ANNE-MARGOT RAMSTEIN
Philosophe, professeur de pensée politique à l’Institut d’études politiques de Paris, Frédéric Gros élabore une œuvre politique, éthique et esthétique dans le sillage de Michel Foucault, qu’il a édité dans « La Pléiade ». Egalement romancier (Possédées, Albin Michel, 2016), il est l’auteur d’un livre remarqué de réflexions et de méditations philosophiques sur la marche, Marcher, une philosophie (Paris, Carnets Nord, 2008, et Flammarion, 2011) et publiera, le 1er septembre, Désobéir, chez Albin Michel.
En marche !, le mouvement du président Emmanuel Macron, n’est-il qu’une formule destinée à mobiliser les électeurs (type Debout la France, de Nicolas Dupont-Aignan) ou bien le recours au vocabulaire à la fois martial et pédestre a-t-il une autre signification ?
Il y a évidemment dans « En marche ! », comme d’ailleurs dans « Debout la France », cet appel à la mobilisation que vous évoquez. Il s’agit de faire entendre, dans un slogan qui claque, un dynamisme, de susciter des énergies, de forcer à l’éveil les forces assoupies ou soumises.
Rimbaud avait eu, dans un autre contexte, une autre formule, bien plus poétique : « En avant, route ! », pour exprimer l’enthousiasme des départs, le saut ivre vers l’inconnu des chemins de traverse.
Dans le « En marche ! » d’Emmanuel Macron, on doit évidemment supposer moins de fraîcheur ou de détermination naïve. Le point d’exclamation est immédiatement conquérant : il s’agit de marcher sur, de marcher contre, comme dans le « Marchons, marchons » de La Marseillaise. C’est une marche vers et pour le pouvoir.
En même temps, « En marche ! » laisse entendre moins d’urgence que « Debout la France », qui évoque davantage un sursaut. « En marche ! » retient de la métaphore pédestre l’élément de résolution calme : on se met « en marche », après une pause réparatrice, une réflexion aboutie, et surtout quand le moment est venu, le « bon » moment, le moment opportun.
La marche du Louvre de M. Macron n’est-elle qu’un fade et égotique remake de celle de François Mitterrand au Panthéon, avec culte de la personnalité et « Hymne à la joie », ou une façon de remettre en scène la monarchie républicaine et la verticalité du pouvoir ?
Emmanuel Macron choisit clairement une mise en scène qui, sans se surimposer complètement au souvenir de la marche de François Mitterand, fait signe vers elle, ne serait-ce que par un accompagnement musical commun.
Cela dit, la marche d’Emmanuel Macron appuie davantage sur le contraste entre une silhouette isolée mais déterminée, marchant d’un pas égal et sûr, et un cadre somptueux qui l’enveloppe sans l’écraser, jusqu’à apparaître même comme faire-valoir.
Il s’agissait moins, je crois, comme pour la marche au Panthéon, de manifester une allégeance pieuse envers des morts prestigieux, de montrer un recueillement méditatif, que de mettre en scène l’homme marchant fièrement et sans faillir à la rencontre de son destin, s’exposant d’emblée et par avance au jugement de l’Histoire.
Pourquoi cette référence à la marche est-elle une constante en politique, de Mao à Gandhi en passant par Martin Luther King ?
La marche est certainement le mode d’expression populaire par excellence. On l’a oublié un peu sans doute, à l’heure où le marché lucratif des randonnées sensationnelles et autres trecks explose, mais qui va « à pied » témoigne d’abord de sa misère. Qu’on soit prêt à dépenser beaucoup aujourd’hui pour se payer le luxe d’aller sur ses deux jambes constitue en soi tout un symbole.
Cela dit, organiser une marche collective, comme c’est le cas pour toutes les manifestations, c’est d’abord, je crois, mettre en scène l’occupation de l’espace public par son premier propriétaire légitime et naturel : le peuple.
Gandhi, avec sa « marche du sel » – il parcourt près de 400 kilomètres à pied accompagné de disciples et… de journalistes !, traversant les villages et appelant silencieusement à la désobéissance pacifique –, illustre une autre dimension, un autre style.
Marcher longuement, lentement, résolument, pendant des jours, des mois, c’est faire preuve d’une forme précise de courage : cette endurance, qui n’est pas de l’ardeur explosive, mais une manière de tenir bon sur la durée. C’est faire preuve aussi de dignité : celui qui marche se tient debout et avance. La marche symbolise une humilité qui n’est jamais humiliante.
D’autres grandes marches politiques du XXe siècle s’organisent davantage comme des pièces tactiques dans une stratégie générale : la « longue marche » de Mao, qui constitue une diversion et transforme un mouvement de retraite en affirmation victorieuse ; la « marche sur Rome » des faisceaux italiens de Mussolini, qui a représenté un moyen de pression formidable sur un gouvernement hébété, affaibli, divisé.
Il faut bien comprendre que ces grandes marches politiques ont des styles irréductibles, mais surtout qu’elles sont traversées par une ambiguïté indépassable : elles peuvent insister sur l’aspect martial, conquérant, agressif, ou au contraire sur un pacifisme irréductible.
De la « marche des Beurs » à la « marche pour les sciences », en passant par des initiatives individuelles, comme celle de Jean Lassalle, quelles sont les marches qui ont gardé une importance singulière dans la France d’aujourd’hui ?
La France retient dans son histoire, c’est vrai, un certain nombre de marches spectaculaires. La « marche des Beurs » de 1983 (« pour l’égalité et contre le racisme ») s’est construite comme un appel vibrant, une prise de conscience progressive, une interpellation au plus proche des gens rencontrés. La marche met en scène, en effet, la proximité : celui qui marche est à hauteur de son semblable.
La « marche pour les sciences », organisée le Jour de la Terre (22 avril), témoigne encore d’autre chose : notre condition terrestre, notre finitude corporelle, notre appartenance au vivant. Elle illustre la constitution d’une communauté politique nouvelle, inédite, sensible, irréductible aux communautés nationales classiques : celle des habitants de la Terre.
De manière plus personnalisée, cette fois, un certain nombre de marches « individuelles » ont scandé notre actualité : celle de Jean Lassalle, où il s’agissait précisément de rencontrer les Français au plus près de leurs préoccupations, sans superficialité, en prenant le temps de voir et de comprendre.
Mais on peut penser aussi à celle de Jérôme Kerviel, qui met en scène un pèlerinage inversé puisque Rome constitue son point de départ, et où la dimension de transformation spirituelle, d’ascèse, est constituée en contrepoint de l’existence du tradeur. La marche comme mise en scène de la rupture avec « la vie d’avant ».
Y a-t-il quelque chose d’éthique, voire de politique dans le fait de marcher sur les chemins balisés des GR français ou les sentiers de traverse ? N’est-ce qu’une façon de faire l’expérience de sa propre liberté, ou aussi une forme de résistance au monde de la vitesse et de la rentabilité ?
La pratique de la grande randonnée ou des promenades interminables ne constitue pas en soi un acte de résistance politique. Cela dit, elle est traversée par des vecteurs éthiques qui peuvent se retrouver au cœur de l’action politique dans ce qu’elle a de plus authentique.
Je pense d’abord évidemment, et votre question même le suggère, à la résistance aux valeurs contemporaines de vitesse, et même à l’impératif de connectivité indéfinie. Marcher, c’est faire le choix de la lenteur, c’est se promettre des plaisirs simples et gratuits (beauté des paysages, ivresse des passages de col, douceur des sentiers forestiers) ou même des fatigues apaisantes, à l’opposé de l’énervement citadin.
C’est se donner l’occasion, dans la monotonie immense des pas répétés, de redécouvrir un mode privilégié de présence à soi, aux autres, au monde sensible, de s’arracher finalement à l’absorption par les écrans et les connexions.
Rien de tout cela n’est proprement politique, si par « politique » on entend simplement la gestion-transformation des affaires publiques. Mais la marche porte avec elle, comme l’atteste encore une fois l’exemple des pèlerinages, un espoir, une volonté de bouleversement intérieur, de conversion intime ; or la politique engage la transformation du monde à partir d’une transformation de soi.
Vous publiez à la rentrée, chez Albin Michel, un essai intitulé « Désobéir ». Quel lien construisez-vous entre la désobéissance et la marche à pied ?
De manière factuelle, je note déjà que le philosophe américain Henry David Thoreau est l’auteur à la fois du premier essai se donnant comme objet explicite de réflexion la marche à pied (Walking, 1862) et du premier grand texte consacré à la désobéissance civile – même si Thoreau n’a jamais employé cette expression ; le titre a été donné de manière posthume –, dont la lecture a représenté pour Tolstoï, Gandhi, Luther King un moment de révélation décisif.
Marcher, on l’a déjà dit, c’est résister fortement à la part maudite de la modernité (obsession pathologique de la performance, culte de la vitesse, existences parallèles dans des univers numériques, évitements de la présence), mais c’est aussi se proposer soi-même comme aventure, rompre avec les inerties du présent.
Je reviens pour conclure à Rimbaud (que Verlaine, sidéré par ses capacités de marcheur, appelait « l’homme aux semelles de vent »). Dans une Illumination, précisément intitulée « Démocratie », Rimbaud écrit : « Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »