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Texte N° 1

 

Boris Vian – La complainte du progrès - 1956


Autrefois pour faire sa cour


On parlait d'amour


Pour mieux prouver son ardeur


On offrait son cœur


Maintenant c'est plus pareil

Ça change ça change


Pour séduire le cher ange


On lui glisse à l'oreille



Ah Gudule, viens m'embrasser, et je te donnerai...



 

Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer


Et du Dunlopillo


Une cuisinière, avec un four en verre


Des tas de couverts et des pelles à gâteau!


Une tourniquette pour faire la vinaigrette


Un bel aérateur pour bouffer les odeurs


Des draps qui chauffent


Un pistolet à gaufres


Un avion pour deux...


Et nous serons heureux!



 

Autrefois s'il arrivait


Que l'on se querelle


L'air lugubre on s'en allait


En laissant la vaisselle


Maintenant que voulez-vous


La vie est si chère
On dit: "rentre chez ta mère"


Et on se garde tout

Ah Gudule, excuse-toi, ou je reprends tout ça...



Mon cire-godasses,

mon repasse-limaces

Mon frigidaire,

mon armoire à cuillers


Mon évier en fer,

et mon poêle à mazout


Mon tabouret-à-glace et mon chasse-filous!


La tourniquette, à faire la vinaigrette


Le ratatineur dur et le coupe friture



Et si la belle se montre encore rebelle


On la ficelle dehors, pour confier son sort...



Au frigidaire, à l'efface-poussière


A la cuisinière, au lit qu'est toujours fait


Au chauffe-savates, au canon à patates


A l'éventre-tomate, à l'écorche-poulet!


 


Mais très très vite


On reçoit la visite


D'une tendre petite


Qui vous offre son cœur



Alors on cède
Car il faut qu'on s'entraide


Et l'on vit comme ça jusqu'à la prochaine fois


Et l'on vit comme ça jusqu'à la prochaine fois


Et l'on vit comme ça jusqu'à la prochaine fois

 

 Texte N°2

« Dans le monde qui était le leur, il était presque de règle de désirer toujours plus qu'on ne pouvait acquérir. Ce n'était pas eux qui l'avaient décrété ; c'était une loi de la civilisation, une donnée de fait dont la publicité en général, les magazines, l'art des étalages, le spectacle de la rue, et même, sous un certain aspect, l'ensemble des productions communément appelées culturelles, étaient les expressions les plus conformes. Ils avaient tort, dès lors, de se sentir, à certains instants atteints dans leur dignité : ces petites mortifications - demander d'un ton peu assuré le prix de quelque chose, hésiter, tenter de marchander, lorgner les devantures sans oser entrer, avoir envie, avoir l'air mesquin - faisaient elles aussi marcher le commerce. Ils étaient fiers d'avoir payé quelque chose moins cher, de l'avoir eu pour rien, pour presque rien. Ils étaient plus fiers encore (mais on paie toujours un peu trop cher le plaisir de payer trop cher) d'avoir payé très cher, le plus cher, d'un seul coup, sans discuter, presque avec ivresse, ce qui était, ce qui ne pouvait être que le plus beau, le seul beau, le parfait. Ces hontes et ces orgueils avaient la même fonction, portaient en eux les mêmes déceptions, les mêmes hargnes. Et ils comprenaient, parce que partout, tout autour d'eux, tout le leur faisait comprendre, parce qu'on le leur enfonçait dans la tête à longueur de journée, à coup de slogans, d'affiches, de néons, de vitrines illuminées, qu'ils étaient toujours un petit peu plus bas dans l'échelle, toujours un petit peu trop bas. Encore avaient-ils cette chance de n’être pas loin, les plus mal lotis. »

Georges PÉREC, Les Choses (Julliard), 1965. 

Texte N°3

Je me prénomme Octave et m'habille chez APC. Je suis publicitaire: eh oui, je pollue l'univers. Je suis le type […] qui vous fait rêver de ces choses que vous n'aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché sur PhotoShop. Images léchées, musiques dans le vent. Quand, à force d'économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j'ai shooté dans ma dernière campagne, je l'aurai déjà démodée. J'ai trois vogues d'avance, et m'arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c'est le pays où l'on n'arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l'avantage avec la nouveauté, c'est qu'elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.           

Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l'a baptisée « la déception post-achat ». Il vous faut d'urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L'hédonisme n'est pas un humanisme: c'est du cash-flow. Sa devise? «Je dépense donc je suis. » Mais pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur.

Extrait de 99 francs, Frédéric Beigbeder, Grasset, 2000. 

Texte N° 4

La société de consommation ne se désigne pas seulement par la profusion des biens et des services, mais par le fait, plus important, que tout est service, que ce qui est donné à consommer ne se donne jamais comme produit pur et simple, mais bien comme service personnel, comme gratification. Depuis « Guinness is good for you » jusqu'à la profonde sollicitude des hommes politiques pour leurs concitoyens en passant par le sourire de l'hôtesse et les remerciements du distributeur automatique de cigarettes, chacun de nous est environné d'une formidable serviabilité, entouré d'une coalition de dévouement et de bonne volonté. La moindre savonnette se donne comme le fruit de la réflexion de tout un concile, d'experts penchés depuis des mois sur le velouté de votre peau. […]

Rien n'est aujourd'hui purement et simplement consommé, c'est-à-dire acheté, possédé, utilisé à telle fin. Les objets ne servent pas tellement à quelque chose, d'abord et surtout ils vous servent. Sans ce complément d'objet direct, le « vous » personnalisé, sans cette idéologie totale de prestation personnelle, la consommation ne serait que ce qu'elle est. C'est la chaleur de la gratification, de l'allégeance personnelle qui lui donne tout son sens, ce n'est pas la satisfaction pure et simple. C'est au soleil de la sollicitude que bronzent les consommateurs modernes.

Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures,Paris, Éditions Denoël, 1970.

 

 

 



04/01/2016
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