LA DÉMOCRATIE AUTREMENT. LE TIRAGE AU SORT
LE MONDE IDEES | • Mis à jour le | Par Anne Chemin
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/festival/article/2016/07/20/la-democratie-autrement-2-6-le-tirage-au-sort_4972365_4415198.html#qQwr47ZLDuptDbvT.99Utilisé massivement dans la Grèce antique, le procédé est tombé en désuétude au profit de la démocratie représentative. Ses partisans soutiennent qu’il permet d’assurer l’égal accès des citoyens aux charges politiques. Pour ses détracteurs, il ôte au peuple le pouvoir de choisir ses représentants.
Il a suffi, au printemps, qu’Arnaud Montebourg prononce le mot de « tirage au sort » pour susciter condescendance et ironie. Il rêvait que des citoyens désignés de cette manière contrôlent l’utilisation de l’argent public ou le respect des engagements politiques.« Démagogie », ont soupiré les uns. « Populisme », ont tempêté les autres. Des réactions qui rappellent le chœur d’indignation soulevé en 2007 par Ségolène Royal : en proposant des jurys citoyens tirés au sort, elle révélait ses « penchants robespierristes » et son goût pour les « tribunaux populaires à la Pol Pot ou à la Mao Zedong ». La candidate socialiste, accusait Nicolas Sarkozy, se plaçait dans une logique « outrancièrement populiste ».
Le mot ferait sans doute sourire Yves Sintomer, professeur de science politique à Paris-VIII. « Cette indignation est le symptôme du repli frileux de la classe politique sur elle-même », écrit-il dans Petite histoire de l’expérimentation démocratique (La Découverte, 2011). Le tirage au sort, en effet, n’a rien d’un caprice de sans-culottes ou d’une dérive totalitaire : dans la longue histoire de la démocratie, il a souvent été, au contraire, un puissant outil au service de l’égalité des citoyens et du partage du pouvoir. « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie, le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie », résumait Montesquieu. C’est cette vieille tradition démocratique que les pays occidentaux, depuis une trentaine d’années, tentent de faire revivre.
Retour aux sources
Après la tourmente financière de 2008, l’Islande a ainsi confié à une assemblée de 1 000 citoyens tirés au sort le soin de définir les principes de la future Loi fondamentale. Dans la province canadienne de Colombie-Britannique, une assemblée de 160 citoyens ainsi sélectionnés a proposé, en 2004, un nouveau mode de scrutin qui a ensuite été ratifié par référendum. En Irlande, en 2012, une commission composée de 33 responsables politiques et de 66 citoyens choisis par tirage au sort a réfléchi à la modernisation de la Constitution.
Si la méthode est en vogue, c’est qu’elle fait souffler une salutaire brise démocratique sur les institutions à bout de souffle des pays occidentaux. Depuis quelques décennies, celles-ci sont minées par une crise de légitimité sans précédent : la professionnalisation des hommes politiques, l’homogénéité sociale des élus, l’absence de rotation des mandats ont, au fil des décennies, fait de la politique un monde à part. En introduisant des citoyens au cœur de la délibération démocratique, le tirage au sort constitue, aux yeux de ses partisans, une belle promesse de renouveau. Promesse qui revient aux sources mêmes de ce régime politique, puisque le procédé était massivement utilisé à l’âge d’or de la démocratie athénienne, aux Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ.
A l’époque de Périclès, son usage concernait même la grande majorité des magistratures. « Ce n’est pas pour des charges politiques marginales, ni pour des procédures de consultation de l’humeur du peuple, que les Athéniens pratiquaient le tirage au sort,écrivent les politistes Manuel Cervera-Marzal et Yohan Dubigeon, dans un article publié en 2013 par la revue Raisons politiques. Il s’agissait d’un élément central de la politique athénienne, une clé de voûte de sa démocratie. » Si l’usage finit par se perdre en Grèce, il renaît en Italie au Moyen Age. A Venise, jusqu’à la mort de la Sérénissime République à la fin du XVIIIe siècle, la procédure qui permet de désigner le doge combine élection et tirage au sort : la main innocente du destin est celle du premier enfant de 8 à 10 ans que croise, dans la rue, le benjamin du Grand Conseil. A Florence, au XIVe siècle, une partie des charges gouvernementales et administratives sont attribuées de manière aléatoire : les noms des candidats sont déposés dans des bourses, puis tirés au sort.
Une rupture majeure dans la tradition républicaine
Au moment de la fondation des démocraties modernes, à la fin du XVIIIe siècle, le tirage au sort connaît cependant une longue éclipse. Non parce que les procédures aléatoires ont sombré dans l’oubli, mais parce que les pères fondateurs des révolutions française et américaine choisissent de confier la direction des affaires publiques à une élite éclairée. Dans ses Pensées sur le gouvernement (1776), John Adams, le deuxième président américain, explique ainsi que la loi, en démocratie, doit être écrite, non par l’ensemble du peuple, mais par « quelques-uns des meilleurs et des plus sages ». Quelques années plus tard, les révolutionnaires français de 1789 mettent leurs pas dans ceux de leurs homologues américains : la République tourne le dos au tirage au sort en instituant un pouvoir représentatif élu. Si ce choix nous paraît aujourd’hui naturel, tant l’équation « démocratie = élections » nous semble évidente, il constitue une rupture majeure dans la tradition républicaine.
DAVID VAN REYBROUCK, ÉCRIVAIN BELGE
« Jusqu’aux décennies précédant les révolutions française et américaine, le caractère plus démocratique du tirage au sort et plus aristocratique de l’élection semblait constituer une chose acquise pour tous ceux qui réfléchissaient sur les types de gouvernement », souligne Yves Sintomer. Dans Principes du gouvernement représentatif, publié en 1993, le politiste Bernard Manin décrypte longuement cette rupture, en insistant sur le caractère « élitiste » de la démocratie représentative. Celle-ci, explique-t-il, cherche à faire émerger un gouvernement fondé non pas sur le principe de la participation de tous, mais sur celui de la distinction de quelques-uns. Un penchant déjà dénoncé comme oligarchique, au IVe siècle avant Jésus-Christ, par Aristote. « Il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort, et comme oligarchique qu’elles soient électives », écrivait-il.
C’est cette inspiration élitiste de la démocratie représentative que critiquent aujourd’hui les partisans du tirage au sort. Aucun ne plaide cependant en faveur de ce procédé pour toutes les fonctions politiques. « J’aurais horreur d’une France, d’une Belgique ou d’une Allemagne où le ministre du budget serait tiré au sort, expliquait, en 2014, l’écrivain David Van Reybrouck, qui a organisé, en 2011, un grand sommet citoyen à Bruxelles. Le tirage au sort permet simplement de constituer un échantillon équilibré de gens à qui on donne le temps et les moyens nécessaires, au contact d’experts, pour se forger une opinion et parvenir à une vision sociétale qui va beaucoup plus loin que les élections, les sondages et les référendums. »
Elargir le cercle de la citoyenneté
Plans de circulation locaux, utilisation des tests génétiques par les assurances, recyclage des déchets : depuis les années 1980, des jurys de citoyens tirés au sort permettent ainsi, en Allemagne, au Royaume-Uni, au Danemark ou aux Etats-Unis, d’élargir le cercle de la citoyenneté et de renforcer la délibération démocratique. « Si les citoyens sont bien informés, s’ils sont assistés par des experts et si les débats sont approfondis et contradictoires, la dynamique d’élaboration collective peut être plus fructueuse que dans une assemblée politique, où les élus adoptent des jeux de posture définis par des rapports de force préalables », constate Yves Sintomer. Dans des démocraties minées par la médiocrité des campagnes électorales, le tirage au sort présente une précieuse vertu : alors que l’élection suscite passions et divisions, le tirage au sort assure le sérieux et la neutralité des débats.
« Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne », écrivait Montesquieu. « Le risque de corruption est atténué, la fièvre électorale se dissipe et l’attention pour le bien commun se renforce, renchérit David Van Reybrouck en 2014. Les citoyens tirés au sort n’ont peut-être pas les compétences des politiciens de métier mais ils ont un autre atout : la liberté. Ils n’ont pas à se faire élire ou réélire. » Dans un monde où les élites politiques reflètent mal la diversité sociale et ethnique des citoyens, cette sélection aléatoire permet en outre à tous d’avoir les mêmes chances d’accéder au pouvoir : elle garantit, selon Bernard Manin, l’« égale probabilité d’accès aux charges politiques » alors que l’élection favorise toujours les mieux dotés, socialement et culturellement. « Ceux qui récoltent le plus grand nombre de fèves [de voix] sont nécessairement ceux qui ont eu le plus de chance au jeu de dés de la vie », constatait déjà, à la fin du XVe siècle, le Florentin Francesco Guicciardini, porte-parole des milieux populaires.
Reste que les objections au tirage au sort ne manquent pas – la première étant celle de la compétence. Certains, en effet, contestent son « postulat d’égale capacité », selon le mot de la politiste américaine Barbara Goodwin : ils craignent que le règne du hasard devienne celui du « n’importe qui ». Les études montrent pourtant que les membres des jurys citoyens prennent leur tâche au sérieux, réfléchissent posément et honnêtement aux questions posées et rendent des avis argumentés. « Ce qui fait la légitimité d’un maire ou d’un ministre, c’est sa capacité, au terme d’une discussion informée et contradictoire, à rendre un avis politique sur une question, note M. Sintomer. Cette capacité n’est pas réservée aux professionnels de la politique : elle peut être celle de n’importe quel citoyen. »
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La deuxième objection concerne le principe du consentement, qui est l’une des conquêtes du citoyen moderne. Le vote lui permet en effet de désigner ses élus en fonction de ses convictions, alors que le tirage au sort, par définition, lui ôte ce pouvoir de choisir ses représentants. « C’est vrai, et c’est en partie pour cela que le tirage au sort est souvent réservé à des procédures de contrôle ou articulé avec d’autres procédures démocratiques comme le référendum, poursuit Yves Sintomer. Dans ce cas, l’instance rend un avis, mais c’est un élu ou une élection qui tranche. Il ne s’agit pas de supprimer les partis et les élections, mais de les associer à d’autres mécanismes. » Pourquoi refuser, conclut-il, « la richesse de l’invention démocratique » ?
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