TRIBUNE. Au cours des six dernières décennies, la population carcérale a plus que triplé, ce qui, compte tenu de l’évolution de la démographie nationale, correspond à plus d’un doublement du taux d’incarcération. Pendant les seules quinze dernières années, la hausse du nombre de personnes détenues a été de 40 %. Presque tous les ans, de nouveaux pics sont atteints. Alors que la loi relative à la prévention de la récidive et à l’individualisation des peines, dite loi Taubira, promulguée le 15 août 2014, était censée permettre, notamment grâce à la création de la contrainte pénale et à la suppression des peines planchers, un début de décroissance, c’est au contraire une augmentation de 3 000 prisonniers qui a été observée durant les deux dernières années.

Elle est entièrement due à un accroissement spectaculaire du nombre des prévenus, c’est-à-dire de personnes en attente d’un jugement et donc présumées innocentes, qui représentent désormais près du tiers des personnes incarcérées dans des établissements pénitentiaires. 69 430 détenus : c’est la population carcérale la plus élevée qu’ait connue le pays en temps de paix. De cet historique moment punitif, on n’a toutefois qu’une idée partielle si on en limite l’analyse aux seules prisons. Il faut en effet ajouter les personnes suivies en milieu ouvert par les services d’insertion et de probation, dont le nombre a triplé en seulement trente ans. Aujourd’hui, un quart de million de Français se trouvent placés sous la main de la justice.

Un double mécanisme

A quoi est due cette évolution qui, au cours des dernières décennies, a concerné la plupart des pays du monde, à l’exclusion notable de la Scandinavie ? Il serait logique d’imaginer qu’on punit plus et qu’on enferme plus parce que la criminalité augmente. Or, s’il est difficile d’interpréter des chiffres qui dépendent de la manière dont les infractions sont déclarées par les victimes et enregistrées par les services, les statistiques officielles montrent que les faits les plus graves, notamment les homicides, ont diminué pendant la même période, et que les taux d’incarcération sont largement déconnectés des variations de la criminalité. Ils traduisent surtout une tendance à une plus grande sévérité de l’ensemble de l’appareil répressif, du vote des lois aux décisions des juges en passant par l’action de la police.

Cette tendance est la résultante d’un double mécanisme. D’une part, on ne cesse de criminaliser des faits qui, jusqu’alors, ne l’étaient pas : ainsi, la conduite après perte des points du permis est-elle devenue pourvoyeuse de 8 000 peines d’emprisonnement chaque année, dont près de la moitié ferme, alors que le délit le plus souvent en cause, l’excès de vitesse, relevait jusqu’à un passé récent de contraventions. D’autre part, on alourdit les sanctions pour une infraction donnée, en condamnant à la prison plus souvent et pour plus longtemps. Loin d’être une exception, le cas controversé d’un jeune primodélinquant souffrant de psychose infantile et condamné à cinq ans de prison, dont six mois avec sursis, pour le vol de trois téléphones portables, est le révélateur, certes extrême, du fonctionnement ordinaire des procès en comparution immédiate : bien qu’ils concernent des délits mineurs, ils s’accompagnent de sanctions en moyenne deux fois plus lourdes que les procédures traditionnelles.

Pourquoi donc punit-on de plus en plus sévèrement, y compris des infractions de moins en moins graves ? Les philosophes nous apprennent qu’il y a deux grandes justifications du châtiment. Pour les utilitaristes, punir, c’est protéger la société, et ce, de trois manières possibles dans le cas de la prison : en neutralisant les coupables le temps de leur incarcération ; en favorisant leur retour dans la société grâce à un travail de réinsertion ; en dissuadant de potentiels délinquants ou criminels. Or la plupart des études françaises et internationales montrent, au contraire, que l’emprisonnement, comparé à des mesures alternatives, conduit à plus de récidives pour les courtes peines, qui sont aussi les plus nombreuses. Rien d’étonnant à cela : l’incarcération entraîne une désocialisation professionnelle et familiale en même temps qu’une possible resocialisation dans des milieux délinquants ou criminels, tandis qu’aucun projet de réinsertion n’est proposé lorsque le séjour en prison est inférieur à six mois.

Pour les rétributivistes, la justification du châtiment est différente : dès lors qu’un individu enfreint la loi, il doit, à leurs yeux, être sanctionné à hauteur du dommage subi – la peine est une forme de vengeance institutionnalisée. Mais même en suivant ce raisonnement, il est difficile d’admettre que l’imposition de mois ou d’années de prison, avec les souffrances qu’elle implique et les conséquences délétères qu’elle a sur la vie des personnes, soit le juste prix à payer pour une conduite sans permis ou un vol.

L’emballement du dispositif répressif est donc difficile à comprendre dans le cadre d’une théorie de la justice. Comment, notamment, interpréter une inflation carcérale inefficace à protéger la société et excessive au regard des actes incriminés ? Pour ce faire, il faut examiner la nature des infractions sanctionnées. Au cours des années 2000, les condamnations pour usage simple de cannabis ont triplé tandis que celles pour délinquance économique et financière ont diminué d’un cinquième : dans le premier cas, la consommation n’a pas augmenté, mais les tribunaux se sont montrés plus sévères ; dans le second, les délits constatés se sont multipliés, mais les magistrats se sont faits plus cléments ; dans les deux cas, les parquets obéissaient à des injonctions du gouvernement.

Le pouvoir opère ainsi une sélection des actes qui sont, ou non, punissables. Mais il va plus loin. S’agissant de l’usage simple de cannabis, qui concerne près d’un million et demi de consommateurs réguliers à peu près également distribués dans les différents milieux sociaux, les forces de l’ordre accordent leur priorité aux classes populaires et aux minorités ethno-raciales. C’est dans les cités, et non devant les universités, qu’elles pratiquent contrôles d’identité et fouilles des personnes – là encore conformément à ce que les autorités attendent d’elles. Autrement dit, au-delà des actes, ce sont bien des populations qui sont définies a priori comme punissables. On ne peut comprendre la passion de punir si l’on ne réalise pas qu’elle vise certaines pratiques délictueuses à l’exclusion d’autres, et surtout certaines catégories sociales pour mieux en épargner d’autres. Plutôt que d’une théorie de la justice, c’est d’une théorie de l’inégalité que nous avons besoin pour appréhender le moment punitif.

Populisme pénal

En France, comme dans nombre de pays, la croissance des disparités de richesse est parallèle à l’augmentation de la population carcérale. L’insécurité que ressent une part importante de la société, en matière d’emploi, de logement, de retraite, d’avenir des enfants et de transformations rapides du monde contemporain, a été déplacée, sous l’influence du populisme pénal, vers une insécurité énoncée en termes de délinquance et de criminalité, alors même que les Français sont confrontés bien plus à la première qu’à la seconde. A mesure que l’Etat social s’est rétréci, l’Etat punitif s’est étendu, au prétexte de répondre aux préoccupations d’une opinion manipulée par une rhétorique de la peur au gré des faits divers. L’impossibilité de penser la réponse aux infractions en dehors du châtiment et de penser le châtiment en dehors de l’horizon de la prison est le produit de cette évolution.

Face à cette situation, aucun responsable politique n’a plus aujourd’hui le courage de la vérité. Aucun n’ose dire que, loin de protéger la société, l’inflation carcérale la fragilise ; que plus de châtiment, c’est plus d’insécurité ; et que plus de sévérité, c’est plus d’inégalité. A cet égard, la campagne présidentielle aura donné lieu à un remarquable spectacle de dévoilement. Si aucun candidat ne s’est risqué à tenir devant son électorat un discours sincère sur ces questions, ce sont les plus directement inquiétés dans des affaires judiciaires qui surenchérissent dans l’annonce de politiques toujours plus répressives ciblées sur les mêmes publics précarisés. Les prétendants à la magistrature suprême qui, faisant appel au ressentiment plutôt qu’à la raison, promettent toujours plus de places de prison, gagneraient pourtant à s’intéresser à l’évolution de pays européens tels l’Allemagne et les Pays-Bas, qui, même sous des gouvernements conservateurs, s’engagent désormais dans la voie inverse d’une modération de la passion de punir.

Didier Fassin est professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton et directeur d’études à l’EHESS. Il est notamment l’auteur de L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale (Seuil, « La République des idées », 2015) et de Punir. Une passion contem­poraine (Seuil, 208 p., 17 €).