Ils ont beau fustiger le système et tempêter contre l’establishment, ils sont de vrais « professionnels de la profession », selon la boutade prononcée lors d’une cérémonie des Césars par le ­cinéaste Jean-Luc Godard. Depuis leur plus jeune âge, François Fillon, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon vivent « de » et « pour » la politique, selon l’expression forgée il y a un siècle par Max Weber. Dans une conférence prononcée en 1919 à l’université de Munich, le sociologue allemand constatait – déjà – que la politique s’était professionnalisée : en cette aube du XXe siècle, elle n’était plus seulement une vocation, elle était ­devenue un métier.

La salle des Quatre-Colonnes de l’Assemblée nationale, en juin 2016.

La salle des Quatre-Colonnes de l’Assemblée nationale, en juin 2016. | Julien Muguet pour Le Monde

Un siècle plus tard, le mouvement s’est ­accéléré. Dans la France de 2017, le « cursus honorum » des grandes figures politiques se construit pas à pas pendant de longues décennies : Manuel Valls est devenu attaché parlementaire à 21 ans, Ségolène Royal collaboratrice ministérielle à 28 ans, Nicolas Sarkozy conseiller municipal à 22 ans, ­Laurent Wauquiez suppléant d’un député à 27 ans. Une fois entrés dans l’arène, rares sont ceux qui en sortent. Aujourd’hui, la politique est une « affaire de professionnels ­assermentés »,résumait pendant la campagne le futur président, Emmanuel Macron.

Gouvernant et gouverné

Où sont les amateurs éclairés qui se passionnent, le temps d’un mandat, pour la chose publique ? Les profanes qui rêvent de s’investir quelques années en politique avant de retourner à leur métier d’origine ? Cette perspective qui paraît aujourd’hui un brin idéaliste était pourtant la règle dans la démocratie athénienne : grâce au tirage au sort, au non-cumul des mandats et à la rotation des charges, les responsabilités circulaient d’un ­citoyen à un autre. « Commander et obéir, au lieu de s’opposer comme deux absolus, devenaient les deux termes inséparables d’un même rapport réversible », résumait en 1983 l’helléniste ­Jean-Pierre Vernant.

Aujourd’hui, on est loin, très loin, de ce monde où chacun était tour à tour gouvernant et gouverné. Dans Métier : député (éditions Raisons d’agir, 152 p., 8 €), les chercheurs ­Julien Boelaert, Sébastien Michon et Etienne Ollion montrent avec brio que, dans la sphère politique, la professionnalisation a triomphé : les députés élus en 2012 ont passé en moyenne 68 % de leur vie adulte en politique, contre 46 % pour les députés de 1978. « Un chiffre capture bien cette évolution, c’est celui du nombre total d’annéespassées en politique, constatent-ils. Alors que les élus de 1978 y avaient en moyenne passé un peu plus de dix ans, ceux de 2012 y ont passé presque vingt ans. »

« AUX DERNIÈRES ÉLECTIONS SUÉDOISES, IL Y A EU 40 % DE NOUVEAUX ÉLUS : ILS VIENNENT DE LA VIE CIVILE ET, À LA FIN DE LEUR MANDAT, ILS Y RETOURNENT » ETIENNE OLLION

Si une telle longévité politique nous semble banale, elle suscite une certaine stupéfaction au-delà de nos frontières. « Dans le cadre d’un travail sur la vie politique suédoise, j’ai rencontré une élue écologiste de 33 ans qui en est à son deuxième mandat, raconte Etienne Ollion, chargé de recherche au CNRS dans un laboratoire de sciences sociales de Strasbourg. Elle m’a dit d’emblée qu’elle était une vétérante et qu’il fallait qu’elle s’arrête. En Suède, la rotation des postes est bien plus fréquente. Lors des dernières élections, on a vu l’arrivée de 40 % de nouveaux élus : ils viennent de la vie civile et, à la fin de leur mandat, ils y retournent. Les ­carrières longues, sans être absentes, y sont bien plus rares. »

Pour justifier leur longévité, beaucoup d’élus français invoquent la complexité croissante des dossiers et des procédures. L’exercice d’un mandat exige, selon eux, d’être un professionnel aguerri de la chose publique. Depuis le début de la Ve République, et surtout depuis une vingtaine d’années, affirment-ils, la politique est un métier à part entière, comme la médecine ou la magistrature : elle requiert des savoir-faire qui ne sauraient s’improviser, tels que la connaissance de l’administration, le maniement de la communication, le discernement économique, l’aisance dans la direction d’une équipe ou l’expérience des institutions.

Compétences requises

Cette plaidoirie en faveur de la professionnalisation laisse le politiste Rémi Lefebvre perplexe. Depuis le début du XXe siècle, les savoirs requis pour devenir un homme politique ont toujours été difficiles à cerner ; ils n’ont d’ailleurs cesser d’évoluer. « Longtemps, la maîtrise du droit a été une ressource et une compétence indispensables, constate ce professeur de sciences politiques à l’université Lille-II. Sous la IIIe et la IVe République, les juristes et les avocats étaient dominants parce que la politique était affaire de maîtrise du droit et de la loi, et parce que ces régimes valorisaient l’éloquence de l’avocat. »

A partir des années 1960, de nouveaux ­bagages s’imposent dans la sphère politique.« A cette époque, la maîtrise de l’économie, des finances publiques et de la gestion deviennent des compétences essentielles, poursuit Rémi Lefebvre. Valéry Giscard d’Estaing, président de la République de 1974 à 1981, incarne cette transformation du profil légitime de l’homme politique. Au PS, à partir des années 1980, avec l’exercice du pouvoir politique national, les énarques (Martine Aubry, Ségolène Royal, François Hollande…) ou les professeurs d’économie (Dominique Strauss-Kahn) s’imposent. La crise renforce encore ce processus de technicisation des savoirs politiques. »

A ces compétences juridiques ou économiques, les politiques ajoutent souvent des qualités de « petit entrepreneur », explique Michel Offerlé, professeur de sciences politiques à l’Ecole normale supérieure et auteur des ­Partis politiques (PUF, 8e édition, 2012) : ils ­gèrent leur équipe, mettent en place des ­réseaux d’influence, prennent des décisions, dirigent des réunions, s’expriment en public… « Le caractère le plus évident de cette comparaison avec le métier d’entrepreneur, c’est que les députés sont les dirigeants d’une équipe de taille variable mise au service de leur activité », résument Julien Boelaert, Sébastien Michon et Etienne Ollion.

Un peu d’oxygène

S’il est aussi difficile de cerner avec précision les compétences requises pour l’exercice d’un mandat, c’est parce que la politique n’est pas vraiment un « métier », estime Rémi Lefebvre. « Il n’y a pas une bonne manière de faire de la politique, ajoute-t-il. Selon Max Weber, les qualités de l’homme politique sont la ­passion, le sentiment de responsabilité, l’habileté, le “coup d’œil”… Certes, on observe une ­rationalisation du métier politique − les savoir-faire dispensés dans certaines écoles comme l’ENA deviennent essentiels –, mais le métier tient à la maîtrise de savoirs hétérogènes et ­relève d’une rationalité limitée dont rend bien compte la notion de “bricolage” mise en avant par le politiste Christian Le Bart. »

Difficile, dans ces conditions, de justifier la professionnalisation au nom d’un savoir-faire qu’il faudrait nécessairement acquérir avant d’exercer un mandat. « On peut devenir député sans formation préalable, même si des élus peu expérimentés sont moins capables d’exercer un contre-pouvoir, observe le sociologue Etienne Ollion. Les collaborateurs et les administrateurs de l’Assemblée apportent un soutien discret mais essentiel aux élus. Ils sont très au fait des procédures − ce sont d’ailleurs eux qui rédigent les rapports et les amendements. On peut donc envisager que des profanes entrent dans le jeu. »

« LA POLITIQUE EST UN UNIVERS D’HOMMES PRIVILÉGIÉS, ÂGÉS, DIPLÔMÉS ET ISSUS DES CATÉGORIES SUPÉRIEURES » RÉMI LEFEBVRE

Cette perspective séduit tous ceux qui rêvent d’insuffler un peu d’oxygène dans les allées du pouvoir. Car, à force de s’être professionnalisée, la classe politique a fini par prendre des allures de caste : on n’y entre pas comme dans un moulin. L’enquête de Julien Boelaert, Sébastien Michon et Etienne Ollion montre ainsi qu’avant d’obtenir une investiture, les députés ont patienté des décennies dans les couloirs de la République en tant qu’assistant parlementaire, permanent de parti politique ou membre d’un cabinet ministériel. Ce long investissement exclut par principe les profanes : les ­citoyens qui rêvent de devenir députés doivent impérativement y songer à un âge précoce.

Cette professionnalisation n’est pas sans risque : elle fige le paysage politique dans une étrange immobilité. Ignorant le mouvement du monde, les lieux de pouvoir peinent à accueillir les nouveaux venus de la scène politique − les femmes, les jeunes, les enfants d’immigrés. Malgré l’inscription, en 1999, de la parité dans la Constitution, les femmes ne représentent ainsi que 26,9 % des députés et 26,4 % des sénateurs. Les représentants de la diversité ne sont guère mieux lotis : l’Assemblée ne compte que huit députés d’origine africaine, maghrébine, asiatique ou brésilienne, soit… 1,4 % de l’Hémicycle. « La politique est un univers d’hommes privilégiés, âgés, diplômés et issus des catégories supérieures », résume Rémi Lefebvre.

Petits arrangements

Michèle Delaunay, députée de Bordeaux et ministre dans le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, raconte les dangers de ce fonctionnement en vase clos dans un post de blog publié en 2014, au lendemain de l’affaire Thomas Thévenoud, ce ministre qui avait omis de rédiger sa déclaration d’impôts. « Comment cela est-il possible ? Perdre pied avec la réalité, n’avoir plus le sens commun. Agir comme si l’on était au-dessus de la règle la plus élémentaire, ne plus savoir entendre raison ou n’en plus avoir. L’explication la plus plausible est la plus simple : ces élus n’ont ­jamais connu la vie réelle. Entrés tôt dans le tunnel, ils n’en sont jamais ressortis. »

En faisant de la politique un métier que l’on embrasse pendant toute la vie, la professionnalisation nourrit en effet un penchant coupable pour les petits arrangements. « Les ­raisons qui font que des élus s’autorisent des détournements de fonds publics, acceptent des emplois fictifs, voire achètent des voix, s’éclairent quand on prend en compte cette présence de long terme dans le champ politique, ­estiment les chercheurs Julien Boelaert, ­Sébastien Michon et Etienne Ollion. Vivant “en” politique depuis longtemps, certains sont devenus comme maîtres et possesseurs de la fonction qu’ils occupent. Ils la considèrent comme leur province. »

« L’HUMEUR CRITIQUE DU PUBLIC EST PEUT-ÊTRE LE SIGNE QUE LA PROFESSIONNALISATION EST DEVENUE PLUS PROBLÉMATIQUE » DANIEL GAXIE

A ce risque de corruption s’ajoute un risque politique : le fossé entre gouvernants et gouvernés créé par la professionnalisation ­encourage une certaine passivité démocratique. « Il y a désormais des spécialistes des questions politiques et, du même coup, nécessairement, des non-spécialistes, analyse le politiste Daniel Gaxie dans la revue Mouvements en 2001. Du fait de leur spécialisation, les premiers font autorité dans leur domaine et les ­seconds se trouvent dépossédés de la possibilité d’une intervention autonome. A partir du ­moment où la politique devient professionnelle, celui qui souhaite peser sur l’orientation des décisions publiques doit, en l’état actuel des choses, s’en remettre aux professionnels ou ­devenir ­lui-même un professionnel. »

Cette division du travail entre initiés et non-initiés n’est pas sans dangers pour la démocratie, avertit Daniel Gaxie. « Dans certains cas, d’autant plus souvent que le niveau ­culturel et social s’abaisse, et aussi davantage en moyenne chez les femmes que chez les ­hommes, cette délégation prend la forme d’un abandon et d’une abdication. L’indif­férence pratique, le sentiment d’incompétence, l’impression de “se faire avoir”, l’incompréhension génèrent alors une hostilité à l’égard de la politique aussi véhémente que désarmée. (…) L’humeur critique du public est peut-être le ­signe que la division du travail politique et la professionnalisation sont devenues plus ­problématiques. »

Premiers jalons

En éliminant dès les primaires les vieux ­routiers de la politique comme Alain Juppé, Nicolas Sarkozy ou Manuel Valls, en plaçant au second tour deux candidats qui ne sont pas issus des partis traditionnels, l’élection présidentielle a confirmé la prophétie de Daniel Gaxie : les Français rêvent de faire souffler un vent nouveau sur leurs institutions démocratiques. D’ouvrir le monde politique à des visages inconnus. De redonner la parole aux profanes. De faire de la politique, non plus un métier que l’on exerce toute sa vie, mais un engagement temporaire qui permet à chacun, pendant quelques années, de participer plus activement à la vie de la cité.

Des premiers jalons ont été posés ces dernières années. Malgré l’opposition résolue de nombreux « cumulards » parlementaires, la mère des batailles – la lutte contre le cumul des mandats – a fini par aboutir : depuis le 31 mars, il est impossible d’exercer à la fois des fonctions de direction ou de codirection des collectivités territoriales et un mandat parlementaire national ou européen. Grâce à ce texte, l’Assemblée devrait se peupler en juin de nouveaux visages. Et ils ne seront pas tous des professionnels de la politique : un tiers des candidats présentés par La République En marche ! aux élections législatives sont des novices.

Peinture (1830) de la salle des Menus-Plaisirs, à Versailles, le 23 juin 1789. Mirabeau fait face au marquis de Dreux-Brézé lors d’une séance royale à l’Assemblée.

Peinture (1830) de la salle des Menus-Plaisirs, à Versailles, le 23 juin 1789. Mirabeau fait face au marquis de Dreux-Brézé lors d’une séance royale à l’Assemblée. | Joseph-Désiré Court

La fin du cumul des mandats ne suffira ­cependant pas à ébranler la professionnalisation de la classe politique. Il faudrait également, soulignent nombre de chercheurs, limiter leur cumul dans le temps pour éviter que les nouveaux venus occupent la scène pendant de longues années – Emmanuel Macron propose que les députés ne puissent accomplir plus de trois mandats successifs. Et approfondir la réforme du statut de l’élu local de 2016 : afin de faciliter les allers et retours entre le monde politique et la société civile, il ­permet aux maires des villes de plus de 100 000 habitants de réintégrer leur entreprise à la fin de leur mandat.

D’autres pistes permettraient de lutter ­contre la professionnalisation du monde ­politique. « Il faudrait instiller la pratique du ­tirage au sort dans toutes les assemblées et placer les élections législatives avant les présidentielles afin de ­redonner du poids au Parlement »,estime le politiste Rémi Lefebvre. ­Moraliser la vie publique et modifier les ­modes de scrutin, ajoutent Julien Boelaert, Sébastien Michon et Etienne Ollion. En invitant les ­électeurs à se prononcer sur un programme et non sur une personne, le scrutin de liste contribuerait, selon eux, à limiter la person­nalisation de la vie politique et à assurer une meilleure représentation des minorités.

Député, une histoire de rétribution

Historiquement, expliquent les chercheurs Julien ­Boelaert, Sébastien Michon et Etienne Ollion dans Métier : ­député (éditions Raisons d’agir, 152 p., 8 €), le « professionnel de la politique » était celui qui était ­rémunéré pour exercer son ­mandat. « C’est le sens que lui donne Max Weber dans la conférence de 1919 intitulée “La Politique comme vocation”, où il décrit dans des termes restés célèbres la transformation du personnel politique qu’a connue l’Europe, écrivent-ils. Défrayés pour exercer leur activité de représentant, ils n’ont plus besoin de disposer d’une fortune personnelle pour exercer leur mandat. Ils sont, en ce sens, devenus des profes­sionnels. »

En France, cette belle aventure ­démocratique commence symboliquement le 1er septembre 1789 : ce jour-là, les députés de l’Assemblée constituante adoptent par décret le principe d’une indemnité ­journalière de 18 livres. Pour ­Mirabeau, député du tiers état aux Etats généraux, cette rémunération garantit la liberté et la vertu des parlementaires. « Si une modique rétribution permet au citoyen le moins opulent de remplir ce poste honorable, vous excitez une émulation universelle. Vous vous ouvrez pour vos élections un champ illimité. Votre Sénat sera composé des vrais défenseurs du peuple, de vrais représentants de la classe la plus nombreuse, des meilleurs citoyens dont le choix même ­atteste les vertus. »

Connotations péjoratives

Pendant plus d’un siècle, ­l’indemnité parlementaire et le suffrage universel marchent main dans la main : pendant la révolution de 1848, ces deux mesures ­figurent symboliquement dans le même décret. « Le Second Empire marque ensuite une rupture symbolique avec la IIe République en stipulant que les députés “ne reçoivent aucun traitement”, avant de revenir rapidement sur cette disposition en 1852, constate l’historien Alain Garrigou dans un article ­publié en 1992. De même, le ­gouvernement de Vichy supprime en 1941 l’indemnité législative ­allouée aux sénateurs et députés. »

Au fil des siècles, la professionnalisation change cependant de visage. Au XXe, le mot prend des connotations péjoratives : à l’image triomphante du parlementaire libéré de la fatalité sociale par la grâce du suffrage universel et de l’indemnité législative se substitue la figure du « politicien » cumulard qui tente à tout prix de se maintenir dans la sphère politique. Afin d’échapper à cette image de « professionnel », nombre de députés ­déploient aujourd’hui des trésors d’imagination pour inscrire, à la rubrique « métier » de leur CV, « enseignant », « avocat » ou « cadre » − y compris quand ils ont à peine exercé…

Beaucoup d’autres propositions sont sur la table, mais la bataille sera rude. « L’attachement aux postes est à la mesure des coûts d’entrée dans le jeu politique et des investissements consentis dans cette activité, souligne Rémi ­Lefebvre. Avec le temps, il devient difficilement envisageable de faire autre chose. Le métier ­politique n’offre pas seulement des rétributions symboliques et narcissiques – sentiment de grandeur, estime de soi, considération d’autrui, capacités de séduction… Il inclut aussi des avantages matériels non négligeables qui expliquent l’âpreté des luttes politiques et la persévérance des élus à rester dans le jeu. »