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Les comparutions immédiates.

  "la violence des riches" des Pinçon-Charlot  
 

Deux poids, deux mesures : justice de classe et délinquance des pauvres

Pendant ce temps-là, à l’autre bout de l’échelle sociale, la sévérité envers la délinquance en survêtement et capuche contraste avec la bienveillance envers la délinquance en col blanc. Cela donne à voir le fonctionnement de classe d’une justice à deux vitesses.

Les comparutions immédiates

Les « comparutions immédiates » du palais de justice de Paris sont jugées le lundi à partir de 13 h 30 par la 23e chambre correctionnelle. On y découvre la façon expéditive dont est jugée la violence des jeunes, souvent issus de l’immigration. La prison ferme semble prévaloir sur la prévention et la compréhension. Ces comparutions immédiates, dans la solennité du prétoire et dans l’affrontement à fleurets mouchetés de deux mondes sociaux qui n’ont guère d’autres occasions de se rencontrer, offrent en direct la possibilité d’assister aux dégâts que peut engendrer la violence symbolique et de pressentir la douleur ineffaçable qu’elle est susceptible d’engendrer chez ceux qui la subissent. Cette procédure a été créée par une loi du 10 juin 1983 : durant le premier quinquennat de François Mitterrand, avec une majorité socialiste à l’Assemblée nationale. « La comparution immédiate permet de juger une personne majeure dans un délai très court à la suite de sa garde à vue note. »

Les inculpés sont de jeunes hommes. Ils se retrouvent face à un parterre particulièrement féminin. Les magistrats, procureur, assesseurs, greffier sont des femmes le jour où nous prenons place dans le public. Seul parmi le « personnel juridique », le président est un homme. La présence dans le public de jeunes et élégantes étudiantes de première année de droit, venues, comme les sociologues, assister en direct à un drame judiciaire, ajoute de la violence symbolique. Avec l’accord plus ou moins ferme et réfléchi des intéressés, la justice va traiter de leur sort dans l’urgence, ce qui ne peut qu’ajouter au malaise, au désarroi douloureux que doivent ressentir ces jeunes, presque tous en tenue de banlieue pauvre, avec leurs blousons à capuche et leurs pantalons risquant à tout instant de s’affaler sur leurs baskets. Dans une sorte de box faisant songer aux stalles du chœur des églises gothiques, ils font pâle figure, un gendarme immobile derrière chacun d’eux. Ils resteront debout pendant toute l’audience, livrés aux regards désolés, curieux, furieux ou compatissants des membres de leurs familles et d’un public plutôt clairsemé.

Cet après-midi-là, ce sont de jeunes hommes qui jettent autour d’eux des regards incertains. De nationalité française parfois, mais avec des origines lointaines : la République démocratique du Congo, le Mali, la Tunisie ou la Libye. Ils se retrouvent devant un tribunal composé exclusivement de Français blancs. La précarité, le chômage et le travail non déclaré sont tellement le lot commun de tous ces jeunes inculpés que l’un d’entre eux répondra au président du tribunal qui lui demande sa profession : « Je suis en CDI. » Formule qui traduit l’essentiel : avoir un travail stable. Quant à choisir son travail, il ne faut pas rêver. Les magistrats ont opté en toute liberté pour des études de droit. Dans le monde des jeunes inculpés passant en comparution immédiate, on ne choisit pas une « carrière », on bénit le Ciel lorsqu’il vous accorde un boulot, quel qu’il soit.

La pauvreté et la clandestinité se conjuguent parfois avec des pathologies plus ou moins lourdes. Ce jour-là furent évoquées une psychose hallucinatoire et une débilité légère, avec comme conséquence éventuelle une mise sous curatelle. Les avocats, toujours commis d’office, cherchent à excuser, à faire comprendre les vols, avec ou sans violence, le plus souvent sous l’emprise de l’alcool, qui font l’objet du délit. Les inculpés attendent leur tour en essayant d’imaginer ce qui les attend. Après chaque audition, le jeune s’éloigne en coulisses, suivi de son gendarme, laissant ses éphémères compagnons de galère accumuler encore un peu d’angoisse avant de devoir tenter d’expliquer leur geste.

La configuration théâtrale d’un tribunal, où la scène voit surgir des coulisses et y disparaître les acteurs dans un décor de colonnades et de fresques aux motifs symboliques, chargés de transformer l’arbitraire de la parole juridique en sacré, en exécution d’une volonté quasi divine puisque émanant de la société, rend dérisoire la mansuétude du président du tribunal. Malgré cela, les jeunes délinquants ont les plus grandes difficultés à s’exprimer. Les réponses aux questions, les tentatives d’explicitation de leurs motivations sont brèves, confuses, formulées à voix basse sur un rythme à la fois hésitant et syncopé : il s’agit d’en finir au plus vite avec une situation d’une violence et d’une humiliation sans pareilles.

À l’opposé, les interventions de la procureure ou des avocates et des avocats de la défense sont claires, percutantes, voire brillantes et toujours déclamées avec toute la majesté que leur robe noire leur accorde, en tant que prêtres de ce culte républicain. L’ouverture au public parachève cet ensemble d’éléments en accentuant la position d’infériorité et en confirmant la culpabilité des jeunes en cause qu’un tel apparat rejette dans l’opprobre des citoyens honnêtes. Il y a du voyeurisme à voler des vies dans leurs moments les moins reluisants et à assister en direct au désastre de l’annonce de la sanction. Il conforte les uns et les autres dans leurs positions, dans la satisfaction de soi de l’honnête homme et dans la détresse du fauteur hors la loi.

Cette procédure est loin d’être exceptionnelle. En 2002, 38 300 affaires ont été traitées en comparution immédiate, alors que celles qui ont fait l’objet d’une instruction ont été un peu moins nombreuses, 37 400. L’écart s’est creusé, puisqu’en 2011 les comparutions immédiates sont passées à 43 000 contre 17 548 affaires faisant l’objet d’une instruction. Avec la réduction des moyens financiers, notamment sous le mandat de Nicolas Sarkozy, « les procureurs ont reçu l’instruction de limiter l’ouverture d’informations judiciaires note ».

La prison, ferme ou avec sursis, est presque toujours à la clé lorsque, après délibération, les peines sont énoncées devant le parterre de la charrette de délinquants du jour. Ils sont revenus ensemble des coulisses pour entendre collectivement le sort réservé à chacun. Moment de violence symbolique encore, qui finit d’anéantir les premiers qui entendent l’énoncé de leur sentence, augmentant l’angoisse chez les autres. Mais la procureure n’a jamais requis, même en cas de récidive, la peine plancher, ce prêt-à-juger très en vogue sous la présidence de Nicolas Sarkozy, auquel on doit cette loi qui réduit la justice à l’application automatique de la peine prévue par le code pénal, dès lors que l’accusé n’en est pas à son premier délit. L’engagement nº 53 du candidat François Hollande était clair : « Je reviendrai sur les peines planchers qui sont contraires au principe de l’individualisation des peines. » Mais, un an après son élection, aucune décision n’a encore été prise. Le 28 mars 2013, le président François Hollande a déclaré sur une chaîne de télévision qu’il était hésitant et que les peines planchers « seront supprimées lorsqu’on aura trouvé un dispositif qui permet d’éviter la récidive ».

L’emprisonnement peut être immédiat, avec un mandat de dépôt délivré séance tenante. En 2010, sur les 15 947 mandats de dépôt délivrés, toutes procédures confondues, 15 291 ont été signifiés à l’issue d’une comparution immédiate ! Sur l’ensemble des affaires jugées en correctionnelle, le taux de condamnés à une peine de prison est plus élevé chez les prévenus jugés en comparution immédiate que chez les autres. « Les personnes jugées dans ce cadre sont ainsi non seulement très fréquemment condamnées à des peines d’emprisonnement ferme, mais aussi incarcérées sans délai, ce qui empêche l’aménagement de la sanction avant le début de son exécution note. » « Monsieur, vous dormirez ce soir en prison », précise le président du tribunal pour être bien sûr que l’intéressé a compris qu’il a écopé de plusieurs mois de prison ferme.

Les mois de prison avec sursis sont toujours associés à une mise à l’épreuve, jusqu’à cinq ans dans certains cas, toute récidive transformant automatiquement les mois de sursis en prison ferme. S’y ajoutent l’obligation de suivi de soins pour ceux qui présentent une pathologie mentale et un suivi judiciaire pour les autres. Le changement de comportement d’un individu ne peut s’opérer que par la compréhension de ses erreurs et l’intériorisation de nouvelles valeurs. Il est alors évident que condamner à dix mois de prison, dont quatre avec sursis, avec un mandat de dépôt délivré séance tenante, un jeune homme de vingt ans, qui a certes dépouillé un mineur de son téléphone portable, de son iPod et des 20 euros qu’il avait dans la poche, mais qui n’a aucune mention dans son casier judiciaire, paraît totalement inadapté dans la perspective d’une réinsertion.

En effet, la surpopulation est flagrante dans les prisons. Au 1er septembre 2012, il y avait 57 385 places pour 66 126 détenus, soit un taux d’occupation de 115,2 % qui est un encouragement à la récidive. Christiane Taubira, ministre socialiste de la Justice, souhaite ne pas dépasser les 63 000 places de prison d’ici la fin du quinquennat de François Hollande, tandis que la droite prévoyait, pour 2017, 80 000 places. Malgré ce vœu, le nombre de personnes incarcérées n’a fait qu’augmenter avec, en mai 2013, 67 829 détenus selon les chiffres de l’administration pénitentiaire.

Durant l’audience à laquelle nous assistons, le président du tribunal demande toujours au prévenu s’il accepte la comparution immédiate ou s’il préfère reporter son procès afin de mieux pouvoir se défendre. Le choix de la solution la plus rapide est systématique, sans hésitation, tout se passant comme s’il fallait en finir au plus vite avec la violence de la situation présente. Avec les comparutions immédiates, on est dans l’urgence, dans le temps court de la procédure judiciaire. Choisir cette procédure laisse peut-être espérer que cette bonne volonté vaudra une réduction de peine. À moins que ce ne soit pour éviter la détention provisoire et le temps long de l’incertitude. Les placements en détention provisoire sont effectivement moins longs pour les procédures de comparution immédiate : 0,5 mois en moyenne en 2012, contre 5,5 mois pour les affaires entraînant une procédure d’instruction. Au 1er janvier 2012, 11,1 % des prévenus détenus étaient en attente d’une comparution immédiate.

La violence de la répression des délits commis par des jeunes de milieu populaire s’est nettement accrue sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. La loi du 10 août 2011 a instauré une nouvelle juridiction qui rend les mineurs de seize ans et plus, délinquants et récidivistes, passibles d’être jugés par un tribunal correctionnel pour mineurs (TCM). Celui-ci est composé de trois magistrats professionnels alors que le tribunal pour enfants (TE), qui jugeait auparavant ces récidivistes, était composé d’un juge des enfants et de deux assesseurs simples citoyens note. Cette loi aboutit à l’application des règles des tribunaux correctionnels pour adultes à des mineurs de seize ou dix-sept ans qui, ainsi, peuvent encourir les mêmes peines que les personnes majeures, et en particulier se voir condamnés à des peines planchers pour les récidivistes. Loi rarement mise en œuvre par les magistrats, peu soucieux d’appliquer des sanctions automatiques, sans pouvoir les moduler en fonction de circonstances atténuantes, ou d’ailleurs aggravantes, et surtout remise en cause par la garde des Sceaux Christiane Taubira.

Les blousons dorés

À l’autre bout de l’échelle sociale, la jeunesse dorée est privilégiée. Édouard de Faucigny-Lucinge, de haute naissance, son père étant prince, avait, alors qu’il était âgé de vingt-trois ans, commis avec deux comparses trois agressions à main armée contre des commerçants et avait tenté de désarmer un policier en faction place du Panthéon, devant le domicile de Laurent Fabius, ancien Premier ministre. Cette ultime aventure avait pour objectif de compléter l’armement de la bande avant de procéder à l’enlèvement de Charlotte Gainsbourg. Il s’ensuivit une fusillade entre les jeunes délinquants et les policiers accourus. Personne ne fut blessé.

Bien que, selon la presse, les trois acolytes aient fait bonne impression aux jurés et même au procureur, celui-ci demanda, en octobre 1989, une peine de dix ans de réclusion pour Édouard de Faucigny-Lucinge, peine qui fut ramenée à huit ans. L’avocat des commerçants, lesquels s’étaient portés partie civile, avait d’ailleurs souligné que ces « blousons dorés », comme on les désignait dans les journaux, présentaient des aspects positifs laissant présager une réinsertion sans problème, après ces frasques de jeunesse. Une opinion que l’on n’entend guère durant les séances du tribunal correctionnel siégeant en comparution immédiate. Les ressources personnelles et familiales ne sont pas les mêmes selon les milieux sociaux. Il est plus facile de réinsérer un adolescent appartenant à un milieu aisé qu’un jeune issu d’une famille pauvre déjà en difficulté. Les moyens financiers et le capital social sont des aides précieuses pour faire face à une déviance qui s’amorce.

Les comparutions immédiates avec les peines planchers sont des procédures expéditives chargées de tenir en respect les jeunes en difficulté, alors que les puissants passent le plus souvent à travers les mailles du filet juridique. Depuis peu sont venues s’y joindre des dispositions de plus en plus sévères pour contenir la contestation et la révolte des travailleurs devant les atteintes systématiques au droit du travail. Les « classes laborieuses », comme au XIXe siècle, se retrouvent ainsi au même banc des accusés que les « classes dangereuses »


18/09/2017
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