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approfondissement dossier 1


Progrès technique, productivité et prospérité dans les pays développés

Le constat est unanime, toutes les statistiques sur le sujet convergent dans le même sens, la croissance de la productivité connaît, ces dernières décennies, un net ralentissement dans l’ensemble des pays développés, et tout particulièrement en Europe.
 

Le constat est unanime, toutes les statistiques sur le sujet convergent dans le même sens, la croissance de la productivité connaît, ces dernières décennies, un net ralentissement dans l’ensemble des pays développés, et tout particulièrement en Europe. Une telle évolution structurelle ne peut manquer d’interpeller sur plusieurs questions pour lesquelles les économistes sont loin d’apporter des réponses consensuelles : doit-on y voir un certain essoufflement du progrès technique ? Laisse-t-elle présager d’un ralentissement durable de la croissance économique ? Doit-on s’en inquiéter ou au contraire s’en réjouir ?

Un constat empirique sans appel. Pour mesurer l’efficacité productive des facteurs de production, le travail et le capital, les économistes utilisent, soit les productivités apparentes du travail et du capital, calculées séparément, soit la productivité globale des facteurs (PGF), appelée également productivité multifactorielle par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les premières rapportent le flux de richesses créées - la valeur ajoutée brute (VAB) au niveau de l’entreprise ou le produit intérieur brut (PIB) si l’on raisonne pour l’ensemble de l’économie - à la quantité utilisée du facteur dont on veut mesurer l‘efficacité productive. Ainsi, la productivité du travail horaire divise la VAB par la quantité d’heures travaillées, tandis que la productivité du capital est le rapport entre la VAB et la valeur monétaire du stock de capital fixe utilisé - machines, bâtiments, etc. Le flux de richesses créées étant le résultat de la combinaison des deux facteurs de production, il est néanmoins plus légitime de le rapporter à l’ensemble de la dépense en facteurs travail et capital fixe réalisée à l’occasion du processus de production, pour obtenir la productivité globale des facteurs. Selon des données séculaires empruntées aux analyses de Gilbert Cette (1), économiste à la Banque de France, on constate, à partir du tableau ci-joint, que le ralentissement de la croissance de la PGF s’inscrit fondamentalement dans une tendance de long terme amorcée, pour la plupart des pays développés, à partir du milieu des années 70, succédant ainsi à la croissance soutenue enregistrée lors de la période des « Trente Glorieuses » (1945-1975). On remarque également qu’à partir du début de la crise financière, en 2007-2008, le phénomène s’accentue, à l’exception de l’Espagne, avec une PGF qui s’oriente même à la baisse pour un certain temps nombre de pays européens, dont la France.   



Un progrès technique en panne ?  C’est une première question qui découle très logiquement du constat précédent, dans la mesure où les économistes mesurent le progrès technique à partir de la croissance de la PGF. Plus précisément, celui-ci est défini par l’ensemble des innovations entraînant des changements significatifs dans le processus de production, étant entendu qu’une innovation est la mise en œuvre dans la sphère productive d’une invention, elle-même envisagée comme une découverte scientifique ou technique. En conséquence, l’innovation procède de l’invention, mais l’invention ne se transforme pas systématiquement en innovation ou pas toujours immédiatement - pensez à la machine à écrire inventée en 1714 en Angleterre, mais seulement commercialisée à la fin du XIXè siècle !

 

Cette dernière distinction étant faite, le progrès technique peut alors être étudié à travers la typologie classique distinguant trois grands types d’innovations : les innovations de processus (dites aussi de process) impactant les méthodes de production (comme par exemple la robotisation) ou de distribution (comme l‘e-commerce), les innovations organisationnelles affectant l’organisation du travail (comme le toyotisme), ou les innovations de produit consistant en l’apparition de nouveaux produits (comme votre portable) ou l’amélioration de la qualité des produits existants (la dernière version de votre iPhone). La thèse d’un progrès technique, ainsi défini, qui s’essouffle, est notamment avancée par le généticien moléculaire hollandais Jan Vijg qui, dans un ouvrage majeur (2), met au point un indicateur d’intensité de l’innovation. Celui-ci est construit à partir d’une liste de plus de 300 innovations dites de rupture qui ont jalonné l’histoire depuis le début du XIXè siècle. Comme le met en évidence le graphique ci-après, à partir des années 70, c’est-à-dire aux commencements de la troisième révolution industrielle liée à l’informatique et aux  nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), l’intensité de l’innovation ne cesse de diminuer, après une progression séculaire remarquable depuis 1800.

 

 

Selon ce scientifique, le temps d’une fréquence élevée de grandes innovations, bouleversant radicalement nos modes de vie et impactant significativement la productivité, serait derrière nous. L’humanité aurait en quelque sorte cueilli les premiers grands fruits les plus facilement accessibles de l’innovation de son histoire, si bien qu’il est maintenant de plus en plus difficile d’apporter des innovations radicales, l’essentiel des innovations étant des innovations mineures. Une dynamique de l‘épuisement qui ne peut que s’accentuer dans l’avenir, selon J.Vijg, pour trois raisons principales : une demande sociale croissante de normes réglementaires bridant la propension à l’invention, un esprit entrepreneurial avide d’une profitabilité à court terme peu favorable aux innovations de rupture, et  une moindre incitation à investir des États dans la recherche d’innovations radicales stratégiques en termes de défense car, nous serions, selon l’auteur, dans un monde de plus en plus pacifié.

Le point de vue de la raréfaction de l’innovation de rupture se retrouve également sous une autre plume percutante, celle de l’économiste Robert Gordon.  Selon une argumentation centrale assez proche de celle de J.Vijg, l’économiste américain considère que « l’innovation depuis 2000 est centrée sur le loisir et la consommation, mais ne change pas fondamentalement la productivité du travail ou le mode de vie, comme la lumière électrique, l’automobile ou l’eau courante l’ont fait » (3). Plus précisément, selon R. Gordon, les deux premières révolutions industrielles, s’étalant du milieu du XVIIIè siècle jusqu’au milieu du XXè siècle, ont impacté fondamentalement dans des proportions importantes notre capacité à produire plus efficacement, et ces gains extraordinaires pour l’humanité ne pourraient se produire qu’une seule fois, ne laissant donc place ultérieurement qu’à des améliorations marginales. 

 

Aussi séduisante soit-elle, cette thèse de l’épuisement de l’innovation ne fait pas l’unanimité. En particulier, à l’opposé de cette approche, deux experts américains des NTIC, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (4) sont persuadés du contraire. Selon eux, nous ne serions qu’à l’aube d’une révolution technologique extraordinaire, aux effets très importants sur la dynamique de l’innovation tout entière, car la révolution digitale nous permet de démultiplier de plus en plus vite notre capital intellectuel qui est le nerf de l’innovation le plus sensible. La capacité d’innovation deviendrait donc exponentielle au cours du temps, et il en sera ainsi également des effets de cette nouvelle révolution industrielle sur tout le système économique et la société. Cette thèse de la montée en puissance des effets de la révolution des NTIC permet alors à nos deux experts de rester sereins face aux résultats empiriques qui montrent que,  jusqu’à présent, ces effets sont plutôt restés limités en termes d’impact sur les gains de productivité (cas des États-Unis selon Robert Gordon, en tout cas des effets jouant sur une période très courte d’à peine dix ans à partir du milieu des années 90) sinon inexistants (cas de la zone euro, selon les travaux de l’économiste Patrick Artus).          

Toujours dans le cadre des tentatives d’explication du ralentissement tendanciel des gains de productivité, d’autres argumentations fructueuses complémentaires ou alternatives à la thèse de la panne de l’innovation ont été apportées ces dernières années. Faisons tout d’abord référence aux travaux de l’économiste américain William Baumol (5) rappelant, en particulier, qu’avec le glissement des emplois de l’industrie vers le tertiaire - avec des gains de productivité globalement moins importants dans les services que dans l’industrie -, la productivité du travail de l’ensemble de l ‘économie, moyenne pondérée des productivités sectorielles, est condamnée à croître plus modérément. Mais, il considère tout aussi légitimement que, sur ce point particulier, se pose un  problème délicat de mesure des gains de productivité, entraînant très certainement une sous-estimation du gain réel des NTIC en termes d’efficacité productive des facteurs de  production. Pour ce faire, il prend l’exemple de la conception des logiciels, une activité de service à fort contenu intellectuel mobilisant essentiellement du travail, donc à faible productivité du travail, mais qui permet d’augmenter de façon importante la productivité des entreprises industrielles utilisant ces logiciels. La contribution des activités de conception de logiciels aux gains de productivité de l’ensemble de l’économie, est donc beaucoup plus importante que celle mesurée directement par la seule productivité dans cette activité tertiaire. En d’autres termes, pour  mieux mesurer l’apport de chaque activité en termes de gains de productivité, il faudrait également compter sa contribution indirecte. 

Pour comprendre les origines du ralentissement des gains de productivité, il nous faut également évoquer deux autres éclairages concernant les conséquences négatives de la dynamique même du capitalisme patrimonial et financier, à l‘œuvre depuis plus d’une trentaine d’années. D‘une part, plusieurs études empiriques récentes établissent, sans équivoque, les effets négatifs de la financiarisation des économies sur l’évolution de la productivité à long terme. Comme le montrent très bien les économistes de la Banque des règlements internationaux (6), au-delà d’un certain seuil, la financiarisation de l’économie devient prédatrice pour l’économie réelle, en particulier par la captation excessive, au détriment des secteurs de l’économie réelle, des ressources disponibles en capital humain qualifié ou des capitaux destinés traditionnellement au financement des investissements productifs, d’où un impact négatif sur les gains de productivité. D’autre part, en lien avec l’autre dynamique qui a accompagné cette financiarisation excessive, la progression des inégalités dans les pays développés ne peut avoir que des retombées négatives sur la qualité du capital humain, et de fait, contribue très certainement au ralentissement du rythme des gains de productivité du travail. Les études empiriques les plus récentes de l’OCDE montrent bien, à cet égard, l’impact de la dynamique inégalitaire dans les pays développés en termes de paupérisation absolue et relative des classes laborieuses et moyennes, entraînant un accès de en plus en plus difficile pour les plus défavorisés aux dispositifs de formation et de soins. Et c’est donc très logiquement dans les pays où le déterminisme social de la réussite scolaire est le plus fort et où les inégalités de santé sont les plus vives, que l’on peut raisonnablement supposer que le manque à gagner en termes de progression de la productivité est le plus élevé. A titre d’illustration, cet élément explicatif n‘est certainement pas sans lien avec le décrochage d’évolution des gains de productivité entre la France et les pays scandinaves depuis le début de la décennie 2000. Alors que la productivité globale des facteurs progresse de façon comparable en France et en Suède, durant la décennie 1990-2000, avec respectivement une hausse en moyenne annuelle de 0,5 % et 0,7 %, elle baisse en France en moyenne chaque année de 0,3 % durant la période 2000-2013, alors qu’elle poursuit en Suède sa progression, certes plus modérée, au rythme annuel moyen de 0,5 % (7). 

Enfin, même si les études empiriques directes sur le sujet manquent encore cruellement, il n’est pas déraisonnable d’accorder une part de responsabilité, dans l’explication du phénomène, aux évolutions observées, depuis une trentaine d’années, sur les marchés du travail dans les pays développés. A commencer par le développement du chômage de masse entraînant une paupérisation accrue des classes laborieuses, avec, dans certains pays, un accompagnement très insuffisant des chômeurs de longue durée en termes de formation, comme c’est le cas en France. Autant de compétences professionnelles humaines inutilisées ou qu’une collectivité laisse se détériorer au fil du temps, avec en final un énorme « gâchis » humain affaiblissant nécessairement la dynamique de long terme de la productivité. La précarisation de l’emploi, induite des politiques de flexibilisation du  marché du travail, a également très certainement agi sur cette dynamique. Les mécanismes à l’œuvre tiennent essentiellement à l’effet détériorant, sur la qualité du capital humain, du développement de la précarité des conditions de vie d‘une part croissante des salariés, en particulier avec le retour des travailleurs pauvres ( les working poor). Par ailleurs, on sait que la pression à la baisse exercée sur les salaires par la multiplication des emplois temporaires et du travail à temps partiel, pèse sur la motivation des salariés et qu’elle est désincitative du point de vue de l’innovation, ce qui freine encore plus l’élévation de la productivité. On peut aussi faire appel dans les explications à des éléments tenant à l’appréciation subjective du bien-être, en considérant que le bien-être ne peut que se détériorer avec la précarisation de l‘emploi, en mettant les salariés dans une situation d‘insécurité sociale permanente. Or, une étude récente (8) sur les pays européens a notamment montré que le sentiment subjectif du bonheur était un déterminant positif de la productivité du travail - autrement dit, lorsque le bien-être ressenti diminue, les gains de productivité baissent également, et inversement -, et que cette causalité (non réciproque !) était en particulier plus sensible en France, relativement aux autres pays. De ce point de vue là, à long terme, la précarité de l’emploi joue donc très probablement aussi, dans une certaine mesure (à déterminer !), contre la productivité du travail.                        

Le début de la fin de la croissance ?  L’excellente corrélation positive entre gains de productivité du travail par tête et croissance du PIB par habitant, comme le suggère le graphique ci-dessous pour l‘économie française de 1950 à 2014 - emprunté aux travaux du brillantissime économiste français Jean Gadrey (9) -, plaide, sans ambiguïté, pour une décélération durable et simultanée des rythmes de la croissance économique et des gains de productivité. 
 


Par ces tendances de long terme, on saisit mieux la thèse selon laquelle les «Trente Glorieuses » n’auraient représenté qu’un court épisode exceptionnel dans l’histoire économique des pays développés. Dans ces conditions, même si les responsables politiques de la zone euro décidaient de sortir rapidement de la logique austéritaire pour dynamiser la croissance, on comprend aisément, au regard de ces évolutions de long terme, que l’économie française ne retrouverait pas probablement un sentier de croissance économique durablement élevé. La très bonne qualité de la corrélation ainsi observée n’est pas étrangère, bien sûr, au fait qu’une telle liaison statistique recouvre en réalité une causalité réciproque, correctement explorée par l’analyse économique usuelle. En effet, l’amélioration de l’efficacité productive du travail dynamise la croissance et, par un effet rétroactif, celle-ci impacte en retour positivement la productivité via le progrès technique, d’où un cercle vertueux, celui-là même qui a caractérisé les « Trente Glorieuses » en permettant l’articulation nécessaire entre production et consommation de masse. Le schéma fourni ci-après présente les principaux mécanismes qui régissent cette relation d’interdépendance entre progrès technique, gains de productivité du travail et croissance. 

 

 


A durée du travail constante, les gains de productivité permettent une réduction du coût de production unitaire (rapport entre le coût total de production et le volume de production) qui peut être répercutée selon trois modalités pouvant se combiner entre elles : la baisse des prix des produits, la hausse des salaires ou l’augmentation des profit unitaires. Les deux premières modalités se traduisent par une progression du pouvoir d’achat et donc de la consommation des ménages, tandis que la troisième favorise l’investissement des entreprises, d’où un dynamisme accru de la demande, lui-même renforcé par la hausse des dépenses publiques elle-même induite par des prélèvements obligatoires accrus (en raison ,en particulier, de la hausse des salaires et des profits). La demande globale est par ailleurs stimulée par l’augmentation des exportations, compte tenu d’une meilleure compétitivité-prix.

 

Enfin, conformément aux théories de la croissance endogène (10), la croissance économique induite par les gains de productivité va produire à son tour du progrès technique, grâce, en particulier, aux externalités positives des dépenses publiques dans les domaines de l’éducation nationale, de la santé et de la Recherche-Développement, des dépenses publiques agissant positivement sur la qualité du capital humain si déterminante pour le progrès technique, au même titre que l’importance des efforts en Recherche-Développement. Une telle dynamique réciproque vertueuse n’est peut-être pas encore amenée à disparaître dans les pays développés, tant il est vrai que la transition écologique, aujourd’hui indispensable pour sauver la planète Terre, peut redonner un peu de souffle aux gains de productivité et à une croissance qui se voudrait «verte » et donc peut-être soutenable (?). Néanmoins, n’en déplaise à  nos productivistes, de droite comme de gauche, de l’avis de la plupart des experts, il ne faut pas attendre non plus de cette transition écologique un rebond extraordinaire et surtout durable des gains de productivité. Le scénario selon lequel elle ne ferait que repousser, très temporairement, l’échéance d’une progression tendancielle faible de la productivité du travail, apparaît d’ailleurs d’autant plus crédible que les effets de diffusion du progrès technique, à l’image de ceux qu’on a pu observer avec les NTIC, semblent de plus en plus rapides dans le temps. A cet égard, les attentes de nos productivistes d’un retour d’une croissance durable suffisante pour solutionner le problème du chômage de masse,  relèvent donc plus de l’incantation que de l’analyse économique, surtout lorsque dans le même temps, en situation de responsabilités politiques, ils tardent et/ou ne se donnent pas les moyens en termes de politique économique pour engager une transition écologique ambitieuse. C’est notamment le cas en France avec la loi relative à « la transition énergétique pour la croissance verte », adoptée cet été qui, certes, va dans le bon sens, mais manque terriblement d’ambition en termes de décarbonisation de la croissance, par rapport à l’ampleur des défis à relever.   
       

Espoir ou désespoir ?  Dans l’un de ses ouvrages centraux, « Capitalisme, socialisme et démocratie » (1943), Joseph Alois Schumpeter (1883-1950), économiste hétérodoxe autrichien, définissait l’innovation comme « l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste ». C’est dire le rôle clé qu’il attribuait au progrès technique dans la dynamique de long terme du capitalisme, ajoutant que ce progrès technique est à l’origine d’un formidable processus de « destruction créatrice » : les innovations, en générant de nouvelles activités et nouveaux emplois, rendent obsolètes les éléments anciens du système productif, d’où la disparition de certaines activités et des emplois qui leur sont liés, mais avec un solde positif sur les moyen et long termes entre les créations d’emplois et les destructions d’emplois. On peut reformuler le raisonnement macroéconomique en des termes analytiquement plus quantifiables, en partant de la décomposition algébrique du PIB comme le produit de la productivité apparente du travail  par tête et de la population active occupée (11). Ainsi, à court terme, emploi et productivité s’opposent, les gains de productivité induits de l’innovation jouent contre l’emploi. Pour faire simple, la machine remplace l’homme, et même s’il faut du travail pour produire les nouvelles machines, le progrès technique est destructeur net d’emplois car la croissance du PIB est inférieure à celle de la productivité. Pour autant, à moyen et long termes, les gains de productivité génèrent les effets vertueux déjà exposés (cf. schéma précédent), provoquant une croissance du PIB supérieure à celle de la productivité, d’où une progression de l’emploi. En final, les deux derniers siècles, depuis la première révolution industrielle, plaident en faveur de cette « destruction créatrice », puisque le progrès technique s’est accompagné à long terme de créations nettes d’emplois positives. Pour autant, il serait incomplet de ne pas souligner que ce processus a toujours un coût social, car les emplois créés sont toujours plus qualifiés que les emplois détruits, et n’interviennent pas toujours dans les mêmes régions que ces derniers, de telle sorte que la « destruction créatrice » suppose des mobilités professionnelle et géographique que les pouvoirs publics doivent pouvoir favoriser et accompagner.   

Si l’on devait en rester là dans l‘analyse, en s’en remettant au déterminisme technologique schumpetérien et au discours productiviste croissanciste qui le sous-tend, nous aurions alors toutes les raisons d’être grandement pessimistes pour l’avenir, d’autant plus si l’on retient la thèse de l’épuisement de l’innovation comme élément important pour expliquer l’affaiblissement durable des gains de productivité. La « destruction créatrice » se transformerait alors inexorablement, dans les décennies à venir, en « destruction destructrice », car les créations d’emplois induits par la croissance économique ne compenseraient plus les destructions d’emplois initiales, d‘où la permanence d‘un chômage de masse alimenté régulièrement par un chômage technologique et, dans un contexte de vieillissement démographique, des difficultés croissantes de financement de la protection sociale face auxquelles les responsables politiques pourraient bien être tentés de déshabiller toujours un peu plus l‘État-providence. Ce scénario du pire pour nos sociétés modernes, déjà malades d’un chômage de masse et d’un niveau d’inégalités aussi insupportable socialement que dangereux pour la démocratie, ne pourrait que renforcer les dynamiques à l’œuvre depuis plus de trente ans, à savoir l’aggravation des inégalités économiques et sociales, la paupérisation des plus fragiles et le délitement du lien social. Cette conjecture pessimiste risque fort bien de devenir réalité si les sociétés d’opulence n’apportent pas des réorientations et transformations profondes au modèle « libéral-productiviste » qu’elles ont hérité, il y a maintenant plus de deux siècles, avec la première révolution industrielle.

 

Certes, un modèle dans lequel les gains de productivité ont pu être libérateurs, en permettant une amélioration significative des conditions d‘existence grâce à la hausse du niveau de vie, la réduction du temps de travail et la prise en charge collective de certains besoins fondamentaux via la protection sociale, mais aussi en participant à la réduction des inégalités par leur partage. Mais fondamentalement un modèle qui ne pense la prospérité qu‘à travers l’accumulation matérielle, le primat du « produire toujours plus » sur la qualité et le respect des biens communs, et dès lors condamné à la course permanente aux gains de productivité et à la croissance économique. Et donc, aujourd’hui, un modèle nécessairement à bout de souffle, car insoutenable écologiquement en raison de ses dégâts collatéraux environnementaux (émissions de gaz à effet de serre et réchauffement climatique, déforestation, réduction de la biodiversité etc.), surtout lorsqu‘il fonctionne « à pleins gaz ». Insoutenable aussi économiquement et socialement du fait de son incapacité à organiser la prospérité (étymologiquement parlant « rendre heureux », du latin prosperare) sans le levier des gains de productivité, ne pouvant dès lors que creuser les inégalités et produire du chômage de masse lorsque ce levier ne répond plus. Sans parler du découplage que l’on observe dans les pays développés, dès les années 60, entre la hausse du PIB par habitant et d’autres indicateurs de bien-être - mesuré objectivement ou ressenti subjectivement -, témoignant des limites, à partir d’un certain stade d’accumulation des richesses, de la croissance économique comme réponse à l’exigence légitime de prospérité (12). En final, un modèle ne pouvant plus qu’offrir enrichissement insolent pour quelques-uns, et désenchantement permanent pour le plus grand nombre.   

Une prospérité sans croissance ?  D’une certaine façon, on pourrait presque se réjouir de la panne durable du moteur des gains de productivité, si les responsables politiques aux commandes s’en saisissaient pour, sans plus attendre, en tirer tous les enseignements et agir du seul point de vue de l’intérêt général, et rompre avec les logiques inégalitaires et destructrices du modèle « libéral-productiviste ». Or, c’est encore de très loin le cas dans bon nombre de pays développés, notamment la France, où le productivisme croissanciste fait toujours de la résistance, notamment dans le discours politique de ses gouvernants, pour le plus grand malheur des chômeurs, des victimes des inégalités grandissantes et de l’environnement. Et pourtant, comme l’envisagent des économistes comme Jean Gadrey ou Tim Jackson dans des contributions majeures (13), le changement de paradigme, pour faire advenir une prospérité sans croissance, est autant crédible que souhaitable. Il impose une transition à la fois écologique, sociale et politique, impliquant tous les acteurs de la vie économique, et mettant en mouvement des transformations profondes aux niveaux des modes de production et de consommation ainsi que des modalités de répartition des richesses.

 

Au préalable, il faut tout d’abord se rendre à l’évidence que les gains de productivité, tels qu’ils sont aujourd‘hui définis et mesurés, représentent un concept devenu obsolète, comme le souligne très bien Jean Gadrey, pour au moins deux raisons principales (14). En effet, de nos jours, dans les pays développés, les activités tertiaires occupent plus des trois quart de l’emploi. Or, dans bon nombre de ces services (santé, enseignement, services aux personnes âgées, etc.), l’augmentation de la productivité, comme mesurée actuellement, et l’amélioration de la qualité de la production sont tout simplement incompatibles, car celle-ci, et à travers elle la progression de l’utilité sociale des services produits, passe par l’enrichissement du contenu et une plus grande intensité des relations humaines, et non par une substitution du capital au travail, n’en déplaise aux « technoptimistes » de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Par ailleurs, ces gains de productivité du travail font l’impasse, comme pour l’évaluation du PIB, sur les externalités environnementales négatives qu’ils génèrent (coût carbone de la production, épuisement des ressources naturelles non renouvelables, etc.). Bref, ce succinct détour méthodologique nous montre ô combien le changement de paradigme passe aussi par la fin de l’hégémonie d’un concept, à l’interprétation altérée et inadaptée aux enjeux actuels de sociétés tout à la fois d‘abondance, prédatrices de leur environnement, et bien en panne de « prospérité » …..au sens étymologique du terme !    

Les chemins de la prospérité sans croissance sont multiples et complémentaires.

             - Côté modes de production et de consommation, il s’agit d‘encourager et développer, en autres choses : l’économie de la fonctionnalité, l’éco-conception, l’économie circulaire, la lutte contre l’obsolescence programmée, l’agro-écologie de proximité, les systèmes d’échanges locaux, la consommation citoyenne, la mutualisation des biens de consommation dans le cadre de l’économie collaborative privilégiant chez le consommateur l’usage des biens à leur possession (location ou partage des biens), le marché des produits d’occasion, la réparation, le recyclage, etc.

            - Côté répartition des richesses, le chemin est celui d’un partage plus équitable du travail et de l’ensemble des revenus. La réduction du temps de travail (RTT) est une tendance historique indéniable et observable dans l’ensemble des pays développés. Ainsi, en France, la durée du travail a été divisée par deux depuis la fin du XIXè siècle, grâce en partie à l‘affectation d’une part des gains de productivité à la RTT.

 

Mais l’affaiblissement historique des gains de productivité du travail, dont il a été question tout au long de cette réflexion, n’interdit nullement la poursuite de la RTT ; bien au contraire, puisque c’est en grippant le processus de croissance économique, qu’il la rend plus que jamais nécessaire pour limiter les suppressions d’emplois, grâce au partage du travail disponible que rend possible la RTT. Ainsi, en France, même les plus grands détracteurs des 35 heures, adoptées par les lois Aubry en 1998 et 2000, ne peuvent contester les effets globalement bénéfiques de la réforme en termes de créations nettes d’emplois et de lutte contre le chômage (15). Avec plus de six millions de chômeurs - ensemble des demandeurs d’emplois recensés à Pôle emploi, toutes catégories confondues - que compte aujourd’hui la société française, la poursuite du mouvement historique de la RTT n’est plus seulement un impératif économique mais devient aussi une question éthique. Par ailleurs, cette RTT s’inscrit dans un projet global de société mettant l’économie au service de l’humain - et non plus l’inverse - où le partage du travail devient émancipateur pour tous, en permettant à chacun de disposer d’un travail rémunéré dignement et de disposer de plus de temps pour la participation citoyenne démocratique, militante et associative. A contre-courant des tendances en cours engagées dans la plupart des pays développés, depuis les années 80, sous la houlette des gouvernements néolibéraux, le partage plus équitable doit aussi porter sur l’ensemble des revenus, grâce notamment à une meilleure redistribution verticale et horizontale, ce qui signifie un renforcement de la protection sociale en relevant notamment les minima sociaux, mais surtout une taxation accrue sur les revenus et patrimoines des catégories sociales les plus aisées ainsi que sur les profits des grandes entreprises - d‘où tout l‘enjeu d‘une harmonisation fiscale en Europe et de la chasse aux paradis fiscaux ! Ce partage plus juste des revenus passe également par le développement de l’économie sociale et solidaire, permettant une répartition plus équitable, entre le travail et le capital, des revenus primaires des facteurs de production. Enfin, selon la plupart de ses promoteurs, le dernier volet important de ce modèle alternatif, sans lequel l’investissement ne peut  réellement servir une prospérité transgénérationnelle sans croissance, relève du domaine monétaire : la monnaie doit redevenir un bien commun, ce qui implique sa socialisation ainsi que celle du système financier ; sinon, pour reprendre l’expression de Jean Gadrey, c’est la loi de la « valeur pour l’actionnaire » qui règne en maître dans la gestion courante et à long terme des affaires privées des hommes.  Sans épargner non plus, « parfois », la gestion des affaires publiques dans le modèle « libéral-productiviste ».

 

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(1) Gilbert Cette, « Croissance de la productivité : quelles perspectives pour la France ? », 2013, France Stratégie.

(2) Jan Vijg, « The American Technological Challenge. Stagnation and Decline in the 21st Century »,  Algora, 2011.

(3) Robert Gordon, « Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering Innovation Confronts the Six Headlines » , août 2012, NBER Working Paper N°18315. 
 Lien Internet : http://www.nber.org/papers/w18315

(4) Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, « The Second Machine Age. Work, progress and Prosperity in a Time of Brillant Technologies », W.W. Norton, 2014. 

(5) William Baumol, « The Cost Disease : Why Computers Get Cheaper and Health Care Doesn't », Yale University Press, 2012.

(6) Stephen G Cecchetti et Enisse Kharroubi, « Reassessing the impact of finance on growth », juillet 2012, BIS Working Papers N°381. 
Lien Internet, pour une présentation rapide des principaux résultats : 
http://blogs.mediapart.fr/blog/yves-besancon/160613/lorsque-la-finance-gangrene-la-productivite

(7) Source : The conference board, Total Economy. Database, janvier 2014.

(8) Charles Henri DiMaria, Chiara Peroni et Francesco Sarracino, « Happiness matters : the role of well-being in productivity », juin 2014, MPRA.
Accès Internet : https://mpra.ub.uni-muenchen.de/56983/1/MPRA_paper_56983.pdf

(9) Graphique extrait du blog que tient Jean Gadrey sur le site d’Alternatives Économiques.
Lien Internet : 
http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2015/06/29/effondrement-historique-des-gains-de-productivite-une-bonne-nouvelle%E2%80%A6-sous-certaines-conditions/

(10) Sur les théories de la croissance, et en particulier les nouvelles approches en termes de croissance endogène, on pourra utilement consulter, de Dominique Guellec et Pierre Ralle, l’ouvrage suivant court, assez complet et pédagogique :
« Les nouvelles théories de la croissance », 5ième édition, collection Repères, Éditions La Découverte, 2003. 

(11) Si on note N la population active occupée, alors PIB = (PIB/N)*N. Le PIB est donc le produit de la productivité apparente du travail par tête (PIB/N) et du niveau de l’emploi (N).
A partir de cette relation algébrique élémentaire, il est alors possible d’en déduire l’égalité suivante :
Variation en % de l’emploi = variation en % du PIB - variation en % de la productivité du travail.
En conséquence, si les gains de productivité en % sont supérieurs à la croissance économique, l’emploi diminue, et inversement.

(12) Sur le sujet, on pourra consulter l’article suivant :
Yves Besançon, « L’hégémonie anachronique du PIB », septembre 2013, revue Idées du Centre national de documentation pédagogique (CNDP).

(13)  Jean Gadrey, « Adieu la croissance » , Les Petits matins, 2010 (édition améliorée en 2012).
Tim Jackson, « Prospérité sans croissance » , De Boeck, 2010.

(14) Jean Gadrey, « Comment penser une « prospérité sans croissance » ? », 2014, Les Possibles, N°3. 

(15) A Lire absolument, s’il en est besoin, le rapport parlementaire sur « l’impact sociétal, social, économique et financier des 35 heures », (décembre 2014).
Lien Internet : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-enq/r2436.asp
Pour un résumé rapide du rapport : 
http://blogs.mediapart.fr/blog/yves-besancon/141214/le-rapport-parlementaire-de-la-verite-sur-les-35-heures

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Article publié dans la revue Idées du Centre national de documentation pédagogique (CNDP), n°183, mars 2016.


05/09/2017
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LA THÉORIE DU CAPITAL HUMAIN DE GARY BECKER

Gary Becker a placé l’humain au cœur de l’économie, et insisté sur le rôle de l’investissement dans le capital humain, en particulier l'éducation. Retour sur un concept économique majeur.

La théorie du capital humain de Gary Becker

The Economist

Pourquoi les familles ont-elles moins d’enfants dans les pays riches ? Pourquoi les entreprises des pays pauvres offrent-elles souvent des repas à leurs salariés ? Pourquoi chaque nouvelle génération passe-t-elle plus de temps sur les bancs de l’école que les précédentes ? Pourquoi le salaire des travailleurs très qualifiés a-t-il augmenté alors même qu’ils étaient toujours plus nombreux ? Pourquoi les universités devraient-elles prélever des frais de scolarité ?

Voilà un éventail incroyablement large de questions. Certaines réponses paraissent intuitives, d’autres plus troublantes. Pour Gary Becker, cet économiste américain décédé en 2014, un fil rouge reliait toutes ces questions entre elles : le capital humain.

“Tout comme l’investissement dans le capital technique peut être payant pour une entreprise, l’investissement dans le capital humain s’avère aussi payant pour les individus”

En termes simples, le capital humain désigne les aptitudes et les talents qui rendent les individus productifs. Le savoir en est la composante essentielle, mais d’autres facteurs comptent aussi, du sens de la ponctualité jusqu’à l’état de santé. L’investissement dans le capital humain correspond donc principalement à l’éducation, mais intègre aussi d’autres éléments, comme par exemple la transmission de valeurs parentales, ou encore le régime alimentaire. Tout comme l’investissement dans le capital technique (qu’il s’agisse de construire une nouvelle usine ou de moderniser du matériel informatique) peut être payant pour une entreprise, l’investissement dans le capital humain s’avère aussi payant pour les individus. Les revenus des travailleurs instruits dépassent généralement ceux de la population générale.

Capital humain spécifique et générique

Tout cela peut sembler évident. Au XVIIIe siècle déjà, l’économiste Adam Smith avait remarqué que la production ne dépendait pas seulement de l’équipement et du terrain, mais aussi des aptitudes des travailleurs. Pourtant, avant que Gary Becker n’examine les rapports entre éducation et revenus dans les années 1950, peu d’attention était accordée au lien entre ces aptitudes et la théorie économique ou les politiques publiques.

Les économistes avaient au contraire pour habitude de concevoir le travail comme une masse indifférenciée de travailleurs, amalgamant travailleurs qualifiés et non qualifiés. Au point que certains sujets, comme la formation, étaient abordés sous un angle pessimiste. Arthur Pigou, l’économiste anglais auquel est attribuée la paternité du terme “capital humain”, anticipait une pénurie de travailleurs qualifiés : il prévoyait que les entreprises ne verraient pas d’intérêt à former leurs salariés à de nouvelles compétences, au risque qu’ils soient ensuite débauchés par leurs concurrents.

Après la Seconde guerre mondiale et la loi “GI Bill” finançant la formation des soldats démobilisés, l’éducation a commencé à attirer l’attention des économistes, parmi lesquels Gary Becker. Ses parents n’ayant jamais dépassé le collège, mais l’ayant abreuvé de discussions politiques dans son enfance, Gary Becker a voulu étudier la structure de la société. Les cours de Milton Friedman à l’Université de Chicago, où Gary Becker a obtenu son diplôme en 1955, lui ont permis de découvrir le pouvoir analytique de la théorie économique. Son doctorat en poche, Gary Becker, alors âgé d’environ 25 ans, a été recruté par le National Bureau of Economic Research pour travailler sur un projet consistant à calculer les retombées économiques de l’éducation. Ce qui semblait être une question simple l’a amené à réaliser que personne n’avait encore étoffé le concept de capital humain. Au cours des années suivantes, il a développé une théorie complète, susceptible de s’appliquer à tout type de domaine, et, assez vite, à des sujets généralement considérés comme étrangers à l’économie, telles que le mariage ou la fertilité.

Une des premières contributions de Gary Becker a consisté à distinguer le capital humain spécifique du capital humain générique. Le capital spécifique émerge quand les travailleurs acquièrent des connaissances directement liées à leur entreprise, par exemple sur la façon d’utiliser les logiciels propriétaires. Les entreprises financent volontiers ce type de formations, car elles ne sont pas transférables. Au contraire, comme Arthur Pigou l’a suggéré, les entreprises sont souvent réticentes à investir dans le capital humain générique : apprenez aux salariés à devenir de bons programmeurs de logiciels, et ils pourraient simplement quitter le navire pour rejoindre une entreprise offrant un meilleur salaire.

“Le capital spécifique émerge quand les travailleurs acquièrent des connaissances directement liées à leur entreprise, par exemple sur la façon d’utiliser les logiciels propriétaires”

Mais ce n’était que le début de son analyse. Gary Becker a remarqué que les individus acquéraient bien un capital humain générique, mais généralement à leurs propres frais, et non aux frais de leur employeur. C’est le cas à l’université, où les étudiants s’endettent pour financer leurs études avant d’entrer sur le marché du travail. C’est aussi vrai dans la plupart des secteurs : la faible rémunération des internes, des stagiaires et des salariés débutants est une façon de leur faire partager les coûts de leur rodage professionnel.

L’éducation et l’investissement dans le capital humain

Gary Becker a émis l’hypothèse que les individus calculeraient scrupuleusement combien investir dans leur propre capital humain. Ils compareraient les profits escomptés liés à différents choix de carrière et estimeraient le coût de l’éducation nécessaire pour entreprendre ces carrières, en prenant en compte le temps passé sur les bancs de l’école. Il savait que la réalité était beaucoup plus confuse, les décisions minées par l’incertitude et les motivations complexes, mais il a décrit son modèle comme “une façon économique de voir la vie”. Ses hypothèses simplificatrices, supposant des individus aux décisions rationnelles, ont posé les jalons d’une théorie élégante du capital humain, qu’il a exposée dans plusieurs articles fondateurs et dans un livre au début des années 1960.

“Les individus calculeraient scrupuleusement combien investir dans leur propre capital humain. Ils compareraient les profits escomptés liés à différents choix de carrière et estimeraient le coût de l’éducation nécessaire pour entreprendre ces carrières”

La théorie du capital humain a permis d’expliquer pourquoi les jeunes générations passaient de plus en plus de temps à s’instruire : l’allongement de l’espérance de vie a augmenté la rentabilité de l’éducation. Cette théorie a aussi éclairé les causes de la généralisation de l’éducation : les progrès technologiques ont accentué les avantages de l’acquisition de compétences, qui à leur tour ont nourri la demande d’éducation. Elle a montré que le sous-investissement en capital humain constituait un risque constant : étant donné la longue période nécessaire pour rentabiliser leurs études, les jeunes gens peuvent manquer de visibilité à long terme ; et les créanciers hésitent à les soutenir à cause de leur manque de garanties – car les attributs comme le savoir demeurent la propriété de celui qui les a acquis, contrairement aux biens physiques qui peuvent être saisis. Cette approche a aussi suggéré que la quantité d’emplois de qualité n’était pas limitée a priori, et que les emplois très rémunérateurs se multiplieraient à mesure que les économies produiraient plus de diplômés qualifiés, générant plus d’innovation.

La notion de capital humain pouvait aussi s’appliquer à des sujets qui dépassent les bénéfices de l’éducation au niveau individuel. Le concept de capital humain est une variable puissante pour expliquer pourquoi certains pays tiraient bien mieux que d’autres leur épingle du jeu : pour promouvoir la hausse des revenus à long terme, l’investissement massif dans l’éducation est une nécessité. La notion de capital humain a aussi éclairé les raisons pour lesquelles les entreprises des pays pauvres tendent à être plus paternalistes, dotées de dortoirs et de cantines : elles réalisent des gains de productivité immédiats grâce à des travailleurs reposés et bien nourris. Ce concept a également éclairé les causes de l’augmentation des effectifs de femmes en études de droit, de finance et de sciences depuis les années 1950 : l’automatisation d’une grande partie du travail domestique a permis aux femmes d’investir davantage dans leurs carrières. Le concept a en outre aidé à expliquer le rétrécissement des familles dans les pays riches : une valeur croissante étant accordée au capital humain, les parents doivent investir davantage dans chaque enfant, ce qui rend les familles nombreuses plus coûteuses.

Les controverses

Mais une théorie qui tente d’expliquer des phénomènes aussi divers est condamnée à rencontrer des résistances. De nombreux détracteurs se sont indignés face à la logique de Gary Becker : centrée sur le marché, elle semblait réduire les individus à de froides machines calculatrices. Malgré la grossièreté de terme “capital humain” (en 2004, un jury de linguistes allemands a élu le vocable “humankapital” mot le plus inapproprié de l’année), c’est le rôle des sciences sociales d’identifier et d’affiner des concepts qui pourraient autrement être flous. Le cadre de pensée de Gary Becker a été nécessaire pour expliciter l’importance de l’éducation, et placer l’humain au cœur de l’économie.

Au sein de la discipline, certains ont objecté que Gary Becker avait surestimé l’importance de l’apprentissage. L’éducation importe, non pas parce qu’elle transmet des savoirs, mais en raison de ce qu’elle signifie au sujet des individus qui terminent l’université : ils sont disciplinés et donc plus susceptibles d’être productifs. De toute façon, les personnes qui ont le plus d’aptitudes sont aussi celles qui ont le plus de chances d’obtenir des diplômes de haut niveau.

“Une théorie qui tente d’expliquer des phénomènes aussi divers est condamnée à rencontrer des résistances”

Pourtant, des analyses empiriques de plus en plus sophistiquées ont révélé que l’acquisition de connaissances est bien une part importante de l’expérience étudiante. Gary Becker lui-même a mis en avant des études montrant qu’un quart de l’augmentation du revenu moyen par habitant entre 1929 et 1982 aux États-Unis s’expliquait par la démocratisation de l’éducation. Pour l’essentiel, le reste de l’augmentation découlait de gains en capital humain plus difficiles à mesurer, comme la formation en milieu de travail et l’amélioration des conditions de santé.

Comme preuve de l’importance de l’investissement dans le capital humain – et en particulier la construction de systèmes éducatifs – Gary Becker aimait aussi mettre en avant le succès de certaines économies asiatiques comme celles de la Corée du Sud ou de Taïwan, dotées de peu de ressources naturelles en dehors de leur population. L’analyse initiale de Gary Becker se concentrait sur les bénéfices individuels pour les étudiants, mais les économistes qui lui ont succédé ont étendu leur champ de recherche aux avantages sociaux plus larges découlant de l’instruction des populations.

L’importance du capital humain est aujourd’hui tenue pour acquise. Mais la façon dont il doit être cultivé est plus controversée. Les partisans d’un État fort interprètent la théorie de Gary Becker pour en conclure que le gouvernement doit investir dans l’éducation et la rendre accessible au plus grand nombre à bas coût. Les conservateurs en revanche peuvent en conclure que les bénéfices individuels de l’éducation sont si importants que les étudiants doivent prendre en charge leurs frais de scolarité.

“Bonnes” et “mauvaises” inégalités

Les travaux universitaires de Gary Becker s’aventuraient rarement sur le terrain des propositions politiques, mais ses écrits populaires (un éditorial mensuel dans Businessweek amorcé dans les années 1980, puis des billets de blog les dernières années) offrent un aperçu de son point de vue. Tout d’abord, il parlait de “mauvaises inégalités” mais aussi de “bonnes inégalités”, une idée qui a aujourd’hui mauvaise presse. Les revenus plus importants des scientifiques, des docteurs et des programmeurs informatiques motivent les étudiants à affronter ces disciplines ardues, ce qui pousse la connaissance vers l’avant ; de ce point de vue, les inégalités contribuent au capital humain. Mais quand les inégalités deviennent trop extrêmes, l’éducation et même la santé des enfants de familles pauvres en souffrent, leurs parents s’avérant incapables de subvenir à leurs besoins. Les inégalités de ce type nuisent au capital humain, et donc à la société.

Quant au débat sur la légitimité pour les universités publiques de prélever des frais de scolarité, Gary Becker estimait que ce n’était que justice, puisque les diplômés pouvaient espérer profiter de revenus plus importants tout au long de leur vie. Il soutenait qu’il était plus constructif pour les gouvernements de financer la recherche et le développement plutôt que d’aider financièrement des étudiants destinés à devenir banquiers ou avocats. Néanmoins, concerné par la montée des inégalités aux États-Unis, il estimait qu’il fallait investir davantage dans l’éducation durant la prime enfance et améliorer l’état des écoles.

L’économie de la connaissance

Gary Becker a employé ses propres réserves prodigieuses en capital humain bien au-delà de l’éducation. Il a utilisé son “approche économique” pour tout analyser, des mobiles des criminels et des toxicomanes jusqu’à l’évolution des structures familiales, en passant par les discriminations envers les minorités. En 1992, il a reçu un prix Nobel reconnaissant à son œuvre le mérite d’avoir étendu l’analyse économique à de nouvelles sphères du comportement humain. Il reste l’un des économistes les plus cités des cinquante dernières années.

L’approche économique de Gary Becker, qui était au départ une remise en question radicale des conventions, a été attaquée lorsqu’elle s’est démocratisée. En mettant l’accent sur les limites de la rationalité, l’avènement de l’économie comportementale a remis en cause la description des individus comme des agents rationnels, cherchant à optimiser leur bien-être. Les progrès de la collecte et de l’analyse des données ont aussi suscité des recherches empiriques plus détaillées, qui ont remplacé les concepts généraux privilégiés par Gary Becker.

“L’allongement de l’espérance de vie accroît l’intérêt de la formation continue. Il est à la fois nécessaire et possible de renouveler le capital humain en imaginant de meilleurs systèmes de formation continue”

Mais c’est précisément parce que l’analyse de Gary Becker touche à tant de domaines qu’elle a encore beaucoup à offrir. Prenez par exemple le débat sur la façon dont les gouvernements devraient réagir aux progrès technologiques disruptifs. Du point de vue du capital humain, une réponse est évidente. Les avancées technologiques rendent plus rapidement obsolètes les connaissances acquises à l’école. Dans le même temps, l’allongement de l’espérance de vie accroît l’intérêt de la formation continue. Il est à la fois nécessaire et possible de renouveler le capital humain en imaginant de meilleurs systèmes de formation continue.

Ce n’est qu’un élément de réponse à la disruption technologique, mais c’est un élément essentiel. Avec sa théorie du capital humain, Gary Becker n’a jamais eu l’intention d’expliquer tous les phénomènes économiques ; il souhaitait seulement qu’elle explique partiellement beaucoup de choses. De ce point de vue, son travail demeure indispensable.


30/08/2017
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Comparaison PIB par habitants

analyse de document partie 2 épreuve composée


28/09/2015
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réglementation et Etat

En Allemagne, l’« affaire Volkswagen » provoque une onde de choc

Le Monde.fr | • Mis à jour le | Par

 

En Allemagne, on l’appelle déjà le « scandale des émissions polluantes ». Les manipulations du groupe Volkswagen (VW) pour contourner la législation américaine sur les émissions de gaz polluants de ses véhicules ont provoqué une onde de choc sans précédent, lundi 21 septembre. Il faut dire qu’outre-Rhin, le constructeur automobile est une fierté nationale, qui plus est considéré comme une entreprise modèle.

Que Volkswagen ait pu se rendre coupable d’une aussi vaste escroquerie dépasse l’entendement et suscite une très large et très forte désapprobation. Politiques, associations écologistes et de consommateurs ont condamné, lundi, à l’unisson les agissements de l’entreprise. Les critiques sont si dures que la démission de Martin Winterkorn, le PDG du groupe, qui avait réalisé un quasi sans-faute jusqu’ici, est ouvertement évoquée.

Lire aussi : Volkswagen, ébranlé par un scandale, s’effondre en Bourse

Dimanche 20 septembre, le groupe Volkswagen, premier constructeur européen et devenu numéro un mondial au premier semestre devant le japonais Toyota, a reconnu avoir trompé les contrôleurs américains sur les niveaux d’émissions polluantes de ses véhicules diesel produits aux Etats-Unis, confirmant les accusations portées vendredi par l’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA).

Le constructeur allemand a admis avoir utilisé un logiciel interdit et très sophistiqué pour contourner la législation et manipuler les données indiquant les émissions réelles de ses véhicules. « Nous avons reconnu les faits devant les autorités. Les accusations sont justifiées. Nous collaborons activement », a déclaré un porte-parole du groupe.

Lire aussi : Volkswagen secoué par des accusations de pollution aux Etats-Unis

« Beaucoup de soucis pour la réputation de l’industrie allemande »

Le ministre-président du Land de Basse-Saxe, Stephan Weil, qui siège également au conseil de surveillance du groupe VW, n’a rien fait pour ménager l’entreprise phare de sa région : « Une manipulation des émissions lors des tests officiels est totalement inacceptable et ne peut être justifiée par rien. Il est évident que le groupe VW se doit de respecter la législation », a-t-il déclaré à Hanovre.

Au ministère de l’économie, on n’est pas plus tendre : le ministre et vice-chancelier Sigmar Gabriel a déclaré lundi : « Il s’agit d’un incident très grave. Chacun peut comprendre que nous nous faisons beaucoup de soucis pour la réputation de toute l’industrie automobile allemande, considérée avec raison comme excellente. » « Nous sommes devant un cas de tromperie manifeste du consommateur et de dommage à l’environnement », a déclaré le secrétaire d’Etat à l’environnement, Jochen Flasbarth. Le gouvernement allemand a ordonné des « tests approfondis » sur tous les modèles diesel de Volkswagen.

Enquête du parquet

Le parquet de Brunswick, dont dépend la ville de Wolfsburg, en Basse-Saxe, siège de l’entreprise, examine actuellement si les faits reprochés à Volkswagen peuvent être considérés comme un délit en droit allemand. Le procureur général Klaus Ziehe, interrogé par le quotidien Handelsblatt, a déclaré suivre la situation avec attention, car il ne semble pas « invraisemblable » que la fraude trouve ses racines à Wolfsburg.

« C’est un dommage énorme pour l’industrie allemande. La perte de prestige est une catastrophe pour l’entreprise comme pour l’ensemble de l’industrie automobile », a déclaré le président du groupe parlementaire CSU au Bundestag, Max Straubinger.

« Comment peut-on être stupide au point de mettre en danger d’un coup de plume la réputation des constructeurs automobiles allemands ? », a lancé Klaus Müller, directeur de la fédération des associations de consommateurs.

Lire aussi : Volkswagen : le modèle allemand à l’épreuve

« Pointe émergée de l’iceberg »

Les autres constructeurs, eux, sont en l’occurrence restés jusqu’ici très discrets sur la question, alors même que le salon automobile de Francfort, grand-messe du secteur, bat son plein. L’autorité fédérale de contrôle des véhicules doit maintenant vérifier si les contrôleurs allemands ont également été dupés par les constructeurs.

Selon l’association pour le transport écologiste VCD, la manipulation chez VW ne serait que « la pointe émergée de l’iceberg ». L’association a demandé, dès 2013, des analyses complémentaires sur les émissions, nourrissant le soupçon qu’elles seraient en réalité beaucoup moins élevées lors des tests que dans le trafic normal. « Il faut s’attendre à ce que d’autres constructeurs manipulent leurs émissions, et pas seulement aux États-Unis », a déclaré le porte-parole de l’association Gerd Lottsiepen.

L’agence fédérale de protection de l’environnement américaine a déclaré lundi soir avoir étendu à d’autres constructeurs automobiles ses investigations « pour détecter la présence de possibles “logiciels trompeurs” ».

Lire aussi : Volkswagen : les Etats-Unis étendent leurs enquêtes à d’autres constructeurs


 

22/09/2015
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parité de pouvoir d'achat

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08/09/2015
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