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entretien Louis Maurin Camille Pegny

11 avril 2013 - « La mobilité sociale est en panne », entretien avec Camille Peugny, sociologue, maître de conférences à l’université de Paris 8. Auteur de « Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale », ed. Seuil-République des idées, 2013.


Louis Maurin : La mobilité sociale est une question récurrente du débat public. Comment expliquer que l’on compte si peu de travaux sur le sujet ?

 

Camille Peugny : Etudier la mobilité sociale est essentiel : ses mécanismes nous font entrer au cœur même de l’organisation des sociétés. La mobilité sociale, ou la reproduction sociale, nous disent des choses sur le degré de méritocratie de nos sociétés.

D’un côté, on dispose des travaux réalisés par les statisticiens de l’Insee qui actualisent les données concernant la mobilité sociale après chaque vague de l’enquête Formation et qualifications professionnelles (FQP). La dernière a eu lieu en 2003 et la prochaine, après avoir été repoussée, est prévue en 2014. Du côté des sociologues, Louis-André Vallet a publié un travail important en 1999 qui mesure l’évolution de la mobilité sociale au cours des quatre décennies qui suivent la fin de la seconde guerre mondiale [1]. Il est également très actif au niveau européen, en assurant l’analyse des données françaises dans les programmes comparatifs lancés par l’Association internationale de sociologie (ISA) qui permettent notamment de mesurer la fluidité sociale.

Au-delà, il est vrai que la mobilité sociale (en tout cas, sa mesure) ne constitue plus un sujet « à la mode » en sociologie. Une des explications, c’est tout de même l’effacement de l’analyse en termes de classes sociales que certains ont enterrées dès la fin des années 1950.

 

LM : Du coup, les données disponibles sont datées

 

CP: Oui. Les données dont on dispose aujourd’hui datent d’une enquête de 2003. Elles portent souvent sur des individus qui ont entre 40 et 59 ans et dont les plus jeunes sont donc nés au milieu des années 1960. Mais on dispose d’autres enquêtes, notamment les enquêtes Emploi qui permettent depuis le début des années 1980 de disposer de données précises mesurant l’origine sociale des individus, et donc de mesurer leur mobilité sociale. Cette enquête, que j’utilise dans mon livre pour actualiser les données pour les générations nées dans les années 1970 est réalisée tous les ans. Elle permet donc de mettre en évidence des tendances plus récentes.

 

Que mesure-t-on avec la mobilité sociale ?

 

Dans sa définition la plus simple, la mobilité sociale mesure la part de personnes qui ont changé de catégorie socioprofessionnelle par rapport à leurs parents. Cette mobilité peut être ascendante ou descendante. Avec la très forte croissance de l’après Seconde Guerre mondiale qui a permis à beaucoup d’individus issus des classes populaires de s’élever au-dessus de la condition de leurs parents, on a eu tendance à assimiler mobilité sociale et promotion sociale. Mais plus de mobilité peut aussi signifier plus de trajectoires descendantes, donc plus de situation de déclassement, lorsque la conjoncture se dégrade et que la structure sociale évolue moins rapidement vers le haut.

 

Votre livre permet d’actualiser nos connaissances sur le sujet. Vous expliquez que nous sommes dans une phase de stagnation de la mobilité. Finalement, dans une période de croissance lente, ce n’est pas si mal comme résultat

 

Tout dépend de la grille de lecture adoptée... Au début des années 1980, 83 % des fils d’ouvriers et employés sortis de l’école depuis 5 à 8 ans devenaient eux-mêmes ouvriers ou employés. Aujourd’hui, la proportion est de 73 %. Cette diminution de 10 points est évidemment positive mais appelle néanmoins plusieurs commentaires. D’abord, près des trois quarts des enfants des classes populaires qui demeurent dans la même position sociale, c’est tout de même beaucoup. Ensuite, l’évolution de la mobilité doit être mise en rapport avec l’élévation du niveau d’éducation : les enfants d’ouvriers et d’employés sont beaucoup mieux formés aujourd’hui qu’hier et font des scolarités moyennes significativement plus longues de sorte que le « gain » obtenu semble bien modeste. Enfin, en même temps, la probabilité des enfants de cadres de devenir cadres eux-mêmes a augmenté, passant de 33 à 40 %. Au total donc, la mobilité sociale ne progresse plus réellement pour les générations nées à partir des années 1960, contrairement aux précédentes. La situation des enfants d’ouvriers s’est légèrement éclaircie, mais pas plus que ne s’est améliorée encore celle des enfants nés dans des milieux plus favorisés, de sorte qu’au final, les progrès en termes de fluidité sociale sont extrêmement ténus. Ces destins si contrastés en fonction de l’origine sociale soulignent que la société française, de ce point de vue, demeure une société de classes dans laquelle il existe des univers de vie très différents, qui ne préparent pas du tout aux mêmes trajectoires, contrairement à l’idéologie du mérite, de plus en plus pesante, selon laquelle « quand on veut, on peut ». Bref, les inégalités sociales au sein d’une même génération demeurent béantes. Pour faire face à la crise, les ressources économiques et culturelles héritées des générations précédentes redeviennent décisives.

 

Derrière un discours sur l’égalité, la société française reste donc très hiérarchisée

 

On assiste à un processus de dualisation des emplois, et donc des salariés. D’un côté, on a les gagnants de la mondialisation, qui vivent bien, occupent des emplois qualifiés, et, de l’autre, les perdants, souvent des emplois routiniers d’exécution, pour une partie au service des premiers. Cette dynamique de dualisation n’est pas propre à la France, elle concerne toutes les sociétés aux prises avec la mondialisation. Mais en France, une autre source de polarisation est particulièrement présente, liée à l’importance du diplôme qui exerce une emprise considérable notamment dans l’accès à l’emploi. Le problème c’est que la compétition scolaire n’est pas équitable : c’est en France, parmi les pays de l’OCDE, que l’origine sociale pèse le plus sur les résultats scolaires. L’élitisme de notre système éducatif est en cause car il amène à trier, classer les élèves beaucoup trop tôt. Dans l’enseignement supérieur, l’élitisme est dramatique : tout est centré sur les grandes écoles, qui ne concernent que 5 % des élèves… En face, les premiers cycles universitaires, notamment, sont abandonnés.

 

L’immobilité sociale n’est-elle pas aussi dans les têtes ?

 

Elle est d’abord un constat, que l’on voit dans les statistiques, même s’il n’y a pas de déterminisme absolu, évidemment : si 70 % des enfants d’ouvriers exercent un emploi d’exécution, c’est que 30 % d’entre eux exercent une profession intermédiaire, sont cadres, ou indépendants et connaissent donc une vraie promotion sociale. Par ailleurs, c’est vrai aussi qu’une partie de cette immobilité peut résulter de phénomènes « d’auto-sélection » que les sociologues de l’éducation ont mis en évidence depuis longtemps : à niveau scolaire équivalent, par exemple, les enfants vont avoir des souhaits d’orientation différents selon leur origine sociale. C’est un vrai défi pour l’école, et pour tout le système de l’orientation, que de faire sauter ces barrières-là également.

 

Pour vous, le système éducatif joue un rôle central. Que peut-on faire ?

Rapidement, il faut actionner deux leviers. Le premier, c’est rendre la formation initiale, l’école, plus démocratique. Dans cette optique, les premiers niveaux de l’enseignement sont cruciaux. Certes, les enfants arrivent inégaux à l’école primaire, mais c’est tout de même le moment où les inégalités de réussite sont les moins élevées : c’est donc à ce moment qu’il faut les combattre avec force, afin de les faire diminuer. Or, en la matière, la France est très mauvaise élève : elle dépense 25 % de moins que la moyenne des pays de l’OCDE pour l’enseignement primaire. Second levier, la formation tout au long de la vie : même si la formation initiale était plus démocratique et fonctionnait mieux, il n’est pas possible que tout soit joué à 16 ou 23 ans, à la sortie de l’école. La formation professionnelle doit devenir une vraie seconde chance pour les moins diplômés de la formation initiale, alors qu’aujourd’hui elle profite aux plus diplômés. C’est vraiment en multipliant les moments de formation tout au long de la vie que l’on se donnera les moyens de desserrer cet étau de la reproduction des inégalités.

 

Dans ces domaines, la gauche et la droite mènent-elles des politiques très différentes ?

La majorité précédente a atteint des sommets en réduisant les postes en maternelle et primaire, en s’attaquant aux réseaux d’aide et à l’éducation prioritaire. L’intérêt que porte aujourd’hui le gouvernement aux premiers niveaux de l’école est donc salvateur. Cependant, plus loin dans le cursus scolaire, il me semble que le gouvernement actuel reste prisonnier d’une vision très élitiste de l’enseignement supérieur, qui ne jure que par « l’excellence ». Au-delà, ce qui est regrettable, c’est que la gauche ne s’empare pas du projet de desserrer l’étau de la reproduction sociale. On dit qu’elle n’a plus de projet de société, voilà qui me semblerait porteur. Au passage, de nombreux libéraux devraient s’y rallier : mettre les compteurs à zéro dans chaque génération, c’est libéral !

Propos recueillis par Louis Maurin.

 

Camille Peugny, sociologue, maître de conférences à l’université de Paris 8. Auteur de « Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale », ed. Seuil-République des idées, 2013.

 

Q1. Pourquoi les études de mobilité sociale sont-elles devenues moins à la mode ?

Q2. Quelles sont les dernières données disponibles ?

Q3. Pourquoi peut-on dire que les progrès en terme de mobilité sociale, aujourd’hui ne sont pas satisfaisants ?

Q4. Qu’est-ce que le phénomène d’auto-sélection selon les sociologues de l’éducation ?

Q5. Comment rendre l’école plus démocratique ?

Q6. Commentez la dernière phrase du texte « mettre les compteurs à zéro dans chaque génération, c’est libéral »



03/02/2016
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