l’anniversaire, pas pour le 13 novembre »). De même qu’un hippocampe (« Elsa en avait un ») et des fleurs chiliennes, référence aux origines maternelles de la jeune femme. Ultime élément du motif, une guitare rappelle la passion commune du couple.

Ce « féru de musique » est retourné à un concert deux mois après l’enfer du Bataclan auquel il a survécu. Comme Elsa, il appréciait le groupe de rock islandais Agent Fresco. « Je les ai contactés sur Internet. Ils ont chanté un morceau en hommage à Elsa. » Ce soir-là, à La Maroquinerie, à Paris, une amie l’a accompagné, oubliant qu’elle préférait la musique classique.

Mais d’autres l’ont déçu. « Un bon ami m’a dit : “Oh, non, ce concert-là, ça ne me tente pas”. II n’avait rien compris. Je lui demandais de venir pour moi… » Après avoir « fait le tri » dans son entourage, appris rapidement à se passer d’anxiolytiques, Denis s’est remis « activement » à chercher du travail. Et pour retrouver de l’allant, il s’est inspiré de « figures positives » comme Caroline Langlade, cocréatrice de « Life for Paris », l’une des associations de soutien aux victimes et à leurs proches. Denis s’escrime aussi à réveiller son espagnol. Objectif Chili, afin de retrouver une partie de la famille d’Elsa. Un voyage qu’il effectuera seul.

Du 11 au 14 novembre, en revanche, Denis visitera les Pays-Bas avec une proche. A l’écart du « torrent » médiatique qui submergera le 13 novembre.

« Elsa aura toujours une place dans mon cœur, mais pas comme un fantôme qui me hante. Bien davantage comme une présence bienveillante dont j’honorerai la mémoire du mieux possible. Avec résilience. Avec ses valeurs. »

Elle n’est jamais sortie du Bataclan. Lui fait tout pour.


 


13/11/2016
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La généralisation du stress post-traumatique

Avec les attentats du 13 novembre 2015, le terme « stress post-traumatique »  est devenu récurrent dans les discussions, dans les médias. Le soir des attentats, de nombreux psychologues étaient sollicités pour minimiser les effets de ce traumatisme chez les victimes. Et, des mois plus tard, certaines personnes en souffrent encore. S’il y a sans conteste un avant et un après-13 novembre pour les victimes et la société française, il en est de même pour la psychologie en France. Entretien avec Marion Fareng, psychologue à l’Institut de victimologie, et Francis Eustache, neuropsychologue impliqué dans le programme de recherche « 13 novembre ».
 


13/11/2016
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