Bruxelles, paradis des lobbies
LE MONDE ECONOMIE | 27.01.2015 à 11h58 • Mis à jour le 27.01.2015 à 12h06 | Par Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)
Bruxelles, sa grand-place, son Manneken-Pis, ses immeubles art nouveau… Et ses lobbies. La capitale de l’Europe a cette réputation, pas volée, de paradis des groupes d’intérêt. Ils seraient en tout plus de 7 500, si on retient une définition très large du lobby, soit tout organisme défendant des intérêts particuliers. Du syndicat à l’ONG en passant par le cabinet d’avocat, le think tank et la multinationale, ils s’agglutinent, à l’est de la vieille ville, autour des institutions communautaires, le Parlement, le Conseil et la Commission européenne, dans un quartier sans âme, déchiré par deux voies rapides, rue de la Loi et rue Belliard.
Entre 20 000 et 30 000 lobbyistes s’activent quotidiennement dans cette « Brussells Bubble ». Encore plus ces derniers mois, après les élections européennes, avec l’arrivée d’un gros contingent de nouveaux eurodéputés, et la mise en place de la commission Juncker (novembre 2014) qui a promis de légiférer à marche forcée dans le domaine du numérique, de l’énergie ou de la fiscalité.
Depuis 2011, pour discipliner leur activisme débridé, les institutions ont mis en place un registre commun des lobbies. Public, il renseigne, notamment, sur les montants dépensés par chaque groupe d’intérêt à Bruxelles (frais de personnel, etc.). Mardi 27 janvier, une nouvelle version, enrichie, dotée d’un moteur de recherche plus efficace, devait être mise en ligne.
Jouer le jeu de la transparence
Le registre n’est toujours pas obligatoire mais il introduit une contrainte de taille : seuls les lobbies qui y figurent pourront rencontrer les commissaires, les membres de leurs cabinets et les responsables des directions générales – les influentes administrations de la Commission. Du coup, plus de 500 groupes d’intérêt non encore référencés se sont précipités ces dernières semaines pour s’y inscrire. Pour la Commission Juncker, qui a promis de reconquérir le cœur des citoyens européens de plus en plus eurosceptiques, l’enjeu est politique. Elle a commencé à montrer l’exemple : depuis fin 2014, les commissaires et membres des cabinets doivent, de leur côté, rendre publics leurs agendas.
Les gros lobbies jouent le jeu de la transparence depuis les débuts du registre. Ainsi de Business Europe, qui regroupe les Medef européens, un des plus influents groupes d’intérêt « probusiness » du continent. La plupart des multinationales sont aussi sur la liste : Microsoft, qui dit avoir dépensé 4,5 millions d’euros en lobbying en 2013, Google (près de 1,5 million d’euros), Total (2,5 millions d’euros en 2013)…
Leur « travail » est très codifié. Les think tanks (Bruegel, Forum Europe, Friends of Europe), organisent colloques sur colloques dans les hauts lieux de réseautage du quartier (hôtel Thon, hôtel Silken, résidence Palace), calant leurs thématiques sur l’actualité européenne – le traité transatlantique, l’Union de l’énergie, la Grèce… Les autres (syndicats, ONG, multinationales) tentent d’influer le travail législatif des institutions. En faisant le siège de la Commission, qui a le monopole de l’initiative législative, pour rencontrer les fonctionnaires travaillant sur les détails des textes, aux « desks » des directions générales. « Les Anglo-Saxons font cela très bien, ils savent prendre un dossier très en amont », selon une source à la Commission.
Le style français
D’autres, « c’est plutôt le style des Français », selon cette source, visent directement les commissaires, leurs cabinets. Les lobbies arpentent aussi de plus en plus les couloirs du Parlement européen, depuis que le traité de Lisbonne lui a conféré des pouvoirs considérables, notamment un droit de veto dans certains domaines (traités internationaux).
Dans la « Brussells Bubble », ces manières de faire sont largement acceptées, elles sont même jugées utiles au fonctionnement des institutions. Martin Pigeon est membre de l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO), un lobbie – il est le premier à le reconnaître – qui traque les abus des multinationales. Sa thèse ? Avec ses quelque 30 000 salariés, la Commission européenne semble pléthorique. C’est en réalité très peu pour une institution censée légiférer pour 500 millions d’Européens. Secteur par secteur, ses effectifs sont souvent réduits. A la concurrence, ceux chargés de traquer les aides d’Etat illicites seraient quelques poignées. Idem aux « desks » responsables du contrôle des budgets des pays… Du coup, « les institutions sous-traitent une partie de leur expertise aux lobbies », selon M. Pigeon.
C’est particulièrement vrai au Parlement, où les eurodéputés sont confrontés à une masse considérable de textes à examiner. Sylvie Guillaume, élue social-démocrate et vice-présidente du Parlement chargée de la transparence, témoigne : « J’ai une super équipe d’attachés parlementaires mais on est trois. Quand j’ai travaillé à mon rapport sur le régime commun de l’asile en Europe, sur des aspects très techniques, je me suis ainsi beaucoup appuyée sur les associations. »
Les lobbies « nous permettent de prendre la température »
Il faut dire qu’à Bruxelles, la culture politique et le processus d’élaboration des lois sont singuliers. Il faut constamment tenter de faire émerger des consensus entre les 28 pays et entre groupes politiques. « La Commission sait que pour qu’un de ses textes ait une chance d’être validé au Parlement et au Conseil, elle doit consulter largement », selon Jean-François Pons, qui travaille pour la Fédération bancaire française, à Bruxelles. « Sans les lobbies, on ferait des bêtises, ils nous permettent de prendre la température des attentes des uns et des autres », témoigne un fonctionnaire de la Commission. Qui, sans rire, regrette que les ONG aillent toujours voir les mêmes, à la direction générale environnement. « Ils devraient aussi frapper à la porte des autres administrations. Ce serait enrichissant pour tout le monde ! »
Pour Benoit Le Bret, avocat chez Gide Loyrette Nouel, ancien chef de cabinet du commissaire Jacques Barrot, « la France vit sur ce mythe selon lequel l’intérêt général ne peut être défendu que par les fonctionnaires et certains corporatismes censés être plus légitimes que d’autres. A Bruxelles, la prise de décision se fait sur le mode du compromis itératif, avec, dans le jeu, le lobbying à visage découvert. C’est beaucoup plus démocratique. »
Besoin de règlementation
On l’aura compris : à Bruxelles, la caricature du lobby forcément nuisible énerve. Mais personne ne nie qu’ils auraient besoin d’être davantage réglementés. Et que le nouveau registre de transparence n’y suffira sûrement pas. Un groupe d’ONG, dont CEO, l’a décortiqué ces derniers jours. Son constat est sévère : les changements apportés sont jugés « minimes » et « ne résoudront pas les problèmes fondamentaux ». Parmi les manques, le fait que de gros lobbies comme la City de Londres, Electrabel ou Walmart n’y figurent pas.
Les associations LobbyControl, CEO et Friends of the Earth Europe devaient d’ailleurs, mardi, annoncer qu’elles portent plainte auprès du secrétariat du registre contre Goldman Sachs pour avoir déclaré moins de 50 000 euros de dépenses de lobbying en 2013, alors qu’elles estiment que c’est bien davantage. « C’est un test pour voir si la Commission Juncker aura plus de volonté que la Commission Barroso pour faire respecter les principes du registre », selon Olivier Hoedeman, de CEO.
Code de conduite
Au-delà du registre, d’autres failles sont identifiées. Au Parlement, par exemple. Les lobbies doivent porter un badge pour entrer mais les eurodéputés peuvent frayer avec eux comme bon leur semble, idem pour leurs attachés parlementaires, sans avoir à en faire la publicité. En 2011, deux journalistes du Sunday Times se faisant passer pour des lobbiystes avaient réussi à corrompre quatre eurodéputés en échange de leur soutien à certains amendements…
Depuis, le Parlement a mis en place un code de conduite. Les eurodéputés présentent, en début de mandat, une déclaration d’intérêts financiers. Les cadeaux dépassant 150 euros doivent être refusés. Un « comité consultatif » a été institué. Il peut être saisi en cas de non-respect du code. Il l’a été récemment, dans le cas de Jean-Luc Schaffhauser, eurodéputé FN, artisan du prêt de 9 millions d’euros de son parti auprès d’une banque russe, dont la déclaration d’intérêts financiers aurait été lacunaire. Le comité, qui n’a pas de pouvoirs d’enquête, n’a rien trouvé à redire.
Assainir les relations entre lobbies et institutions
Les soupçons de permissivité n’épargnent pas la Commission. Ainsi l’affaire du « Dalligate », toujours pas élucidée. Il s’agit du limogeage, en 2012, par le président Manuel Barroso de son commissaire à la santé, le Maltais John Dalli, mis en cause dans une affaire de corruption par l’industrie du tabac. Ce dernier dénonce aujourd’hui un complot fomenté par le cigarettier Philip Morris pour faire échouer son projet de directive sur le tabac. L’ex-commissaire a saisi la Cour de justice de l’Union européenne, à Luxembourg. Les ONG pointent aussi le problème, jugé sérieux, des « revolving doors », ces portes tournantes qu’empruntent d’anciens de la Commission pour émarger dans le privé. Des pantouflages jugés peu ou pas assez encadrés.
Que faire pour assainir davantage ces relations entre lobbies et institutions ? La réponse n’est pas simple. Des eurodéputés militent pour que la Commission propose un texte législatif, seul moyen de pouvoir imposer des sanctions à ceux qui violent les codes de bonne conduite. La Commission, elle, voudrait rendre le registre obligatoire, ce qui contraindrait les eurodéputés à publier leur agenda comme les commissaires.
Certains, comme l’élue du Parti pirate (qui milite pour le téléchargement gratuit) Julia Reda, ont devancé l’appel : elle a créé un site Web rien que pour tenir le compte des rendez-vous pris pour préparer son rapport sur le copyright. Franchement « too much » pour beaucoup de collègues. « La transparence, c’est bien joli, mais cela a des limites. On ne peut pas non plus empêcher untel de prendre une bière avec untel après le travail. Ou de coucher avec unetelle. A un moment, cela relève de l’intégrité des uns et des autres » relève, réaliste, un fonctionnaire de la commission.