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JUGER D’ANCIENS DJIHADISTES

Juger d’anciens djihadistes


 

Le procès de la filière djihadiste de Strasbourg s’est tenu du 31 mai au 7 juin 2016. Présente lors des sept journées d’audience, la sociologue Ariane Jossin nous livre ici son analyse du procès qui pose la question du fonctionnement de la justice et des dispositifs de prise en charge des jeunes « radicalisés » ou de retour du djihad.

 

Sept anciens djihadistes ont été jugés du 30 mai au 7 juin 2016 pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme. La justice leur a reproché d’être partis en Syrie pour y rejoindre une organisation terroriste : l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL) et d’y avoir suivi un entraînement au combat armé. Les membres de la filière de Strasbourg étaient au nombre de onze avant leur départ vers la Syrie, à la mi-décembre 2013. L’un d’entre eux a été intercepté en chemin vers la Turquie par son père, deux autres sont morts trois semaines après leur arrivée en Syrie, abattus par une faction rivale à un checkpoint. Un quatrième est revenu deux ans plus tard, afin de participer à l’attaque meurtrière du Bataclan.

Le 6 juillet 2016, la justice a estimé que ces deux à trois mois passés en Syrie au sein d’une organisation terroriste méritaient une peine de 6 à 9 ans d’emprisonnement (dont deux tiers de sûreté), l’appel posé par l’ensemble des avocats de la défense étant susceptible de modifier ces peines. Si ce procès ne manquera pas de susciter des recherches approfondies, que peut-on d’ores et déjà en dire ?

Le déroulement du procès

À l’image d’autres entreprises djihadistes nées sur le sol européen, on compte trois fratries de deux frères dans la filière. Le groupe de djihadistes est né d’un réseau de sociabilité soudé autour d’une appartenance de quartier, de la pratique du football et de la fréquentation de bars à chicha. Cette filière rassemble un éventail large de trajectoires de djihadistes : celui qui est intercepté par sa famille en amont, ceux qui meurent au combat au Moyen-Orient, ceux qui rentrent en France, jusqu’à celui qui revient sur le sol français pour tuer.

Tout d’abord, signe de la préoccupation grandissante pour le phénomène djihadiste – attisée par la présence du frère de l’un des tueurs du Bataclan parmi les prévenus – les audiences ont attiré une foule nombreuse. Selon les mots des avocats de la défense, le « fantôme du Bataclan » a plané sur le procès. Outre la trentaine de journalistes, qui a accueilli les familles de prévenus et les avocats de la défense caméras et micros au poing dès le premier jour, on comptait une poignée de jeunes chercheurs et quelques curieux dans la salle d’audience. Le deuxième aspect qui surprend dans la salle d’audience réside dans le contraste entre les deux box d’accusés.

À gauche se trouvaient quatre prévenus, tantôt gouailleurs, tantôt rétifs à répondre aux questions du parquet, portant la « barbe prophétique » (selon leurs propres mots) et les cheveux en catogan, habillés en vêtements simples et sombres, tous sportifs et athlétiques. L’attention manifeste qu’ils prêtent à leur apparence amène un dessinateur présent dans la salle à les caractériser de « hipsters du djihad ».

À droite étaient assis trois autres prévenus, repliés sur eux-mêmes, très soignés, arborant chemise ou gilet, dans une attitude pénitente et visiblement sous anxiolytiques. Au-delà de leurs différences d’accoutrement et d’attitude, cette répartition correspond également aux affinités qui lient ces hommes, à l’intensité différente de leur engagement lors du départ et à l’ordre chronologique de leur retour. Interrogée sur cette répartition en deux box distincts, la présidente répond qu’il ne s’agit que d’un simple « concours de circonstances ».

Depuis les bancs du public, cette répartition donne toutefois l’impression d’une distinction par la justice entre djihadistes « réinsérables » et ceux perdus à leur cause. Les réquisitions du parquet viendront appuyer cette absence de hasard, en demandant dix ans d’emprisonnement pour le premier box (soit la peine maximale) et huit pour le deuxième.

Enfin, les charges retenues contre les prévenus ont été décrites comme correspondant à trois phases : celle de l’organisation du départ (« avoir intégré une filière »), celle du séjour en Syrie (« avoir reçu un entraînement militaire, en particulier au maniement des armes et participé aux activités de ce groupe terroriste [EIIL] ») et celle du retour vers la France. C’est à l’aide de ces catégories : préparation, action et retour que la présidente a organisé les débats et que le procureur a présenté ses réquisitions. L’enjeu pour le parquet consistait à extraire d’un dossier relativement vide des éléments à charge pour ces trois phases : mauvaises fréquentations, propos attestant d’une volonté de combattre ou d’une fierté liée au ralliement d’une organisation terroriste.

Une fois abordée la question des motivations au départ, la présidente a énuméré les éléments démontrant que le départ des prévenus avait non seulement été préparé de longue date, mais surtout de manière collective, permettant d’établir « l’association de malfaiteurs ». Concernant la phase du départ, il s’agissait également de montrer qu’ils avaient été en contact avec un recruteur (en l’occurrence Mouras Fares) et que leur voyage avait été financé selon les instructions ou avec l’aide d’une organisation terroriste. La preuve de l’intentionnalité de l’entreprise terroriste a reposé sur le secret entourant la préparation du départ (réunions sans téléphone portable, mensonges à l’entourage ignorant tout du projet). Ensuite, les débats autour de la phase du séjour en Syrie ont porté sur le choix de l’organisation terroriste en Syrie – « rebelle terroriste » (EIIL ou Jabhat-al-Nosra) versus « rebelle soutenu par l’Occident » (Armée Syrienne Libre, ASL) –, sur l’entraînement au combat et au maniement des armes, sur l’éventualité d’une participation au combat et aux exactions liées à la charia.

Enfin, la phase du retour a été disséquée sous l’angle de l’intentionnalité, pour savoir si le retour en France est le fruit d’une défection et d’un renoncement au djihad ou s’il ne constitue qu’un déplacement du djihad sur le sol français.

La question de l’existence ou non d’une contrainte (exercée par l’EIIL) est omniprésente dans les débats : là réside toute la difficulté de ces procès de djihadistes. Il est en effet difficile de mesurer l’adhésion de ces individus à l’EIIL en Syrie, lorsque tout refus de se plier aux règles de l’organisation terroriste est sévèrement puni sur la zone de combat. Ainsi, lors du procès, c’est notamment sur la base de leurs poses, de leurs attitudes et de leurs sourires sur les photos et vidéos saisies que la présidente tente d’évaluer leur degré d’adhésion à l’idéologie islamiste et aux stratégies militaires. Au contraire, la défense des prévenus consiste à dépeindre leur séjour en Syrie comme un enchaînement d’actes effectués sous la contrainte, et insiste sur l’impossibilité pour ces jeunes hommes de ne pas prêter allégeance à l’EILL, de refuser l’entraînement militaire et de montrer une quelconque forme de désaccords. La confiscation de leur pièce d’identité et de leur téléphone dès leur arrivée sur le territoire syrien est par ailleurs citée pour appuyer cette ligne de défense. L’un d’entre eux s’y risquera et semble avoir subi des sévices pour cela : ce prévenu affirme ainsi que ses geôliers lui auraient uriné et éjaculé sur le visage, et l’auraient contraint à ingérer ses propres excréments lors d’une incarcération en camp d’entraînement, conséquence de sa volonté de se soustraire aux exercices. La fragilité des dépositions de ce prévenu – ponctuées de contradictions et de mensonges – pose toutefois la question de la véracité du récit et illustre la complexité de l’ensemble du dossier.

Sept jeunes hommes en quête de sens ?

Les sept prévenus ont en commun leur ascendance migratoire, puisque tous sont nés de parents maghrébins, ou sénégalais pour l’un d’entre eux, et ont grandi dans une pratique souple de la religion musulmane, au sein de quartiers proches. Leurs trajectoires sociales diffèrent concernant leur parcours scolaire : ceux qu’un échec scolaire constant a poussés à rejoindre le marché du travail sans diplôme, tandis que d’autres ont entamé des études supérieures. À l’exception de l’un d’entre eux, tous occupent un emploi précaire, le plus souvent en intérim, avant leur départ en Syrie, qui ne leur permet pas d’accéder pleinement à l’autonomie, ni à la reconnaissance sociale. Certains ont par ailleurs des faits de délinquances dans leur casier judiciaire (vol et recel, violences volontaires en réunion, infraction à la législation sur les stupéfiants).

Si les orientations professionnelles des Strasbourgeois sont diverses (animateur pour enfants, vendeur, footballeur, agent d’entretien, chauffeur-livreur, etc.), trois profils s’avèrent liés aux métiers de la sécurité et de l’ordre parmi les jeunes hommes décédés de la filière. Les frères Boudjellal (décédés en Syrie) étaient agents de sécurité, quand Foued Mohamed-Aggad avait tenté d’intégrer (en vain) la police puis l’armée. On rappellera que cet intérêt déçu pour les métiers de l’ordre a également été partagé par Mohamed Merah, refusé à l’armée puis ayant tenté de rejoindre la légion étrangère. Ce trait commun à certaines trajectoires de djihadistes pose la question des motivations au départ, quand la zone de combat syrienne donne à ces individus la possibilité d’être violent « légalement » et d’exercer la violence pour la violence, dixit l’ancien juge antiterroriste Marc Trevidic.

Par ailleurs, l’enquête menée auprès de leur famille laisse penser que plusieurs d’entre eux souffraient d’un manque de reconnaissance, à la fois au sein de la société française – du fait de discriminations subies doublées d’obstacles posés à l’affirmation des appartenances – et dans leur environnement familial. Interrogé sur son fils en audition, le père d’un des prévenus le résume ainsi à un « fainéant ». Un prévenu dépeindra rétrospectivement son propre départ comme étant l’« acte de courage » d’un « bon à rien, d’un immature » souhaitant se repositionner par rapport à ses sœurs aux carrières ascendantes. La fragilité de leurs positions dans leur famille, ainsi qu’en France se lit également dans les projections professionnelles de l’un d’entre eux à l’étranger, là où les diplômes ne sont pas considérés comme la clef de la reconnaissance.

Ces trajectoires labiles croisent celle du recruteur Mourad Fares. Si son influence est présentée comme déterminante dans l’instruction – sans doute de manière contingente, en ceci qu’elle semble signer le début de la surveillance des prévenus –, les avocats de la défense s’étonnent que son emprise sur les sept jeunes hommes ne soit pas davantage approfondie à l’audience et que ce recruteur ne soit pas invité à témoigner lors du procès. Le charisme du recruteur – qui a très certainement été déterminant dans le départ des prévenus – a été paradoxalement peu évoqué lors des plaidoiries des avocats et minoré par les prévenus (l’un d’eux évoque « une simple visite de courtoisie » à propos d’une des rencontres visant leur recrutement). L’emprise de Mourad Fares repose avant tout sur ses vidéos publiées sur internet et sur les réseaux sociaux, ainsi que ses prêches individualisés s’appuyant sur des images de propagande de l’EIIL.

L’un des prévenus dira à l’audience l’émotion de « voir en vrai » cette célébrité de la « djihadosphère » et citera la vidéo d’un autre recruteur (Omar Omsen) comme ayant été le déclic de leur départ. Mourad Fares assurera par ailleurs l’organisation et la logistique du départ de la filière. Ces vidéos virales d’internet et la sociabilité virtuelle des réseaux sociaux semblent avoir joué un rôle déterminant dans la radicalisation des onze jeunes. Cette radicalisation paraît toutefois indissociable de leurs liens de sociabilité et de confiance qu’ils entretiennent à l’échelle du quartier. L’impression que laisse le compte-rendu de la phase du départ au djihad est qu’elle ne pouvait être que le fruit d’une dynamique collective. L’insertion sociale des prévenus – dans leurs cercles amicaux, amoureux, familiaux et professionnels – aurait très certainement joué le rôle de garde-fou sans émulation collective. Deux cousins d’un djihadiste de la filière se désolidariseront d’ailleurs du groupe peu avant le départ.

En somme, ces trajectoires de radicalisation suivie d’un djihad décontenancent en raison de leur grande banalité et trivialité. On observe avant tout le parcours de onze jeunes marqué par l’échec – pour certains dès la non-obtention de leur BEP –, par l’insatisfaction professionnelle et par l’ennui. Leur quotidien fait d’intérim, de jeux vidéo, de réseaux sociaux, de football et de bars à chicha connaît un tournant avec l’intervention de Mourad Fares. L’un d’entre eux est allé jusqu’à héberger le recruteur le temps d’une nuit et à faire le rêve d’un Mourad Fares l’embrassant sur le front. La rencontre donne aux Strasbourgeois l’impression de mettre un pied dans la djihadosphère et signe leur adhésion à l’idéologie islamiste. Cette adhésion entraîne des déplacements sociaux et géographiques. Un des prévenus passe alors du statut d’intérimaire de nuit en station-service à celui de djihadiste, se transpose du quartier de la Meinau à Strasbourg (où se trouve le stade de football) à la ville d’Alep ou de Raqqa, quitte la communauté des descendants d’immigrés en quartier ségrégué pour celle des musulmans universalistes. La quête de sens du groupe est alors assouvie par la noble cause du combat contre Bachar al-Assad [1]. L’opposition se fait au nom de la communauté sunnite, pour sauver femmes et enfants, et avec des armes « s’il le faut », le tout teinté d’un « vernis religieux » selon leurs termes à l’audience. Ce sens retrouvé permet l’alignement de leur biographie avec leur expérience, et leur permet de reconfigurer leur identité et de réaffirmer leurs appartenances. La féérie de la rencontre avec ce recruteur connaît pourtant un tournant avec la confrontation au terrain syrien.

Le séjour en Syrie des sept prévenus ne répond en effet que partiellement à cette quête de reconnaissance. La première déception intervient dès leur arrivée, lorsque le recruteur – adulé lors des préparatifs du voyage – ne vient pas les accueillir personnellement et les laisse aux mains de djihadistes qui appliquent froidement la procédure logistique de confiscation des effets personnels et de l’enquête sur leurs motivations. Mourad Fares – avec lequel ils pensaient avoir établi une « relation de confiance » – leur annonce ensuite rapidement qu’il quitte l’EIIL pour Jabhat al-Nosra, les laissant livrés à eux-mêmes dans les rangs de l’EIIL. C’est cette « fitna  » (discorde) dans les rangs de la rébellion qui semble être à l’origine de la rapide désillusion des Strasbourgeois. Leur arrivée sur zone intervient dans un contexte fratricide, marqué par l’assassinat d’un chef de l’ASL par des combattants de l’EIIL. Cet événement de l’été 2013 scelle non seulement le morcellement de la rébellion syrienne, mais serait aussi une des raisons de la mort de deux membres de la filière de Strasbourg, deux frères tués début janvier 2014 à un check-point par des combattants de l’ASL.

Ce désenchantement décrit unanimement lors de l’audience par les prévenus suscite toutefois le doute, notamment au regard des écoutes téléphoniques et de la tentative de plusieurs d’entre eux de faire venir une femme de France vers la Syrie. L’audience n’a pas permis de déterminer les motivations qui sous-tendaient cette démarche : recrutement, motivations vénales (les djihadistes mariés voient leurs revenus augmenter et accèdent à un logement), couverture (pour masquer un départ hors de Syrie), opportunisme face à l’effet suscité par l’effet du statut de combattant auprès de certaines femmes ou bien réelle volonté de prolonger leur séjour en Syrie dans les rangs de l’EIIL ? Parmi les membres de la filière, seul le tueur du Bataclan s’est installé avec une femme, union qui a donné naissance à un enfant. La version du désenchantement une fois arrivés sur la zone de combat est également fragilisée par les postures fières et enjouées des photos postées sur les réseaux sociaux.

Une défense mise à mal

La dizaine d’avocats de la défense a recours à des stratégies de défense très variées, à la fois au regard du ton de leur plaidoirie – certains tentant de susciter de l’empathie pour leur client, quand d’autres jouent la colère face à une réponse judiciaire inadaptée –, que de la rhétorique mobilisée. Lors des plaidoiries du dernier jour d’audience, la ligne de défense des avocats repose sur trois grands registres : celui de la responsabilité de la société, celui de la légitimité des motivations des prévenus et enfin celui de la vacuité du dossier.

Le registre de la responsabilité de la société s’appuie d’abord sur le récit des discriminations subies par les prévenus au nom de leur ascendance migratoire et de leur appartenance de classe sociale. Les avocats avancent que ces discriminations ont entraîné un mal-être et de la frustration chez les « prolétaires de cité » du box des accusés, faisant d’eux un vivier sensible à la propagande islamiste et à ses promesses socio-militaro-consuméristes (accès au logement, aux véhicules, à l’apparat militaire en Syrie). Le deuxième argument de ce registre concerne l’absence de dispositifs en France en 2013 pour éviter les départs des adultes radicalisés vers les zones de guerre, alors même que certaines familles avaient alerté les pouvoirs publics pour éviter le passage de la frontière syrienne des prévenus. Plus concrètement, les avocats dénoncent une action répressive et une réponse exclusivement judiciaire à un phénomène qui pourrait faire l’objet de mesures préventives. L’impression des familles de djihadistes est en effet que l’État a laissé les candidats au djihad rejoindre l’Irak et la Syrie en espérant leur décès sur zone ou tout du moins l’absence de retour sur le sol français. La justice les intercepte ensuite à leur retour et les « neutralise » au moyen de peines lourdes doublées d’un traitement carcéral particulier du fait de la qualification d’acte terroriste.

Le deuxième registre mobilisé est celui de la légitimité des motivations des prévenus. Plusieurs avocats rappellent que l’opposition au régime de Bachar el-Assad est soutenue internationalement et exigent la reconnaissance du « droit à la guerre » pour leurs clients. Ils s’appuient pour cela sur l’indignation internationale face aux bombardements massifs sur la ville de Homs en 2013, et plus particulièrement sur la déclaration de Laurent Fabius à ce sujet (le 8 juillet 2013), ainsi que sur les propos du ministre des affaires étrangères en 2012 affirmant qu’Assad « ne méritait pas d’être sur Terre ». Si les prévenus ont rapidement abandonné leur ligne initiale de défense – celle d’un voyage humanitaire qui aurait tourné au militaire contre leur gré – les avocats ont également évoqué la contrainte pour justifier l’allégeance à l’EIIL et le choix du combat. Le choix des armes a en effet été fait à leur arrivée en Syrie par les prévenus comme seule alternative à la mort en martyr dans un attentat-suicide. En sus, l’allégeance à l’EIIL est prêtée en public et ne tolère aucune défection. La fuite de Syrie par l’ensemble des prévenus – présentée comme volontaire – est avancée dans un deuxième temps comme preuve incontestable de leur désaveu des pratiques de l’EIIL.

Enfin, le troisième registre des plaidoiries se concentre sur la nature des charges : le dossier d’accusation est essentiellement construit autour de projections intellectuelles reposant sur des photographies et écoutes, et non sur des faits. Les avocats de la défense rappellent qu’il n’y a aucune certitude sur la participation des prévenus aux combats en Syrie, que la qualification de terrorisme ne repose in fine que sur la nature de l’organisation rejointe en Syrie (l’EIIL) et non sur des actes possiblement commis. Les avocats soulignent par ailleurs que la constellation rebelle syrienne n’était pas aussi clivée à l’été 2013 qu’aujourd’hui – l’EIIL faisait encore alliance avec l’Armée Syrienne Libre (ASL) – et que le caractère terroriste du départ en zone de combat pouvait alors être partiellement ignoré par les candidats au djihad.

Les éléments à charge pour illustrer l’adhésion idéologique à l’EIIL sont de trois natures : iconographie et registre lexical sur les réseaux sociaux (photos et noms de profil, publications et commentaires sur facebook cautionnant le terrorisme) ; photos et vidéos retrouvées sur les téléphones et ordinateurs montrant les prévenus plastronnant en armes et souriant, notamment une vidéo de la filière sur laquelle on entend un homme dire « On va fumer les ennemis » ; écoutes téléphoniques enregistrées après leurs retours respectifs semant le doute sur l’intentionnalité du retour de certains prévenus (certains mentionnant l’intention d’un nouveau départ pour la Syrie).

En l’absence d’éléments accablants, les plaidoiries des avocats de la défense dénoncent des réquisitions reposant sur la peur d’une société meurtrie par les attentats de 2015-2016 et reprochent au parquet de n’avoir jamais posé frontalement de questions sur la dangerosité et les intentions des prévenus, alors que c’est sur ces aspects que reposent les peines requises qu’ils qualifient de « peines d’élimination ». Enfin, certains avocats regrettent la condamnation collective de la filière et appellent à des condamnations individualisées, soulignant la repentance de certains prévenus. La relative homogénéité des réquisitions ne reflète en effet que très partiellement la diversité des profils, des motivations, des attitudes à l’audience.

Le procureur reprochera quant à lui l’absence de coopération des prévenus – lors de l’instruction puis de l’audience – qui entretiennent le flou sur leur séjour en Syrie. L’une des avocates y répondra par le droit au silence des prévenus. Cette attitude des sept accusés jouant volontiers les candides lors de l’audience n’aura toutefois pas servi leur défense. Pour alimenter leur version d’un séjour avant tout humanitaire et politique, certains accusés éludent certaines questions pour se replier sur des discussions terminologiques (« Qu’est-ce que le djihad ? Les pro-Assad peuvent aussi faire le djihad ! »), ou feignant une méconnaissance de l’arabe ou de la terminologie islamique, tel que la « hijra » (« C’est juste un déménagement »), la « charia », le « martyr » (« C’est quoi la définition du martyr ? C’est quoi leur cause ? ») et la « fitna  ». La majorité d’entre eux affirme par ailleurs ne pas avoir reconnu le drapeau de l’EIIL en arrivant en Syrie en 2013 et tous font mine de ne pas saisir les craintes de la chambre correctionnelle concernant leur radicalisation (« La radicalisation, c’est quelqu’un qui ne fait pas de concession. C’est pas monstrueux ! »). Cette attitude maladroite des prévenus s’illustre également dans les propos liminaires du frère de l’un des tueurs du Bataclan, lorsqu’il entreprend d’afficher sa distance avec les actes de ce dernier. Il déclare alors à cet effet que le soir du 13 novembre 2015, il regardait le match France/Allemagne [en cellule], parce qu’« on est fan de foot », omettant de se distancier autrement que par contingence de ces actes terroristes.

Au-delà de cette attitude, c’est également le fait que l’instruction soit essentiellement construite sur des écoutes téléphoniques et des photographies qui dessert les accusés. Les avocats auront beau souligner qu’il ne faut pas sous-estimer l’effet syntaxique des « LOL » (Laughing out loud), « MDR » (Mort de rire) et des smileys omniprésents dans les SMS ou sur les réseaux sociaux des prévenus – en ceci qu’ils minorent et relativisent la teneur des échanges –, il n’en demeure pas moins que ces propos mettent à mal leur version du séjour politico-humanitaire et de la désillusion face aux exactions de l’EIIL : « Je leur dirai que je suis l’élite de la Umma [nation ou communauté des musulmans] et que je les nique », écrit l’un des prévenus à propos de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) et de sa probable arrestation ; « [En Syrie,] on vit avec fierté, tu vois, tu vis avec tes frères, tu vis pas avec des kouffars [mécréants] qui croient qu’ils descendent du singe, tu vois ! » écrit un autre depuis la Syrie. Ce même prévenu prétend avoir menti « pour frimer » en face d’une jeune femme acquise à la cause de l’islam radical quand il lui écrivait sur facebook avoir assisté à une crucifixion. Interrogé sur ces échanges lors de l’audience, ce même prévenu réitérera n’avoir pas assisté aux exactions, mais que même « s’il en avait vu, il n’aurait rien dit » aux autorités. Enfin, le frère d’un tueur du Bataclan explique par l’injustice ressentie en prison et le « choc carcéral » l’invective « Vous allez voir, bande de chiens ! » écrite en prison, à propos des institutions françaises, ou encore « Je vais me radicaliser [en prison], je vais devenir un terroriste ». Il justifie par ailleurs les propos échangés avec son frère trois mois avant l’attentat du Bataclan : « C’est toi qui me devances auprès d’Allah et je te rejoins bientôt » par l’inéluctable mortalité des êtres humains.

De la même manière, les photographies et vidéos des prévenus en armes sur la zone de combat sont présentées par les prévenus à l’audience comme des clichés « pour faire les beaux avec les armes, pour prendre la pose » dans une démarche de street credibility [2], davantage que dans une véritable action de combat. Les arguments de la défense sur l’importance du paraître, de la valorisation par la terreur des prévenus sont cohérents avec les enquêtes portant sur certains quartiers ségrégués. Cette affirmation d’une virilité exacerbée auprès de leurs amis contraste d’ailleurs fortement avec les conversations des prévenus avec leur famille. Ils y montrent une attitude plus distante par rapport aux exactions de l’EIIL et leur crainte d’être taxés de terroristes.

Quelle prise en charge des djihadistes de retour de Syrie ?

Le procès de la filière de Strasbourg soulève plusieurs questions. Dans sa plaidoirie, une avocate rappellera que « la justice, ça n’est pas juger sur ce que l’on pense qu’un prévenu aurait pu faire ou pourrait faire » pour dénoncer des réquisitions lourdes et disproportionnées au regard de charges mal identifiées et de l’absence de victimes [3]. L’audience en correctionnelle est par ailleurs faiblement contradictoire et laisse peu de place au débat : seule une jeune femme viendra témoigner en faveur de son frère prévenu. Enfin, le réquisitoire du ministère public reflète avant tout la peur et le malaise de la société face à un nouveau cadrage de l’action que représentent l’islam radical et le djihad, et face à un possible passage à la violence de prévenus endoctrinés en France puis en Syrie par l’EIIL.

Le cadrage islamiste propose en effet des schèmes d’interprétation pour des injustices ressenties, dans différentes positions : notamment en tant que musulman dans le monde, en tant que descendants d’immigrés en France, en tant que prolétaires en quartiers dits sensibles. Ce cadre interprétatif livre dans un deuxième temps des modes d’action et des cibles : il permet la conversion d’actes relevant du droit commun ou de crimes en actes politiques ou religieux, ce qui garantit à leurs auteurs une audience médiatique et le soutien international de courants radicalisés. Cette catégorisation en action islamiste facilite le passage à l’acte, en garantissant un accomplissement personnel, une valorisation, doublé du salut pour soi et ses proches. On voit ainsi dans certains cas d’actes terroristes individualisés un croisement entre des motivations personnelles et un cadrage islamiste : comme dans l’affaire du club homosexuel d’Orlando ou encore dans celle de Magnanville où l’auteur du double meurtre évoque lors de la négociation un différend personnel avec le policier assassiné, ou enfin dans le cas de la décapitation d’un patron en Isère. La terminologie et le cadre très vastes du cadrage – avec notamment la cible des « kouffars » (mécréants) – facilitent l’adhésion.

Si le rattachement à ce modèle interprétatif islamiste s’effectue aussi bien en Occident qu’au Proche-Orient, tout semble indiquer qu’un séjour en Syrie intensifie l’adhésion au cadre interprétatif. C’est en cela que les mesures préventives et d’empêchement du départ sont indispensables. En septembre 2014, le Conseil de sécurité de l’ONU a d’ailleurs demandé aux États-membres de réprimer non seulement les départs vers les zones de combat syriennes (l’organisation, le transport, l’équipement, le financement), mais également de prévenir ces « voyages ». Cette résolution marque un virage dans la prise en charge de la radicalisation : les États doivent désormais faire face au retour de djihadistes dont la dangerosité est difficile à évaluer et pour lesquels on peine à trouver une réponse judiciaire adéquate. L’adoption d’un plan de lutte contre la radicalisation violente en France, dès avril 2014, s’inscrit dans ce tournant international et comporte notamment l’interdiction administrative de sortie du territoire dans les cas de radicalisation. Ceci amène la section « anti-terrorisme » du tribunal de grande instance à juger des préparations de départ en Syrie.

En l’absence d’interpellation avant le départ en zone de combat, les djihadistes sont arrêtés puis incarcérés quelques semaines après leur retour. Les prévenus et détenus ont alors la possibilité d’y rejoindre des unités dédiées (dans certains établissements pénitentiaires) qui proposent des groupes de parole et des cours (notamment sur la laïcité) pendant trois à six mois. Il est intéressant de noter que la participation à ce dispositif de lutte contre la radicalisation en milieu fermé est également citée dans les plaidoiries des avocats pour démontrer les efforts de leurs clients en matière de réinsertion. Les détenus les plus radicaux ne semblent pas participer à ces unités, l’institution craignant qu’ils nuisent à la dynamique du dispositif.

La réponse carcérale pose plusieurs questions, dans les phases qui précèdent et succèdent à la détention. Les échanges menés avec les proches de djihadistes montrent d’abord que l’horizon d’une détention pour « préparation d’actes de terrorisme » constitue un obstacle au retour des transfuges ou des djihadistes en questionnement. L’un des prévenus de Strasbourg dira lors de son procès « Là-bas, on me traitait d’apostat. Ici, on me traite de terroriste ». Cette impossibilité de repentance sans passer par la « case prison », semble par ailleurs inciter à l’attentat-suicide, soit sur zone en Syrie ou en Irak, soit en Europe, comme le suggère la lettre posthume laissée par l’un des terroristes de l’aéroport de Bruxelles (2016), Ibrahim El Bakraoui, écrivant se sentir désemparé face à l’imminence de son arrestation et donc de son incarcération. Le credo de « La mort plutôt que la détention » renforce en outre la taqîya (la dissimulation de la foi en contexte de persécution) et rend plus difficile l’identification des individus radicalisés.

La deuxième question que pose la réponse carcérale est celle de son sens et de la sortie de prison. Le procès de la filière djihadiste interroge la pertinence d’une réponse unique à des trajectoires de départ très hétérogènes. Si le sens des lourdes peines est probablement d’écarter les individus radicalisés en attendant le déclin de l’EIIL, il est inadapté dans le cadre des repentis. Enfin, les détentions longues prononcées dans les cas de séjours courts en Syrie – sans preuves accablantes d’exaction, de combat, ni de victimes – portent en elle le risque d’un sentiment d’incompréhension chez les prévenus et leurs proches. Les familles de djihadistes rencontrées exposent à ce sujet l’impression que les institutions leur refusent toute forme de dignité et qu’elles font l’objet d’un traitement à part : condamnations lourdes, absence d’actes de décès pour les djihadistes morts sur zone, d’acte de naissance pour les enfants nés en Syrie, soupçons de complicité pesant sur les proches, etc. À l’annonce des réquisitions, l’un des prévenus strasbourgeois resté trois mois sur zone et contre lequel ont été requis 10 ans d’emprisonnement (soit la peine maximale) déclarait à l’audience « C’est quoi le plus dangereux ? Trois mois passés en Syrie ou huit ans en détention ? ». Le même soufflait en off aux familles « Qu’est-ce qu’on prévoit pour ceux qui restent plus de 3 mois en Syrie ? La guillotine ? ». Pour les prévenus qui sont encore ancrés dans le système de pensée islamiste, ce sentiment d’injustice présente le risque de renforcer leur radicalisation, si la détention est effectuée hors unité dédiée.

Le dernier problème que soulève la détention est celui de la « sortie sèche » de la majorité des détenus en France, c’est-à-dire sans aménagement de peine, et qui présente un danger potentiel pour ces trajectoires spécifiques. Cet enjeu de la réintégration sociale a été saisi par les autorités au moyen des centres « Réinsertion et citoyenneté » sous l’égide du Comité interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation (CIPDR). Le premier centre destiné à un public non incarcéré a ouvert en juillet 2016. D’autres devraient voir le jour pour les djihadistes de retour de Syrie. Cette démarche montre des ressemblances avec les centres à destination des personnes radicalisées au Danemark, mis en place pour juguler le nombre de détenus condamnés pour terrorisme, menaçant d’alimenter le recrutement en milieu carcéral. Ces dispositifs présentent l’avantage de proposer une réponse à l’endoctrinement dispensé sur zone en Syrie et d’agir sur la réinsertion socio-professionnelle et la valorisation de soi.

Aller plus loin

Chronologie

Janvier-mai 2013 : Certains jeunes de la filière strasbourgeoise rencontrent par trois fois Mourad Fares, alors recruteur de djihadistes pour l’EIIL.

Juillet 2013 : Mourad Fares part combattre en Syrie.

Novembre 2013 : Les onze jeunes hommes de la filière quittent leur emploi et préparent leurs départs échelonnés vers la Turquie. L’un d’entre eux est intercepté par son père dans un aéroport allemand.

17-18 décembre 2013 : Arrivée en Syrie avec l’aide d’un passeur envoyé par Mourad Fares.

18 décembre 2013 au 9 janvier 2014 : Une semaine en villa puis deux semaines dans un camp d’entraînement au combat.

9-10 janvier 2014 : Décès des frères Boudjellal à un barrage près d’Alep.

10-20 janvier 2014 : Séjour en villas près d’Alep.

Après le 23 janvier 2014 : Séjour à Sheddadi, non loin des zones de combat de l’EIIL, après un bref passage à Raqqa.

Février-Avril 2014 : Retours échelonnés de sept hommes de la filière de Strasbourg. Arrestation de la filière trois semaines après le dernier retour.

13 novembre 2015 : L’un des onze hommes, Foued Mohamed-Aggad, participe aux actes terroristes du Bataclan.

Juin 2016 : Réquisition de 8 à 10 ans de prison ferme.

6 juillet 2016 : Peines prononcées allant de 6 à 9 ans de prison ferme (dont 2/3 de sûreté).
Appel de la décision par les avocats de la défense.


28/10/2016
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Critique télérama Duringer Ne m'abandonne pas

“Ne m'abandonne pas”, de Xavier Durringer, diffusé sur France 2 le 3 février, retrace le combat d'une mère pour sauver sa fille endoctrinée par Daech. Un film poignant, qui assume sa mission pédagogique.

Sans qu’aucun coup ne soit porté, la scène est d’une violence glaçante. Chama, 17 ans, l’enfant choyée, l’élève brillante reçue à Sciences Po, fait face à ses parents, qui la soupçonnent de s’être radicalisée. Les mensonges et le sourire de façade ne marchent plus. Puis, en une fraction de seconde, le masque tombe : « Je ne supporte plus vos gueules de mécréants ! » Sous le verni d’une vie confortable, une vérité, sidérante, éclate : Chama est sur le point de partir en Syrie… Explorer le versant intime d’un phénomène d’une actualité brûlante, c’est le parti pris du téléfilm Ne m’abandonne pas, diffusé dans le cadre d’une soirée spéciale intitulée « Qui sont ces jeunes qui partent faire le djihad ? ». Les « vertus pédagogiques » du film, sa « dimension politique et sociétale », son réalisateur, Xavier Durringer (La ConquêteLady Bar), les assume pleinement. Entre d’autres mains, elles auraient pu être écrasantes. Mais pas ici. La fiction, même bardée de mille précautions, a le dessus, et ses personnages, forts et attachants, ne sont jamais réduits à des stéréotypes ou à des porte-drapeaux.

Combat des parents

« Ce qui m’a sauté aux yeux, dans ce scénario, explique le metteur en scène, c’est la volonté de déstigmatiser la communauté musulmane. On prend le contre-pied des poncifs sur les jeunes de banlieue. La mère de Chama est de culture musulmane, elle est médecin, divorcée, elle fume, elle boit. Son père fréquente la mosquée. Sa grand-mère est plus traditionaliste… Chacun a un rapport différent à la religion. Le film montre de l’intérieur la souffrance et les questionnements de cette famille. Il raconte une histoire qui n’est pas toutes les histoires. » Centré sur le combat de parents — et en particulier celui d’une mère — prêts à tout pour sauver leur enfant, le film éclaire en filigrane les ressorts de l’endoctrinement sectaire. Et martèle un message : ça peut arriver à tout le monde. Via Internet, Chama s’est mariée avec son petit ami, déjà parti rejoindre les rangs de DaechMarc Lavoine incarne le père anéanti du garçon. « Ces deux familles partagent la même douleur. Et il se trouve que l’enfant de l’une d’entre elles est blond aux yeux clairs… »

Pour les deux scénaristes, Aude Marcle et Françoise Charpiat, le déclic a eu lieu il y a deux ans, après la lecture d’un article consacré au départ en Syrie d’une adolescente de 15 ans originaire d’Avignon. Le phénomène commençait seulement à alerter les médias. « Ce qui nous a saisies, voire même tristement fascinées, raconte Aude Marcle, c’est l’idée qu’une fille, une sœur, une amie puisse devenir une étrangère sous les yeux de ses proches, sans que personne ne s’en rende compte. » Depuis, le film n’a pas cessé d’être rattrapé par l’actualité, comme une justification dramatique de son existence : les attentats de janvier ont été intégrés sous la forme d’allusion ; ceux du 13 novembre ont eu lieu quelques semaines seulement après la fin du tournage.

Radicalisation chez les jeunes femmes

Poursuivies par le flot bouleversant de l’information, les deux auteures se sont cramponnées à leur intuition de départ : la relation mère-fille devait rester au cœur de l’histoire. « Ce sont des situations de violence et d’amour incroyables à traiter, observe Françoise Charpiat. Il y a quelque chose de l’ordre de l’animalité dans la réaction de cette mère. Jusqu’où un parent peut-il aller pour protéger son enfant ? Nous avons eu beaucoup de débats sur cette question. » Avec l’aide de Dounia Bouzar, la médiatique anthropologue engagée dans la lutte contre l’embrigadement djihadiste, qui leur a rapporté des « cas de figure proches de celui de Chama », les scénaristes ont pu approcher les mécanismes particuliers de la radicalisation chez les jeunes femmes. Sans chercher à expliquer à tout prix, le film sème des indices à travers le parcours et la personnalité de Chama, jeune fille passionnée, idéaliste, en quête de pureté. « Elle ne veut pas partir pour décapiter des gens, souligne sa remarquable interprète, Lina Elarabi, mais pour combattre l’injustice, aider des familles détruites par Bachar el-Assad. »

Eviter de simplifier ou d’aseptiser une réalité complexe et angoissante, de pointer du doigt, d’alimenter les ­extrêmes… Ne m’abandonne pas évolue sur un « fil ténu », selon l’expression de Xavier Durringer. Sa méthode, pour déjouer les malentendus : parler avec les acteurs et, surtout, les écouter. « Lorsque nous avons tourné la scène où le père de Chama tente de raisonner sa fille et la tire violemment par la jambe, Sami Bouajila [qui joue le rôle du père, NDLR] m’a alerté sur le fait que cela pouvait être mal perçu. Il ne fallait pas laisser croire qu’un rapport de violence existait entre ce père musulman et sa fille. C’est un geste de réaction, pour la saisir : cela devait être sans ambiguïté. » Cette confrontation poignante témoigne de la plus grande réussite du film : capter des sentiments extrêmes, antagonistes, sans sombrer dans les émotions faciles. « Pour que l’histoire soit crédible, il fallait que tous les acteurs soient parfaitement sincères avec leur personnage. Je leur ai parfois demandé d’oublier le sujet pour revenir à eux-mêmes : comment tu réagirais, toi ? On ne travaillait pas dans le “psychologisant”, mais dans une approche comportementale et instinctive. C’était “ici et maintenant”. » En équilibre sur ce fil ténu, tous les acteurs se révèlent impressionnants de justesse.


20/10/2016
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Farhad Khosrokhavar, sociologue : “Plus Daech interdit, plus il devient attrayant !”

Mus par une "religiosité mortifère" et par une haine de soi qui devient haine de l'autre, les jeunes Français sont nombreux parmi les nouveaux djihadistes. Des parcours de radicalisation retracés par le sociologue franco-iranien Farhad Khosrokhavar, depuis des années. 

L'horreur, la violence et la cruauté inouïes des attentats commis vendredi 13 novembre se passeraient presque de mots. Face au crime de masse perpétré dans les rues de Paris, on veut se taire, d'abord. On cherche pourtant à comprendre : comment des hommes ont-ils pu, un jour, faire ça ? Quels choix, quelles rencontres ont pu les amener à fomenter, puis à mettre en oeuvre pareille barbarie ? Folie furieuse ? L'explication serait trop facile. Pour éclairer, autant qu'il est possible, cette nuit effroyable — de laquelle nous mettrons longtemps à sortir —, il fallait une conscience claire, quelqu'un qui connaisse parfaitement les chemins et les acteurs du djihad, que ce dernier soit français ou étranger. Farhad Khosrokhavar, 67 ans, Franco-Iranien, est sociologue et directeur d'études à l'Ehess. Spécialiste de l'islam en prison et des processus de radicalisation, il observe depuis des années les mutations de l'islam radical. Et se montre lucide sur l'ampleur du combat qui nous attend désormais.

Peut-on parler d'un « djihad français » après les attentats du 13 novembre ?

Les auteurs de ces attentats peuvent s'en réclamer, mais le djihad traditionnel n'a rien à voir avec ça. Ces meurtres en sont une version extrémiste, modernisée et étroite, même si Daech, dans sa quête de volontaires, tente de faire croire qu'ils sont conformes à la tradition. C'est faux : pour celle-ci, le djihad est une notion défensive. Quand un pays musulman est occupé, ses habitants ont le droit de répondre par la guerre mais ce droit s'accompagne de nombreuses restrictions — en particulier, ne tuer ni femmes, ni enfants. La tuerie indistincte du 13 novembre occulte cet aspect essentiel.

Vous avez étudié le parcours de ces Français attirés par le djihad. Que connaissent-ils, justement, de cette tradition ? 

La plupart, absolument rien. Même les rudiments de l'islam leur échappent bien souvent — en prison, beaucoup ne savent même pas faire les prières quotidiennes. C'est d'autant plus vrai pour les nouveaux djihadistes, des convertis issus des classes moyennes pour qui l'islam est une sorte de « signifiant flottant », comme dirait Lacan : on met dedans tout ce qu'on veut, aussi bien le rejet de la société de consommation que le désir d'autorité. C'est ainsi que l'islam est devenu, en prison, « la religion des opprimés » : on s'y convertit pour protester contre sa condition, tout simplement. Soulignons ici combien l'absence d'utopie républicaine, de vision collective ou d'espérance commune est opportune pour Daech, qui remplit tous ces vides en prêtant à l'islam toutes sortes de mythologies n'ayant aucun ancrage dans la réalité. L'idée qu'il existerait une « umma » — communauté musulmane — planétaire, qui ne demanderait qu'à être rassemblée sous un même drapeau, par exemple, est une fiction historique. Le califat dont se réclame Daech était, dans sa dernière version, l'Empire ottoman, fondé non pas sur l'idée d'une umma planétaire, mais sur la cohérence d'un territoire géographique rassemblant justement plusieurs sortes d'islam : sunnite, chiite, alaouite...

Les grandes organisations musulmanes peuvent-elles affirmer que les actes commis par ces radicaux n'ont rien à voir avec l'islam ?

 

C'est compliqué : elles peuvent l'affirmer, mais ces jeunes djihadistes se réclament tout de même de l'islam. Le fait de dire à un terroriste « Tu n'es pas un musulman »met en outre ces institutions dans la position du juge qui excommunie. Or, c'est aussi ce que fait Daech, qui se considère seul détenteur de la vérité, et juge la foi des autres musulmans nulle et insignifiante quand elle ne recoupe pas la sienne. Il serait sans doute plus juste de reconnaître qu'il existe différentes versions de l'islam, dont certaines sont incompatibles avec la vie paisible et tempérée ; et, pour ces institutions, qui représentent la grande majorité des musulmans, de réaffirmer qu'elles rejettent certaines versions et en acceptent d'autres.

Au moment où nous parlons, trois Français ont été identifiés parmi les terroristes. Comment expliquez-vous leur basculement dans le meurtre de masse ?

Plusieurs types d'acteurs basculent dans le terrorisme, et le jeune de banlieue « désaffilié » est l'un d'entre eux. Son action est fondée sur la haine de soi et le sentiment de sa propre insignifiance, bientôt transformés en haine de l'autre. Ces jeunes se sentent rejetés par la société, et ce rejet, ils vont l'intérioriser pour le retourner. En basculant dans le djihadisme, ils ­inversent tous les vecteurs : la haine de soi devient la haine de l'autre ; le mépris ressenti disparaît dans la capacité à provoquer la peur chez les autres ; le jeune « insignifiant » devient du jour au lendemain célèbre mondialement — même si c'est un héros « négatif » ; et lui qui était jugé par la société, le voilà en mesure de la juger, et même de la condamner ! Le djihadisme facilite toutes ces mutations et rend à ces garçons et filles un semblant — ou une illusion — de dignité : les voilà « chevaliers de la foi » en lutte contre une société mécréante...

Cette dignité, ne la trouvent-ils pas au moins au sein de leur famille ?

Ces jeunes désaffiliés sont souvent ­issus de familles totalement décomposées. Des « familles patriarcales sans père » : il y règne encore l'idée que l'autorité vient d'en haut et doit être masculine, sauf que concrètement le père est souvent démissionnaire. Du coup, le fils devient rapidement un préadulte, mais dans les faits cela se traduit surtout par une adolescence attardée, jusqu'à 25 ans ou plus, avec le sentiment de ne jamais devenir un citoyen libre et responsable. La guerre en Syrie va être le rite de passage qui lui manquait : là-bas, il va affronter la mort, « dérouiller »... et devenir un adulte.

A côté du « jeune désaffilié », de nouveaux acteurs français du djihad ont fait leur apparition...

A partir de 2013, des personnes issues des classes moyennes et des jeunes femmes deviennent actrices à part entière du djihadisme. Ces jeunes filles sont de purs produits des sociétés modernes : elles cèdent à un romantisme exotique totalement naïf. Fatiguées du féminisme et ne comprenant rien aux acquis de leurs mères et grand-mères, elles fantasment le djihadiste comme un homme sûr, stable et fidèle. Quant aux jeunes des classes moyennes en partance pour la Syrie, ils ont le sentiment que ce monde en crise n'a rien à leur proposer. La peur du déclas­sement, et même de la prolétarisation, domine leur génération, ils n'ont aucune assurance sur l'avenir. Et surtout, ils sont devenus éperdument amoureux des normes répressives. Ils veulent des cadres. L'inversion avec Mai 68 est flagrante : oubliez « Il est interdit d'interdire », l'interdit est devenu une composante incontournable, et désirée, de leur psyché. Plus Daech interdit, plus il devient attrayant ! Mai 68 disait aussi « Faites l'amour, pas la guerre », Daech propose exactement l'inverse : « Faites d'abord la guerre, et pour ce qui est de l'amour, il doit être encadré par les normes les plus strictes de l'islam. » Enfin, dans les années 1970, on allait à Katmandou et en Afghanistan fumer du hasch. La guerre est désormais le véritable rite initiatique.

Dans quel état retrouve-t-on les djihadistes quand ils reviennent ?

On peut les classer en quatre catégories. Il y a d'abord les endurcis — ce sont les plus dangereux. Ils pensent qu'il faut lutter jusqu'à la mort, tuer cette société et restaurer l'islam dans sa prétention universelle. Impossible de les rééduquer. Pour moi, il faut les neutraliser, les mettre en prison et les isoler. Ensuite, il y a les repentis : il faut leur donner la parole, ce qu'on ne fait pas assez en France. Les Anglais, depuis des années, les poussent à partager leur expérience dans l'espace public, à montrer que l'islam radical ne peut pas améliorer le monde mais peut très vite le rendre invivable. Dans la troisième catégorie, je mets les traumatisés. Au moins cinq mille Européens sont partis en Syrie, dont mille quatre cents ou mille cinq cents Français. C'est un théâtre de combats de haute intensité, où l'on est exposé à l'extrême violence, à l'horreur et à la mort. Beaucoup d'apprentis djihadistes en reviennent traumatisés. Ils risquent de devenir violents en France non par conviction religieuse, mais à cause de troubles psychiques profonds. Il faut les soigner à travers une psychothérapie, la prison ne va pas les aider... Enfin, les indécis forment le dernier groupe : leur expérience en Syrie n'a pas été concluante, ils se posent des questions, ne savent pas de quel côté pencher.

En les regroupant, la France fabrique-t-elle de nouveaux terroristes ?

Ce rassemblement en prison est en effet une très mauvaise idée. Les endurcis y prennent le dessus sur les autres. Ils sont impénétrables — un véritable ciment —, la seule chose qui les anime est de chercher à vous endoctriner. Les repentis et les indécis, eux, sont fragiles, puisqu'ils se remettent en question : ils peuvent se transformer en endurcis, dont l'assurance et la sensation d'invulnérabilité est contagieuse. Pour lutter contre la radicalisation en détention, il faudrait retirer les repentis du lot et se « servir » d'eux en leur donnant la parole dans les médias et dans l'espace public.

Vous soulignez la fascination qu'exerce la mort sur ces djihadistes, vous parlez même de « religiosité mortifère »... 

J'ai évoqué cela pour la première fois dans un livre, L'Islamisme et la mort, Le martyre révolutionnaire en Iran, en 1995. L'aisance avec laquelle les fondamentalistes peuvent mourir et asséner la mort est, je crois, un phénomène anthropologique majeur. Dans le terrorisme « traditionnel », les choses se passent différemment : l'ETA, les Corses, et des groupes comme Action directe ou les Brigades rouges ne tuent pas indistinctement. Les Brigades rouges ciblaient tel capitaliste ; Action directe, tel militaire de haut rang... Les islamistes radicaux, eux, ont cette aptitude à mourir en martyrs et à tuer sans aucune forme de culpabilité. Ils jouent en fait sur tous les registres. En 2004, les attentats à bord de trains à Madrid avaient fait cent quatre-vingt-onze morts, ceux des transports en commun à Londres, en 2005, une soixantaine de morts, mais en France, récemment, les terroristes islamistes choisissaient plutôt leur cible : Merah voulait tuer des militaires musulmans, et lorsque l'un d'eux n'est pas venu au rendez-vous, il a tué des juifs. Les deux « modèles » coexistent donc, mais une chose est sûre : les attentats aveugles sont dans la nature même du djihadisme. Il ne cible pas ses victimes pour éviter de tuer des innocents, mais pour avoir un écho médiatique important. En exécutant des juifs à l'Hyper Cacher, Coulibaly savait pertinemment, au-delà du caractère antisémite de son acte, que tous les médias du monde allaient en parler.

La France est en guerre en Syrie. Doit-elle s'attaquer à Daech pour espérer mettre fin aux attaques terroristes ?

En à peine plus d'une année, Daech est devenu une organisation puissante. Al-Qaida disposait de très peu d'argent, Daech peut compter sur les milliards de dollars du pétrole qu'il vend aux ­Syriens et aux Turcs. Parce qu'il vise la restauration du califat, il bénéficie d'un prestige incomparablement supérieur à al-Qaida et d'une assise territoriale solide. Aujourd'hui, il incarne en fait l'absolu de l'islam authentique. Pour éradiquer Daech, il faudrait donc une invasion militaire. Or, en Occident, la méfiance est grande envers ce scénario. Les expériences irakiennes et libyennes n'ont pas été concluantes... Le problème, c'est que la mise en cause par Daech, à travers ses attaques terroristes, des fondements symboliques de l'existence sociale va devenir très dan­gereuse, particulièrement pour la France. Si l'éradication de Daech en Syrie reste un voeu pieux pour le moment, il faut s'attaquer aux symptômes en France et ailleurs pour ne pas risquer la montée des populismes. Pour y parvenir, une meilleure armature entre la police et les services de ­renseignement s'impose, afin que la société puisse développer, dans le strict respect de la loi, sa capacité à se protéger. Les moyens dont elle dispose sont pour l'instant insuffisants : il faudrait les étendre, comme cela s'est fait aux Etats-Unis, où des milliers de nouveaux agents de renseignement ont été embauchés après le 11 Septembre. Il faudrait aussi renforcer la collaboration entre les services de renseignement européens. On ne peut pas échapper au durcissement des opérations de police et de surveillance, car nous sommes entrés dans une forme nouvelle de guerre : Daech, c'est un fait, peut mobiliser des jeunes prêts à se sacrifier en tuant des innocents. Si l'on n'y prend pas garde, si le gouvernement ne réussit pas à empêcher les attentats tout en préservant l'Etat de droit, l'extrême droite va se revigorer. La situation est très dangereuse.

Après les tueries de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, les musulmans de France ont souffert de nombreux amalgames et accusations...

Demander aux musulmans en France de condamner ces attentats, c'est leur dénier leur statut de citoyens français : le citoyen est laïc, la religion est censée être du domaine privé. Mais face au traumatisme des attentats, des reproches à l'encontre des musulmans ne manqueront pas d'apparaître. Les terroristes se réclamant de l'islam, l'islam va donc devenir une fois de plus un principe de dissension. Et toute société ayant besoin d'un bouc émissaire, les musulmans ont de grandes chances, quoi qu'ils disent ou fassent, de le devenir. Demander aux gens de garder leur sang-froid et leur rationalité, lorsque des événements comme ceux qui viennent de se produire remettent en cause les fondements du vivre-ensemble, est très difficile. C'est un vrai problème. Et il ne peut se résoudre que par le rétablissement de l'ordre par l'Etat.

François Hollande en appelle à la « communauté nationale ». Cette dernière existe toujours ?

Dans le malheur, la société se ressoude. François Hollande a demandé que l'on s'unisse. On se souvient qu'après les attentats de janvier des jeunes des banlieues ont refusé d'observer une minute de silence. Demain, je ne crois pas que la situation change fondamentalement. Ce sera peut-être même pire. Or, la capacité d'une société à accepter des phénomènes de cette nature est limitée : si des actes de terrorisme se reproduisent trop souvent, le risque existe de voir certains prendre le couteau et le fusil pour faire la loi eux-mêmes. Le nombre très élevé de cent vingt-neuf victimes [au moment où cet entretien a été réalisé, NDLR] a une portée gigantesque. Le massacre d'une centaine d'innocents équivaut, en termes d'émotion, à une catastrophe qui ferait deux cent mille morts, car la ­société se sent profondément ébranlée, dans ses fondements symboliques, par ce qui s'est passé. Le drame du 13 novembre est aussi là.


20/10/2016
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FARHAD KHOSROKHAVAR : « ON ENTRE DANS UNE FORME DE FÉMINISME DU DJIHADISME »

 

Farhad Khosrokhavar : « On entre dans une forme de féminisme du djihadisme »

Après l’arrestation de trois femmes à Boussy-Saint-Antoine, le sociologue Farhad Khosrokhavar rappelle que ce phénomène de candidates au djihad est perceptible depuis 2014-2015.

LE MONDE |   • Mis à jour le  | Propos recueillis par  

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Lors d’un entretien donné au Monde, vendredi 2 septembre, le procureur de la République François Molins avait prévenu : « Sur les derniers mois, nous observons une accélération des dossiers de jeunes filles mineures, avec des profils très inquiétants, des personnalités très dures. Elles sont parfois à l’origine de projets terroristes qui, sur le plan intellectuel, commencent à être aboutis. »

Lire aussi :   Le procureur de Paris François Molins : « Le risque d’attentat est renforcé »

Cette crainte s’est concrétisée dans la soirée de jeudi 8 septembre par l’arrestation de trois femmes à Boussy-Saint-Antoine (Essonne), dans le cadre de l’enquête sur la voiture contenant des bonbonnes de gaz retrouvées le week-end dernier à Paris.

Lors d’une allocution, jeudi, le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, a dit que « ces jeunes femmes, âgées de 19, 23 et 39 ans, radicalisées, fanatisées, préparaient vraisemblablement de nouvelles actions violentes, et de surcroît imminentes ». Un testament rédigé par une des trois suspectes a été découvert lors de la perquisition ; la plus jeune femme interpellée avait une lettre d’allégeance à l’organisation Etat islamique (EI) dans son sac.

Lire aussi :   Essonne : trois femmes interpellées soupçonnées de projeter un attentat

Pour le sociologue et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) Farhad Khosrokhavar, il fallait s’attendre à ce que des femmes passent à l’acte en Europe, au nom de l’EI. Et selon lui, il existe en Occident un terrorisme qui sera exclusivement l’œuvre de femmes.

Est-ce que cette affaire, qui implique plusieurs femmes, vous surprend ? 

Farhad Khosrokhavar : Non, je m’y attendais. Ce phénomène de candidates au djihad est notamment perceptible depuis 2014-2015. Et il y aurait pu en avoir beaucoup plus sans le numéro vert mis en place par le gouvernement et l’entente avec la Turquie.

Il y a une réelle vocation du djihadisme chez les femmes. Dans cette dernière affaire, ce sont visiblement elles qui ont monté ce coup, même s’il peut y avoir des hommes derrière. Elles veulent montrer qu’elles n’ont pas besoin d’hommes pour leurs actions.

Il y a deux formes de violence chez les femmes. Celle où elles réagissent à la violence des hommes, qui les maltraitent ou les violent. Mais là, on assiste à un processus d’autonomisation de la violence. C’est de la violence spontanée, qui n’a aucun lien avec une violence préalable, pour un projet politico-religieux. Ces femmes entrent dans une nouvelle forme de violence.

Quel est le profil de ces femmes radicalisées ?

Ce sont surtout des filles de classe moyenne qui se radicalisent. Alors que les hommes viennent principalement de banlieues, ce n’est pas le cas chez les femmes, où il y a peu de vocation dans ces territoires. A part des cas comme Hayat Boumeddiene [la compagne d’Amédy Coulibaly, auteur des attentats de Montrouge et de l’Hyper Cacher], ou Hasna Aït Boulahcen, la cousine d’Abdelhamid Abaaoud [coordinateur des attentats de Saint-Denis et de Paris]. Mais pour la majorité des jeunes filles de banlieue, il y a encore un système patriarcal qui s’exerce sur elles et opère comme une pression.

Lire aussi :   Femmes de djihadistes

Par ailleurs, chez les femmes radicalisées en Europe, il y en a environ 20 à 30 % qui sont des converties. C’est un taux très élevé. La radicalisation se passe surtout sur Internet. Des adolescentes peuvent se radicaliser en une semaine, dix jours, par le biais notamment de copines déjà radicalisées qui les incitent, les manipulent sur Facebook.

A-t-on été assez attentif à cette radicalisation des femmes ?

Les femmes ont bénéficié d’un préjugé favorable jusqu’à aujourd’hui. Avant, une femme ne pouvait pas être dangereuse ou violente. Cette nouvelle donne va remettre en cause l’orientation des services de renseignement et complexifier leur tâche.

Lire aussi :   Comment nos filles deviennent des « califettes »

Il y a maintenant tout un pan de jeunes filles qui peuvent passer à l’action. Avec la première vague de départs, en 2013, elles partaient en pensant faire de l’humanitaire en Syrie. Là, on est passé à autre chose. On assiste avec ces nouveaux cas à une forme de perversité de la culture d’égalité qui est présente en Occident, d’un post-féminisme liée à une grande méconnaissance des racines du féminisme.

Il y a aussi chez elles une sorte d’exotisme à vouloir partir, elles en ont une vision naïve. Et quand elles sont sur place, elles se rendent compte rapidement que ça ne se passe pas comme elles le pensaient.

Sommes-nous dans une nouvelle phase du djihadisme avec cette apparition des femmes ?

Ce genre d’action ne peut pas se produire au Moyen-Orient, seulement en Occident. Il y a un féminisme du djihadisme qui est en train de se mettre en place. Ce degré d’autonomie, où elles veulent agir sans les hommes, ne se trouve qu’ici. Dans le monde musulman, elles sont toujours sous l’hégémonie des hommes.

On entre dans une forme de féminisme du djihadisme. Les femmes montrent qu’elles peuvent aller jusqu’au bout, que la violence n’est plus le monopole de l’homme. Elles disent : « Comme femme je peux réaliser un attentat, donc je suis l’égale de l’homme dans ce combat. » C’est quelque chose qui est dans l’air depuis un moment déjà. Elles ne sont plus aussi passives qu’on le disait.

Al-Qaida n’a pas réussi à attirer beaucoup de femmes. Ce que Daech a réussi. Al-Qaida tenait un discours par les hommes et pour les hommes. Daech a un discours, via ses vidéos notamment, qui n’est pas tellement idéologique. Il y a l’exaltation d’une vision de soi et des autres. C’est une vision idéalisée qui s’oppose à la morosité de la vie en Europe, où les musulmans seraient en danger de mort. C’est pour ça que les jeunes et les femmes, notamment, sont attirés par le djihadisme.

 


20/10/2016
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OLIVIER ROY : « LA MORT FAIT PARTIE DU PROJET DJIHADISTE »

 

Les jeunes radicalisés appartiennent à une nouvelle génération de djihadistes fascinés par la violence et le nihilisme, estime le directeur de recherche au CNRS.

LE MONDE |   • Mis à jour le 

Directeur de recherche au CNRS, Olivier Roy enseigne à l’Institut universitaire européen de Florence (Italie), il vient de publier Le Djihad et la mort (Seuil, 167 pages, 16 euros), ouvrage dans lequel il explique la nouveauté du terrorisme globalisé par « la quête délibérée de la mort » par les jeunes djihadistes. Auteur d’une œuvre internationalement reconnue et largement débattue, il revient sur les origines et les moyens de résister à ce « Viva la muerte » mondialisé.

Lire aussi :   Olivier Roy : « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste »

Le djihadisme n’est-il qu’un nihilisme ou bien également un islamisme ?

Le projet islamiste au sens strict (c’est-à-dire celui des Frères musulmans) est de construire un Etat islamique d’abord dans un pays donné, en obtenant le maximum de soutien populaire. Du Hamas palestinien au PJD [Parti de la justice et du développement] marocain, en passant par le Ennahda tunisien, les résultats sont variés, mais dans tous les cas le nationalisme l’a emporté sur l’islamisme.

Les djihadistes, en revanche, s’inscrivent d’emblée dans la défense de l’oummah [communauté des croyants musulmans] globale et ne s’intéressent pas à la mise en place d’une société stable dans un pays donné.

Le nihilisme n’est pas leur projet initial, bien sûr, mais devant l’échec de leur tentative de djihad mondial, ils se replient de plus en plus sur une vision apocalyptique et désespérée, qui, elle, est nihiliste. Et c’est cela qui attire des jeunes sans lien avec les conflits locaux, mais qui sont fascinés par le destin de martyr qui leur est soudain offert.

Comment expliquer les causes de cette violence « no future » qui s’arrime à la religion musulmane ?

Sans ignorer la longue généalogie du djihad dans le monde musulman, il faut bien constater que les formes de radicalité que l’on trouve dans le terrorisme et le djihadisme aujourd’hui sont profondément modernes.

De Khaled Kelkal aux frères Kouachi, on retrouve les mêmes constantes, toutes très nouvelles : des radicaux venus d’Occident (en gros 60 % de seconde génération et 25 % de convertis), tous jeunes, tous en rupture générationnelle, tous « born again » ou convertis, tous s’identifiant à un djihad global qui se développe bien au-delà des formes de mobilisation classique (soutien aux luttes de libération nationale).

La moitié d’entre eux a, en France, un passé de petits délinquants. Et surtout, tous se font exploser ou se laissent rattraper par la police et meurent les armes à la main. Bref, pour presque tous, la mort fait partie de leur projet. Ce comportement n’est ni islamiste ni salafiste (pour les salafistes, seul Dieu décide de la mort).

S’agit-il d’une variante, islamisée, d’un « Viva la muerte » globalisé ?

Si on adopte une vision transversale (comprendre la radicalisation des jeunes djihadistes en parallèle avec les autres formes de radicalisation nihiliste) au lieu d’adopter une lecture verticale (que dit le Coran sur le djihad), on voit à quel point le nihilisme du terroriste islamique s’inscrit dans un modèle répandu.

Comme avec ces jeunes qui commettent des massacres de masse de type Columbine (deux lycéens américains retournent dans leur collège à Columbine en 1999 pour tuer leurs camarades et leurs professeurs), on trouve des analogies frappantes : annonce du massacre à l’avance sur Internet, mise en scène de soi-même avant et pendant (on se filme), référence apocalyptique (satanisme pour Columbine) et enfin suicide.

Beaucoup d’observateurs ont remarqué à quel point le prestige de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique, EI] vient de sa maîtrise d’une certaine culture jeune (jeux vidéo, « Call of Duty », mise en scène gore) ; L’EI permet de se construire en héros négatif, qui occupera la « une » des journaux.

Le nihilisme va de pair avec un narcissisme exacerbé : on s’assure, comme Amedy Coulibaly, que les télévisions sont bien là, on se filme en train de tuer, comme l’assassin du Père Hamel, à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), le 26 juillet, et comme celui du couple de policiers de Magnanville (Yvelines), le 13 juin.

Les décapitations lentement filmées, précédées de l’interrogatoire des prisonniers, suivies de leur dissémination sur Internet, sont une technique mise au point par les « narcos » mexicains bien avant l’EI. L’esthétique de la violence (que l’on trouve par exemple dans le film de Pasolini, Salo) est une dimension importante de cette culture gore.

Est-ce également un mouvement générationnel ?

En plus de la fascination pour la mort, la dimension générationnelle est fondamentale chez les radicaux. Dans pratiquement toutes les cellules, on trouve au moins une fratrie (et des couples de frères pour le réseau Bataclan-Bruxelles).

C’est énorme et inédit, aussi bien dans les groupes d’extrême gauche que dans la tradition radicale islamiste. Et quand ces jeunes ont des enfants, ils les abandonnent à l’organisation, comme s’ils ne pouvaient pas engendrer pour eux-mêmes, comme s’ils refusaient de s’inscrire dans la durée.

D’où viennent cette haine générationnelle et cet iconoclasme culturel ?

Les révolutions de jeunes ont été inaugurées par la Révolution culturelle chinoise. Si les révolutions attirent les jeunes, elles prétendent détruire un ordre ancien mais pas les anciens en tant que tels. Or la Révolution culturelle chinoise a visé non pas une classe sociale, mais la génération des parents : un rite d’appartenance était de dénoncer ses propres parents.

La haine de la génération des parents va de pair avec l’iconoclasme : on détruit temples, statues et mémoire. Les Khmers rouges sont une parfaite illustration de cette révolution générationnelle.

Mais la multiplication récente d’armées d’enfants-soldats (comme peut-être ce que prépare l’EI s’ils en ont le temps) est aussi un signe de cette instrumentalisation d’une guerre de génération (ici manipulée, car les enfants ne choisissent pas). Les radicaux ne se révoltent pas au nom de leurs parents : ils dénoncent l’islam, ou plutôt le mauvais islam de leurs parents.

Comment peut-on lutter contre la propagande de l’EI ?

On commet un contresens total sur la radicalisation djihadiste en pensant qu’elle est la conséquence d’un mauvais choix théologique : ces jeunes attirés par l’islam auraient, entend-on, mal compris le message et auraient suivi une fausse interprétation de l’islam.

Bref, il suffirait de leur enseigner un « bon » islam pour les déradicaliser. Mais ils sont justement fascinés par la radicalité, pas par l’islam en tant que tel. Ils suivent le djihadisme parce qu’ils y trouvent ce qu’ils cherchent – la radicalité et la violence –, pas parce qu’ils se seraient malencontreusement trompés d’école. On ne guérit pas un joueur de poker en lui apprenant la belote.

Ce qu’on appelle la « déradicalisation » n’est pas la solution, expliquez-vous, car « les djihadistes sont des militants ». Mais par quoi faudrait-il la remplacer, et quelles instances pourraient les faire parler ?

Lors des procès aux assises des anarchistes autour de 1900 (comme celui d’Emile Henry en 1894), on avait un forum de débat : le militant défendait ses idées (bien sûr, cela se terminait par la guillotine, mais on le prenait au sérieux).

Or aujourd’hui, on fait tout pour médicaliser ou infantiliser le radical (et surtout la radicale : la djihadiste en burqa paraît incompréhensible). Je crois qu’il faut leur accorder la responsabilité, et donc, bien sûr, les punir, mais les pousser à parler politique au lieu de s’enfermer dans la secte.

L’essor du salafisme, même dans sa version non violente, ne fournit-il pas malgré tout un cadre idéologique favorable au djihadisme ?

En regardant de plus près, on voit que l’islam des radicaux et de l’EI n’est pas vraiment salafiste, car ils ne sont guère obsédés par l’orthopraxie (le strict respect des règles) qui est la marque du salafisme.

Mais le salafisme a une responsabilité non pas tant dans la radicalisation terroriste que dans la légitimation d’une sorte de séparatisme, celui de la communauté des croyants par rapport au reste de la société.

La conséquence, c’est que le salafisme ne sait pas quoi répondre quand les jeunes radicaux poussent la logique de la rupture jusqu’au bout, car il n’a pas d’argument en faveur du « vivre ensemble ». Et là il faut mettre les prédicateurs salafistes devant leur responsabilité qui est ici plus sociale que théologique.

Pourquoi la recherche sur le djihadisme est-elle aussi divergente et divisée ?

Il y a des enjeux intellectuels, voire idéologiques certains. La recherche en sciences humaines n’est pas une science exacte ; on s’identifie à son terrain, on peut aussi parfois le prendre en haine. Le chercheur fait partie de sa propre recherche.

La réponse, c’est le débat dans le cadre assez normé de la rigueur universitaire. Mais le problème est que cette rigueur se trouve bousculée aujourd’hui par les exigences du marché. Il y a un marché de la recherche, à la fois structurel (répondre à des appels d’offres) et occasionnel. La vague de terrorisme a soudainement ouvert les vannes d’un financement dans l’urgence. Le premier qui présente un projet de recherche répondant aux attentes, ou plutôt aux angoisses, des autorités gagne le marché. D’où la tentation de délégitimer la concurrence.

Comment résister à la terreur que veut répandre l’EI ?

L’EI vit de la peur qu’il inspire. Car elle n’est pas une menace stratégique. Le « califat » s’effondrera tôt ou tard et les attentats, aussi meurtriers soient-ils, ne touchent l’économie qu’à la marge et renforcent la détermination sécuritaire (l’Europe de l’Ouest qui doucement s’enfonçait dans un processus de désarmement y met fin).

La crainte d’une guerre civile reste un fantasme, car l’EI ne touche de jeunes musulmans qu’à la marge et ne fait rien pour gagner la population musulmane à sa cause (un tiers des victimes de l’attentat de Nice, le 14 juillet, sont des musulmans).

Il faut travailler avec les classes moyennes d’origine musulmane en ascension sociale, favoriser l’émergence non pas d’un islam français mais de musulmans français, en cessant de s’appuyer sur des pays étrangers, et en normalisant la pratique religieuse publique, c’est-à-dire en jouant la carte de la liberté religieuse, au lieu de s’enfermer dans une laïcité idéologique et décalée.

Propos recueillis par Nicolas Truong

Lire aussi :   Olivier Roy : « La peur d’une communauté qui n’existe pas  »

  • Olivier Roy et « l’islamisation de la radicalité » Si la menace n’était pas aussi grave et les enjeux politiques aussi importants, la querelle entre Olivier Roy et Gilles Kepel n’aurait jamais dû sortir du petit cénacle des spécialistes du monde musulman et de la science politique. Pour schématiser, Kepel explique la violence djihadiste par une radicalisation de l’islam, Roy y voit une islamisation de la radicalité. Pour ce dernier, l’islam n’est que l’étendard – ou le prétexte – d’une révolte armée, qui s’est exprimée par le passé au nom d’autres idéologies, comme le marxisme au temps des Brigades Rouges italiennes par exemple. Rien ne sert, écrit Roy dans son dernier ouvrage, Le djihad et la mort (Seuil, 170 p., 16 €), de chercher dans l’islam les explications à cette violence : « Au lieu d’une approche verticale, qui irait du Coran à Daech, (...) je préfère une approche transversale, qui essaie de comprendre la violence islamique en parallèle avec les autres formes de violence, qui lui sont fort proches (révolte générationnelle, autodestruction, rupture radicale avec la société...). » L’auteur s’attache aussi à démonter les arguments de ceux qui y voient une révolte politique, à l’instar de François Burgat, pour qui cette violence exprime la révolte de peuples colonisés et opprimés et des exclus des sociétés occidentales. Déradicaliser ne sert à rien, insiste Roy, ce qu’il faut, c’est faire éclater au grand jour l’inanité de cette radicalité, la priver de son discours autojustificateur. Christophe Ayad


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20/10/2016
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