thepremierees

LES NOUVEAUX RÉSEAUX SOCIAUX SUR INTERNET

Une nouvelle définition des liens

Dans la société traditionnelle, les liens sont absents ou présents et, s’ils existent, ils sont réputés sécurisants ou non sécurisants. Au contraire, avec le web collaboratif, les liens sont élastiques et ils se définissent sur- tout par leur caractère d’« activabilité ». Ce qui est important, ce n’est pas que les liens soient forts mais qu’ils puissent être utilisés en cas de besoin. C’est ce que Mark Granovetter (1973) appelait la « force des liens faibles ». Quand un individu est confronté à certaines tâches comme la recherche d’un emploi, les stratégies qui s’appuient sur des « amis d’amis » sont souvent plus efficaces que les relations de grande proxi- mité.

L’existence de ces liens nouveaux définit du même coup de nou- veaux réseaux. Les individus connectés entre eux appartiennent à un réseau qu’on peut appeler « glocal » parce qu’il est à la fois « global » et « local ». Il est en effet possible de toucher de la même manière des per- sonnes géographiquement et socialement lointaines et d’autres géogra- phiquement ou socialement proches. La distance ne fait pas obstacle au contact, et inversement entrer en contact ne fait pas obstacle à l’éloigne- ment.

Sur Facebook, la création de ces nouveaux liens amène à une nou- velle définition de l’amitié : le friendling. Il s’agit du lien entre deux pro- fils de telle façon que les friends sont des gens dont le profil m’intéresse mais qui ne sont pas forcément mes amis. Je peux avoir envie de télé- charger leur fichier MP3, de lire leur billet de blog, de voir leur photo... Le friendling est un acte déclaratif qui permet l’échange d’informations. Il n’a donc rien à voir avec l’amitié qui est un lien entre deux personnes qui se définit par le fait d’avoir du plaisir à être et à échanger ensemble et qui naît de l’habitude et de la fréquentation pour constituer une forme de relation forte. Dans les nouveaux réseaux sociaux, l’important n’est pas d’avoir de très nombreux amis, mais plutôt des contacts susceptibles d’être facilement « activés » en cas de nécessité. Le nombre de tels con- tacts est en fait peu élevé, moins de dix en moyenne (Cardon D.)

 

Une nouvelle définition du capital social

L’expression de capital social a été créée au XXe siècle sur le modèle du « capital économique ». Celui-ci est l’ensemble des ressources matériel- les qui permettent à une entreprise de prospérer sur le marché. De la même manière, le capital social est l’ensemble des relations humaines qui permettent à un individu ou à un groupe d’améliorer sa position. L’idéologie d’internet est que le web collaboratif pourrait créer un nou- veau capital social constitué à travers des connexions multiples et sus- ceptible de se substituer au capital social traditionnel appuyé sur des connexions fortes avec les pouvoirs en place, et organisées autour des liens familiaux et sociaux du milieu d’origine. C’est l’idée développée par le film de David Fincher, The Social Network 2. Mais il s’agit plus d’une mythologie du Web que d’une réalité. En fait, le nouveau capital social du web collaboratif n’annule pas l’importance du capital social traditionnel. L’un et l’autre se potentialisent.

Il n’en reste pas moins que ces nouveaux réseaux modifient les façons d’entrer en contact avec les autres. La prise de contact y est beau- coup plus rapide, et c’est la fiabilité du lien qui importe.

 

Une nouvelle définition des identités

Le Web 2.0, encore appelé web collaboratif, a accentué cette tendance aux identités multiples. Dans la sociabilité traditionnelle, l’identité de chacun est le résultat d’une construction individuelle dans laquelle cha- cun exprime ce qu’il pense ou veut être. C’est ce que le sociologue Erving Goffman appelait la « mise en scène de soi » (1959). Au contraire, sur internet, et notamment dans des espaces comme Facebook, l’identité de chacun est le résultat d’une activité collective : ce sont les échanges per- manents de chacun avec tous les autres qui construisent les diverses iden- tités. Et celles-ci ne s’organisent pas seulement autour des informations déposées par chacun sur son actualité, ou bien par d’autres à son sujet ; elles s’organisent aussi autour des éléments du passé individuel et collec- tif de chacun, et également des projets d’avenir argumentés au carrefour des diverses interactions.

Il en résulte une différence majeure entre l’identité dans la sociabi- lité traditionnelle et celle qui se construit dans le web collaboratif : dans la sociabilité traditionnelle, en cas d’identités multiples, l’une est censée être authentique, tandis que les autres sont considérées comme des

masques. Par exemple, si une personne est réputée méchante en famille et « gentille » à son travail (ou le contraire), deux opinions sont possibles : certains pensent que cette personne est un « vrai méchant » qui se com- porte de manière hypocrite dans son activité professionnelle de façon à y bénéficier d’une promotion ; tandis que d’autres pensent qu’il s’agit d’un « vrai gentil », comme en attestent d’ailleurs tous ses collègues de travail, mais qu’il est « méchant » chez lui, parce que, par exemple, sa femme peut le malmener, voire le tromper... Mais sur le web collabora- tif, cette distinction n’est plus de mise. Toutes les identités d’une même personne définies au carrefour des réseaux multiples sont considérées comme également justes. Aucune identité en ligne n’est perçue plus authentique qu’une autre.(...)

Relation aux avatarsUne relation sur le modèle mère-enfant

Dans la mesure où l’internaute fabrique son avatar, il entretient évidem- ment une forme particulière d’empathie avec lui. Il éprouve des émo- tions « pour lui » et « avec lui ». Par exemple, une jeune femme adepte de Second Life me disait ressentir le picotement des bulles sur sa peau quand elle plongeait son avatar dans un jacousi virtuel 5 ! Et je me suis fais l’écho de cette autre jeune femme qui se sentit « violée » lorsqu’un habitant de Second Life « abusa » de son avatar. Profitant de l’inexpé- rience de néophyte, il fit asseoir l’avatar de la jeune femme sur une boule colorée qui le dénuda et le mit aussitôt en position d’accouplement. La jeune femme vit alors le pénis virtuel de son hôte disparaître dans son avatar. Si elle avait été un peu plus expérimentée, elle aurait su éviter de s’asseoir sur une sphère rose, et elle aurait su aussi qu’il est à tout moment possible d’interrompre de telles manipulations en appuyant sur la touche « espace ». Mais comme elle l’ignorait, elle eut le sentiment d’« être violée ». En eut-elle les sensations ? Il nous faut ici à la fois recon- naître le pouvoir des images et le relativiser. Ce viol par images interpo- sées n’avait rien de comparable à ce qu’aurait été un viol réel. La preuve en est que la victime en parla aussitôt à l’internaute indélicat qui s’était amusé avec son avatar à ses dépens. Prétendre – ou seulement laisser entendre – qu’un traumatisme d’images puisse être comparé à une agres- sion physique relève de la confusion.

Mais ce n’est pas parce que l’avatar représente son utilisateur que celui-ci ressent ce qui arrive à son avatar comme s’il le vivait lui-même. En réalité, ce que ressent l’internaute n’est pas de l’ordre d’une souf- france perçue en première personne, mais comparable à celle qu’on peut éprouver par empathie pour quelqu’un d’extrêmement proche et qui se plaint. En fait, à ce moment-là, tout se passait comme si l’avatar était l’enfant de l’internaute.

 

conclusion

les nouveaux espaces de rencontre ne créent pas seule- ment des dynamiques relationnelles différentes, mais aussi de nouvelles économies de l’estime de soi qui les rendent particulièrement attractifs. Pourtant, une menace les guette. Dans ces nouveaux espaces de commu- nication ouverts sur internet, rien n’est jamais effacé et tout se diffuse très vite, parfois à l’insu des usagers eux-mêmes ! Certains découvrent, par exemple, que ce qu’ils inscrivent sur leur « fiche perso » est utilisé par des moteurs de recherche pour leur fournir des publicités ciblées. Par ailleurs, les informations données à un seul ami peuvent parvenir de pro- che en proche à une personne mal intentionnée. Ainsi de la photographie d’un jeune homme qui a un peu trop bu, mise sur internet par un cama- rade de boisson, et qui se retrouve un an plus tard chez l’employeur du garçon...

Bref, on s’aperçoit avec ces nouveaux réseaux que le danger d’inter- net n’est pas seulement le contrôle de chacun par un pouvoir centralisé, mais aussi le contrôle de chaque citoyen par des sociétés privées, à des fins de protection ou de commerce... voire de chacun par tous les autres : surveillance des enfants par leurs parents, des employés par leur patron, des maris ou femmes suspects d’infidélité par leur conjoint, etc.

C’est pourquoi il est essentiel que chaque usager des nouveaux réseaux prenne conscience de ces problèmes et réfléchisse bien à ce qu’il désire livrer d’informations personnelles. Pour l’y aider, chaque ordina- teur devrait porter cette inscription : « Attention : tout ce que vous met- tez ici peut tomber dans le domaine public ! » D’ailleurs, la possibilité pour chacun d’effacer des informations qu’il a déposées sur internet n’est pas seulement un problème de liberté publique, c’est aussi la con- dition de la survie du système. En effet, la satisfaction du désir d’extimité suppose que le désir d’intimité soit satisfait. On peut dire les choses autrement : pour que les gens aient envie de se montrer, il faut qu’ils puissent se cacher aussi souvent qu’ils en ont envie. C’est ce droit qu’il faut mettre en place. Des internautes de plus en plus nombreux en ressen- tent le besoin. Face aux logiciels qui menacent les libertés, il est essentiel d’en concevoir qui les protègent.

Serge Tisseron

De Boeck Supérieur | « Psychotropes » 2011

 



 

 



14/02/2016
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 354 autres membres