ABSTENTION. QUI SONT LES ABSTENTIONNISTES (ET POURQUOI ILS NE VOTENT PAS)
Par Céline Braconnier
Alors que les citoyens français qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales représentent 6 à 7% du corps électoral potentiel, environ 10% des inscrits sont des abstentionnistes constants, qui ne votent jamais : il s’agit d’une proportion relativement stable dans le temps. Ce qui est en revanche de plus en plus fréquent, c'est la participation très intermittente : des individus qui votent de moins en moins, mais à qui il arrive tout de même de voter, notamment pour les élections présidentielles.
Carte d'électeur vierge (GILE MICHEL/SIPA)
La dernière séquence électorale 2007-2012 fournit une parfaite illustration de ce phénomène : elle est composée de deux tours de scrutins - ceux de la présidentielle 2007 - pour lesquels on a enregistré une très forte participation de 84% - alors que tous les scrutins suivants sont marqués par des records historiques d’abstention (aux élections législatives, municipales, européennes et régionales).
Or l’analyse des listes d’émargement montre que ce sont les mêmes individus qui s'abstiennent la plupart du temps et qui, de temps en temps, se rendent au bureau de vote. La hausse de l'abstention observée au cours des deux dernières décennies années dissimule donc moins un processus de rupture avec le vote que le lien de plus en plus relâché qu’un nombre croissant de citoyens entretient avec les urnes.
Les facteurs de l'abstention
Les facteurs sociaux. Il n’y a pour pas d’égalité face à la participation électorale et ce vote très intermittent ne se distribue pas au hasard dans l’espace social. Les non inscrits, comme les inscrits qui votent le moins, appartiennent aux catégories de la population les plus fragiles : les travailleurs les moins stables, les chômeurs, les populations les plus précaires, etc. Le niveau de diplôme constitue encore aujourd’hui un facteur déterminant de la participation électorale. De même, la jeunesse prédispose à une fréquentation très intermittente des bureaux de vote. Cela explique que les quartiers populaires installés à la périphérie des grandes villes, dont la population est plus jeune, plus au chômage, plus en difficultés que la moyenne, enregistrent régulièrement les taux d’abstention parmi les plus élevés du territoire national.
De façon générale, puisque les comportements électoraux prolongent des formes d’intégration sociale qui se jouent aussi bien à l’école, en famille, qu’au travail, ceux qui demeurent aux marges du marché de l’emploi stable ou qui sont les plus isolés sont parmi ceux de nos concitoyens qui votent le moins. De même trouve-t-on parmi les facteurs explicatifs de l'abstention tout ce qui peut donner l'impression à un individu qu'il est relégué à une place de second rang, qu'il n'est pas considéré comme un citoyen à part entière. C’est l’un des facteurs explicatifs d’une plus forte abstention des populations françaises d'origine étrangère, qui s’abstiennent davantage, à caractéristiques socio-économiques égales, que les autres catégories, et sont notamment moins inscrites sur les listes électorales.
Les facteurs environnementaux. L'intérêt pour la politique est traditionnellement plus fort dans les catégories détentrices de capitaux économiques et culturels. Néanmoins, même si elles se sont toujours moins intéressées à la politique, les catégories populaires ont longtemps beaucoup voté en France - c'est même un des traits qui distingue l’histoire électorale française de celle des États-Unis.
Car pendant longtemps, ce moindre intérêt pour la politique a été compensé par un véritable encadrement militant : au bureau, à l’usine mais aussi dans les quartiers, des collègues et voisins politiquement engagés étaient des figures appréciées du quotidien et jouaient un rôle important dans l'animation des sphères publiques locales : ils rendaient de multiples petits services, organisaient les fêtes de quartier, présidaient les clubs de foot, les associations de parents d'élèves, les amicales des locataires etc. Ils alimentaient un sentiment d’appartenance, contribuaient à politiser a minima les populations. Les jours de scrutins, leur seule présence représentait une incitation à voter pour les moins prédisposés à le faire.
Mais aujourd'hui, les quartiers populaires où l’on enregistre les plus forts taux d’abstention sont devenus des déserts militants et c’est désormais les familles et les amis sur lesquels reposent les dynamiques d’entraînement vers les urnes des moins politisés par ceux qui le sont un peu plus. La seule forme que prend l'apparition de la politique partisane, en dehors des apparitions que font les professionnels dans les postes de télévision, est celle du porte-à-porte que mettent en œuvre certains partis et candidats en conjoncture de campagne. Il s’agit là d’une incursion ponctuelle, qui peut se révéler efficace pour stimuler la participation et mettre en branle les dispositifs familiaux de mobilisation, mais insuffisante pour modifier le rapport des citoyens les plus sceptiques à l’égard de la politique.
Le désenchantement. Car il y a aussi des facteurs politiques de l’abstention, dont certains sont, en quelque sorte, structurels. Le désenchantement vis-à-vis de la politique, lié à l'alternance gauche-droite devenue systématique à partir du milieu des années 80, en fait partie. Avant la grande alternance de 1981, les catégories populaires, au sein desquelles on votait beaucoup et très largement en faveur des candidats de la gauche, entretenaient un espoir de changement de leurs conditions de vie.
11 mai 1981, la presse annonce la victoire de François Mitterrand (SETBOUN MICHEL/SIPA)
L'alternance politique n'ayant pas engendré de véritables améliorations, la méfiance et le scepticisme à l’égard de la politique, déjà caractéristique des catégories populaires, s’est largement accru. Il est d’ailleurs tellement répandu aujourd’hui que c’est le fait que l’on vote encore de temps en temps dans ces catégories qui devrait étonner et non le fait qu’on s’y abstienne beaucoup.
L'âge et la génération. Parmi les électeurs désenchantés qui continuent néanmoins de voter, on trouve par exemple les personnes âgées des milieux populaires, dont la fréquentation des urnes, bien plus constante que celle des jeunes, s’explique en partie par un sens aiguë du devoir civique. Quand on les interroge, elles évoquent les générations qui se sont battues pour obtenir le droit de vote et partagent une conception presque sacralisée du devoir électoral.
Les jeunes, quant à eux, culpabilisent beaucoup moins de ne pas voter. En France comme dans la plupart des démocraties occidentales où l’on enregistre une hausse notable de l’abstention, le renouvellement des générations pourrait donc demain alimenter une dynamique abstentionniste encore plus marquée, que le vieillissement de la population pourrait ne plus être suffisant à neutraliser.
Les désillusions conjoncturelles. Certaines désillusions ponctuelles peuvent aussi contribuer à alimenter l'abstention. Elles sont relatives à une déception liée à un précédent scrutin. Par exemple, on s'attend cette année à ce qu'il y ait une abstention relativement importante parmi les citoyens des catégories populaires qui avaient voté pour Nicolas Sarkozy en 2007, le changement promis n'ayant pas été au rendez-vous. Car même les plus désenchantés peuvent, le temps d’une campagne au cours de laquelle un candidat parvient à incarner un espoir de rupture, renouer avec l’espoir que la politique puisse changer la vie.
Quel taux d'abstention pour la présidentielle de 2012 ?
S'il est bien sûr impossible de déterminer à l'avance le taux d'abstention, on peut relever que les conditions de déroulement de la campagne sont actuellement moins propices à la mobilisation qu'en 2007.
Le nombre de nouveaux inscrits volontaires sur les listes électorales est moindre cette année qu'en 2007, cette donnée étant un bon indicateur de la participation à venir.
On relève également que la campagne de 2012 a encore, à trois semaines du scrutin, du mal à pénétrer dans les quartiers populaires et dans les esprits en général - certaines enquêtes indiquent que les 2/3 des citoyens ne la trouvent pas, voire pas du tout intéressante.
N. Sarkozy et F. Hollande à Paris, le 08/02/12 (Christophe Guibbaud/AP/SIPA)
Enfin, l’offre politique est sensiblement différente d'il y a 5 ans. En 2007, Nicolas Sarkozy est parvenu à incarner une promesse de rupture, et a mobilisé aussi bien pour lui que contre lui. Après 5 ans de présidence, il fait manifestement moins peur alors qu’il a déçu une partie de ceux qui avaient voté pour lui. Ségolène Royal était quant à elle la première femme de gauche à pouvoir devenir présidente de la République, ce qui a pu jouer un rôle dans la forte participation enregistrée en 2007.
Le candidat du Parti socialiste refuse cette année d'incarner une quelconque rupture, par souci de réalisme dans un contexte marqué par la crise économique et financière, et aussi pour ne pas décevoir. Mais pour faire bouger les citoyens les plus méfiants et ceux qui ne s'intéressent que de loin à la politique, il faut les faire rêver un peu. Partant du principe que l'offre politique est aujourd'hui moins clivante et moins mobilisatrice, on peut douter que la forte mobilisation de 2007 se reproduise. Reste toutefois trois semaines aux acteurs de la campagne pour modifier le cours des choses.
Propos recueillis par Hélène Decommer. source l ’obs
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