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NUIT DEBOUT N'UTILISE PAS INTERNET, NUIT DEBOUT EST INTERNET ( libération)

 

 

Il y a de nombreuses similitudes entre la pensée Internet et le mouvement de la place de la République.

Comme l’écrit Amaëlle Guiton ce matin dans Libé, Nuit Debout utilise à plein les outils numériques et trouve son prolongement naturel sur le web. Mais j’irais plus loin : Nuit Debout n’utilise pas seulement Internet — d’ailleurs, tout le monde utilise Internet — mais Nuit Debout EST Internet.

Pour mieux comprendre Nuit Debout, peut-être faut-il le penser comme un outil, comme une technologie de démocratie. Le mouvement n’accouchera sûrement de rien, la loi El Khomri passera et la révolution sera repoussée au #1500mars. Une fois les tentes repliées, il faudra néanmoins constater que peut-être quelque chose s’est passé : il restera cette façon de faire démocratie.

«Qu’est-ce que le mouvement va devenir ? Je n’en sais rien. Je ne suis pas sûre qu’on puisse rester très longtemps. Un des buts, ça pourrait être de développer des outils qui permettent que le débat se déplace», explique dans Libé une occupante de la place.

INTERNET, PREMIÈRE PLACE À SE SOULEVER

«The process is the message»répondaient les militants d’Occupy Wall Street à ceux qui leur demandaient quels étaient leurs buts. Au fond, il n’y a rien à demander. Car tout est là présent sur la place : le modèle de société qui rendra possible la réalisation d’un monde meilleur.

En 1996, bien avant Nuit Debout, Occupy Wall Street ou les Indignés, une place se soulevait et proclamait unilatéralement son indépendance : Internet. «Vous n’avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons», proclamait John Barlow, auteur de la Déclaration d’indépendance du cyberespace.

Ce fameux texte pourrait se lire aujourd’hui comme un manifeste de Nuit Debout:

«Nous n’avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d’en avoir un, aussi je m’adresse à vous avec la seule autorité que donne la liberté elle-même lorsqu’elle s’exprime. Je déclare que l’espace social global que nous construisons est indépendant, par nature, de la tyrannie que vous cherchez à nous imposer. [...] Nous sommes en train de créer un monde où chacun, où qu’il soit, peut exprimer ses convictions, aussi singulières qu’elles puissent être, sans craindre d’être réduit au silence ou contraint de se conformer à une norme.»

UN WIKIPEDIA À CIEL OUVERT

Si l’Internet a pu devenir une promesse d’exil, une utopie néo-hippie, c’est que son principe même portait les germes d’un nouveau type d’organisation humaine : un réseau décentralisé dont la gouvernance est la responsabilité de chacun, sans aucun noeud central. C’est quasi exactement la définition de Nuit Debout, mouvement sans tête, toile d’araignée démocratique tissée sur la place de la République.

Qu’est ce que Nuit Debout, sinon un Wikipedia à ciel ouvert qui cherche par la collaboration et l’horizontalité à élaborer sa propre Constitution ? Nuit Debout est un Wikipedia de lui-même, un mouvement qui tente perpétuellement de s’écrire, de se décrire, de trouver les mots pour continuer. Il n’en restera peut-être rien mais il restera l’outil. The process is the message. 

L’AG, LE THREAD PRINCIPAL

Il est très logique de retrouver la génération Internet à Nuit Debout, qui a grandi avec ces idéaux d’horizontalité, de partage et d’auto-régulation. Wikipedia, l’encyclopédie de notre temps, ne s’est pas écrite dans une assemblée de gens de lettres, mais dans un lent et laborieux processus, ouvert à tous, soumis aux vents contraires de la démocratie directe.

La place de la République est organisée comme un grand forum, avec son fil de discussion principal, l’AG, et une myriade de sous-forums, les commissions. Pour rendre visibles les prises de parole les plus intéressantes dans ce grand bordel que constituent les AG, des forêts de main s’agitent, comme autant de likes. Sur la place, des chercheurs se baladent avec des pancartes «Je suis physicien, posez-moi des questions !», déclinaison des fameuses sessions AMA (Ask me anything) de Reddit.

LA LIBERTÉ D’EXPRESSION COMME SEUL COMBAT

Pour le sociologue Dominique Cardon, auteur de La démocratie internetque j’ai interrogé à ce sujet, «il est difficile de dire que Nuit Debout descend directement de la pensée Internet, parce qu’il y a plein de choses d’Internet qui viennent du monde social. C’est une immense boucle qui recycle dans les deux sens. Mais il y a des proximités, c’est évident.L’expérience de l’échange numérique a sans doute rendu très sensible à ces formes auto-organisées. Mais n’oublions pas que le phénomène Nuit Debout est aussi lié à des processus parallèles d’individuation de la société, à la crise des systèmes d’identification partisans, médiatiques, catégoriels.»

Dominique Cardon perçoit les limites de Nuit Debout à travers les limites déjà bien connues de la «pensée Internet»:

«Le grand problème des valeurs de l’Internet, c’est qu’elles ont tout misé sur la question de la liberté d’expression, mais rien sur la question de la justice. Du coup, la pensée Internet est complètement handicapée pour penser la question de la justice. Le risque est que le type de justice mise en oeuvre soit uniquement une justice procédurale pour permettre la prise de parole de chacun.»

Pour Cardon, si Nuit Debout ne peut transformer le monde tout de suite, il transforme les individus qui le font:

«Le mouvement a un impact sur les gens qui le vivent. Et en ce sens, c’est très Internet, très do it yourself, il faut le vivre, il faut l’expérimenter. Ça ne change pas le monde mais ça change ceux qui le font. Et ça peut avoir des conséquences sur le monde plus tard.»

LES RISQUES DE LA MASSIFICATION

Les limites de l’utopie Nuit Debout peuvent se lire dans cette description de l’échec de l’utopie Internet par Dominique Cardon, dans son introduction au livre Aux sources de l’utopie numérique de Fred Turner:

«Cette fiction « communautaire » de l’Internet a aujourd’hui explosé sous l’effet de la diversification des publics. Alors que les pionniers rêvaient d’un monde réunifié par une circulation plus fluide, plus ouverte et plus tolérante, la massification d’Internet a inévitablement conduit à la multiplication des enclaves communautaires regroupant, sur la base de la proximité sociale, géographique et culturelle, des individus partageant des traits communs.»

L’aristocratie d’Internet, celle qui l’a pensé comme une utopie, a toujours été critiquée pour son homogénéité sociale : plutôt des hommes blancs éduqués. Il est toujours plus facile de faire communauté et de rêver ensemble à un monde meilleur quand on se ressemble. Nuit Debout souffre exactement du même problème.



08/05/2016
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