Election présidentielle : « Les émotions façonnent nos réactions à l’environnement »
Dans une tribune au « Monde », plusieurs universitaires rappellent que la colère, la peur ou l’enthousiasme jouent un rôle décisif et sous-évalué dans le processus électoral.
LE MONDE | 06.05.2017 à 12h00 • Mis à jour le 07.05.2017 à 08h00
TRIBUNE. L’élection présidentielle de 2017 occupera certainement une place à part dans les futurs manuels d’histoire politique. La durée de la campagne, les vainqueurs surprenants des élections primaires, la place des affaires, l’émergence historique de quatre familles politiques, et un débat télévisé d’entre-deux-tours agité bouleversent en profondeur les schémas classiques de l’analyse du comportement électoral.
La vie politique française est-elle devenue folle ? Les électeurs parviennent-ils à garder la raison au moment de glisser leur bulletin dans l’urne ? Répondre à ces questions implique de réintroduire un facteur souvent oublié de l’analyse électorale : les émotions. Comment sont-elles générées, comment se développent-elles, à travers quels comportements électoraux sont-elles exprimées ?
Eléments essentiels de notre existence, les émotions façonnent nos réactions à l’environnement, influencent nos perceptions et participent à nos décisions. Pour autant, elles ont souvent fait l’objet d’une condamnation par les philosophes, de Platon à Aristote, en passant par Spinoza ou Condillac. En effet, elles s’opposeraient à la raison : passions contre logique, affect contre rationalité.
Processus mentaux complexes
A l’opposé, on trouve chez le philosophe britannique David Hume dans son Traité de la nature humaine une position radicalement différente : pour lui « la raison est, et devrait seulement être, l’esclave des passions, et ne jamais pouvoir prétendre à un autre office que de les servir et de leur obéir ».
Dans le champ politique, les émotions sont largement présentes, que ce soit dans les débats, les échanges parlementaires ou encore dans les négociations internationales.
Parce qu’il s’agit de processus mentaux complexes, les émotions seraient susceptibles d’altérer la prise de décision et provoqueraient des choix déraisonnés. Au fond, l’électeur citoyen rationnel serait vertueux et s’opposerait à la figure d’un citoyen sentimental guidé par des émotions au moment du vote.
Une telle vision antithétique laisse entendre que les émotions agissent comme des forces mystérieuses, instinctives et turbulentes qui perturbent et appauvrissent le jugement de l’électeur. Imagine-t-on encore un univers dans lequel prendre des décisions politiques raisonnées justifierait pour l’électeur de s’informer sur les enjeux ou propositions des candidats, de hiérarchiser de manière éclairée et sereine leurs différentes solutions, et de décider lequel des candidats offre en conséquence la meilleure réponse ?
La raison ne peut suffire. L’électeur, en tant que citoyen sentimental, est traversé par un ensemble d’émotions, allant des expériences, des souvenirs positifs ou négatifs aux réactions plus immédiates face à un événement.
Par exemple, le débat télévisé du mercredi 3 mai a pu susciter chez certains électeurs autant d’agacement, de lassitude, de nervosité que d’enthousiasme ou de dégoût.
Une autre illustration du rôle des émotions est donnée, aux Etats-Unis, par des confrères de l’université de Michigan qui ont mis en évidence que lors de la dernière élection présidentielle américaine, la colère des électeurs a été le principal ressort psychologique permettant d’expliquer la victoire de Donald Trump.
Les effets politiques de la colère
Quels enseignements peut-on tirer du rôle des émotions dans l’élection présidentielle française ? A partir de l’enquête électorale du Cevipof, nous avons pu conduire une expérience en interrogeant près de 15 000 personnes inscrites sur les listes électorales en leur soumettant un éventail d’émotions au regard de la situation générale en France, économique, et politique.
Parmi les émotions retenues dans cette expérience, deux d’entre elles étaient négatives (peur et colère), deux positives (enthousiasme et espoir) et deux plus modérées (inquiétude et amertume). Près de 70 % des électeurs expriment de la peur et 67 % de la colère vis-à-vis de la situation politique, alors que 26 % et 34 % des électeurs font respectivement preuve d’enthousiasme et d’espoir en pensant à la situation politique française.
Derrière ces résultats préliminaires se dessine une France fortement polarisée par des émotions contrastées. Une France fracturée entre confiance et défiance. Toutefois, la colère et la peur ne relèvent pas des mêmes logiques d’activation psychologique.
Contrairement à une idée trop répandue, la montée des extrémismes ne s’appuie pas sur le ressort émotionnel de la peur, en particulier la peur des autres pour le vote d’extrême droite. C’est davantage la colère populaire qui permet aujourd’hui de comprendre le soutien massif accordé aux candidats ou partis populistes.
La peur augmente la perception du risque et incite par conséquent un comportement plus précautionneux, plus conservateur forçant les individus anxieux à penser avant d’agir et donc à s’engager dans des processus de recherche d’information et de confrontations d’opinions. Ainsi, la peur découragerait les électeurs de voter pour des candidats promouvant des solutions radicales pour régler les problèmes de la France, tels que l’abandon de la monnaie unique ou la déchéance de nationalité.
A l’inverse, la colère est associée à un sentiment de confiance, de contrôle de soi qui force l’individu à investir des ressources pour empêcher qu’un état menaçant (attentat) ne se reproduise ou que des politiques jugées inefficaces soient maintenues. Le vote est précisément l’une de ces ressources.
Confiants en leur démarche car ils estiment n’avoir « plus rien à perdre », les électeurs en colère sont prêts à adopter des stratégies plus risquées en se tournant vers des candidats plus radicaux qui privilégient des positions intransigeantes et des stratégies non coopératives. Il n’est donc pas surprenant d’observer que c’est la colère et non la peur qui favorise aujourd’hui le Front national.
En combinant les émotions ressenties vis-à-vis de la politique en France et le vote du premier tour, il apparaît nettement sur les graphiques ci-contre que plus le niveau de colère est élevé, plus la probabilité de voter pour Marine Le Pen puis pour Jean-Luc Mélenchon progresse, quels que soit l’âge, le genre, la profession et les revenus des personnes interrogées. La peur ne favorise pas le vote en faveur des candidats qui se présentent comme de nouveaux acteurs politiques et souhaitent incarner une alternance.
En revanche, François Fillon est le seul candidat qui est parvenu à fédérer le vote des électeurs anxieux au sujet de l’état politique du pays. Le conservatisme politique du candidat du parti Les Républicains a trouvé un socle électoral très peu enclin à un changement des pratiques démocratiques en France.
De l’autre côté du spectre des émotions, l’enthousiasme favorise nettement le candidat d’En marche ! Ce dernier attire de manière spectaculaire des électeurs partageant un optimisme sur la situation politique de telle sorte que les Français les plus enthousiastes (score de 10 sur le graphique) ont 38 % de chances de voter Macron, contre 15 % Le Pen.
Au second tour
Le rôle des émotions est encore plus saisissant pour comprendre la dynamique du second tour entre les deux protagonistes. Les chances de voter pour la candidate du Front national progressent au fur et à mesure que les Français manifestent une colère grandissante.
C’est l’inverse pour Emmanuel Macron. Un électeur qui n’exprime aucune colère (score de 0 sur le graphique) a 68 % de chances de voter Emmanuel Macron et seulement 20 % Marine Le Pen. A l’opposé, plus un électeur est fortement en colère (score de 10), plus il a de chances de voter pour la candidate frontiste (30 %), soit dix points de plus qu’un électeur calme.
Ce résultat nous permet de comprendre pourquoi des électeurs peu diplômés, jeunes, appartenant aux classes malheureuses car déclassées socialement (et pas seulement populaires) qui présentent toutes les caractéristiques requises pour se réfugier dans l’abstention sont aujourd’hui plus enclines à voter Front national lorsqu’elles sont animées d’une forte colère.
Autrement dit, la colère sous-tend une capacité psychologique déterminante de mobilisation, déjà observée aux Etats-Unis ou encore en Autriche avec le Parti de la liberté (FPÖ).
Derrière ce résultat empirique, nous disposons aussi d’une explication de la forte imperméabilité de l’électorat frontiste face aux affaires judiciaires de Marine Le Pen, contrairement aux électeurs de droite déroutés par la mise en examen de François Fillon. En effet, la colère des électeurs du FN les détourne de tout processus de recherche d’informations qui remettrait en doute des opinions déjà fortement polarisées.
Les appels et signes appuyés de Marine Le Pen à une France qui gronde, une France des oubliés, des invisibles relèvent donc avant tout d’une stratégie électorale qui lui donne un avantage substantiel en termes de fidélisation et d’adhésion de son électorat.
En se faisant la porte-parole d’une France en colère qui veut tourner la page d’un « système », elle fait le pari d’un électorat émotionnel singulier, celui-là même qui est moins susceptible de changer d’avis même sous la pression d’un front républicain fissuré.
Martial Foucault (professeur à Sciences Po et directeur du Cevipof), George E. Marcus (professeur de science politique à Williams College), Nicholas Valentino (professeur de psychologie politique à l’université du Michigan), Pavlos Vasilopoulos (chercheur au Cevipof)
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