Un des constats assez généralisé des sociologies contemporaines des mouvements sociaux, c’est de noter que ce ne sont pas le plus souvent les plus démunis qui se révoltent et qui passent à l’action collective. C’est à partir de ce constat qu’a été développé la perspective dite de « frustration relative » (relative deprivation). La frustration relative vise un état de tension entre une satisfaction attendue et refusée, d’où une insatisfaction, constituant un potentiel de mécontentement et d’action collective.
La « frustration » engagerait donc ici un écart négatif entre ce qu’un individu se considère comme en droit d’attendre de sa condition professionnelle, sociale et plus largement de la société dans laquelle il vit et ce qu’il reçoit effectivement. Pourquoi « relative » ? Parce qu’elle s’inscrit dans une logique de comparaison. Ce n’est pas une frustration « absolue », mais c’est une frustration en comparaison à ce qui était attendue. Dans cette perspective, des groupes sociaux objectivement privilégiés peuvent ressentir davantage de « frustration », et donc être en position de se mobiliser davantage, qu’un groupe beaucoup plus démuni.
Cette thématique de « la frustration relative » a été beaucoup utilisée par des sociologues, psychosociologues et historiens américains (même s’ils puisent leurs schémas dans une relecture d’auteurs classiques). Un des auteurs allant dans ce sens est James C. Davies(dans « Toward a Theory of Revolution », American Sociological Review, février 1962, pp.5-19, trad . franç., sous le titre « Vers une théorie de la Révolution », dans Pierre Birnbaum et François Chazel, Sociologie politique – Textes, Armand Colin, coll. « U2 », 1978) . Davies pour rendre compte des événements révolutionnaires (qui constituent un des domaines de l’action collective) prend appui tout à la fois sur Marx et sur Alexis de Tocqueville.
Pour Marx, il va chercher un texte peu commenté, qui ne correspond pas à la vision habituelle de « la théorie de la Révolution » chez Marx. Il s’agit d’un texte issu d’une conférence : Travail salarié et capital (1849). Marx écrit : « L’accroissement rapide du capital productif entraîne une croissance aussi rapide de la richesse, du luxe, des besoins, et des plaisirs sociaux. Donc, bien que les plaisirs de l’ouvrier se soient accrus, la satisfaction sociale qu’ils procurent a diminué, comparativement aux plaisirs accrus du capitaliste qui sont accessibles à l’ouvrier, comparativement au stade de développement de la société. Nos besoins et nos plaisirs ont leur source dans la société ; nous ne les mesurons pas aux objets de notre satisfaction. Comme ils sont de nature sociale, ils sont de nature relative » <expliciter : mis en ital par moi>. Cette remarque va à l’encontre d’autres nombreuses remarques de Marx lui-même ou des « marxistes » après lui : ce serait le phénomène de dégradation sociale et de paupérisation qui conduirait à la Révolution.
Alexis de Tocqueville (1805-1859) constitue une autre source d’inspiration de Davies. Il s’agit d’un passage de L’Ancien régime et la Révolution française (1856). Tocqueville écrit ainsi : « Ce n’est pas toujours en allant de mal en pis que l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s’il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège. Le régime qu’une révolution détruit vaut presque toujours mieux que celui qui l’avait immédiatement précédé et l’expérience apprend que le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d’ordinaire celui où il commence à se réformer. Il n’y a qu’un grand génie qui puisse sauver un prince qui entreprend de soulager ses sujets après une oppression longue. Le mal qu’on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu’on conçoit l’idée de s’y soustraire » <expliciter : mis en ital par moi>. Le sociologue français Raymond Boudon (partisan de « l’individualisme méthodologique ») propose une lecture similaire de Tocqueville que celle de Davies. Boudon écrit ainsi à propos de ce qu’ il appelle « la loi tocquevillienne de la mobilisation politique » : « Le sens commun a tendance à admettre qu’une amélioration objective de la condition dans laquelle se trouve un individu a tendance à le rendre plus satisfait et partant davantage porté à tenir les lois, les institutions et le pouvoir politique pour légitimes. Tocqueville suggère, au contraire, que la libéralisation d’une société politique, bien qu’elle réponde dans la plupart des cas aux voeux de la population ou du moins de fractions importantes de la population, peut avoir surtout pour conséquence de faciliter l’expression du mécontentement et de l’opposition » (La place du désordre, 1984) <expliciter>.
De Marx et Tocqueville, Davies donne une vision générale des révolutions et plus largement des mouvements sociaux : « Au moment où les chaînes commencent à se desserrer quelque peu, alors il est possible de les rejeter sans trop risquer d’y perdre la vie et les individus se trouvent en situation de proto-rébellion » <expliciter : proto-rébellion mis en ital par moi>. On pourrait prendre l’exemple proche, dans les mouvements sociaux, des grandes grèves et manifestations de novembre-décembre 1995 en France (campagne et élection de Jacques Chirac sur le thème de « la fracture sociale » en avril-mai 1995, abandon du thème de « la fracture sociale » et tournant « libéral » de rigueur à l’automne 1995, avec notamment le plan Juppé pour la Sécurité Sociale en novembre 1995).
Un des autres auteurs américains qui a travaillé sur les mouvements sociaux à partir de l’hypothèse de la « frustration relative » est Ted Gurr : Why Men Rebel ? (1970).
En France, Raymond Boudon est un de ceux qui a le plus relayé la thématique de « la frustration relative » (notamment dans Effets pervers et ordre social, 1977). Il s’appuie, en plus de Tocqueville, sur d’autres auteurs américains, qui n’ont pas travaillé spécifiquement sur les mouvements sociaux, mais qui ont contribué à affiner l’approche de « la frustration relative ». Il s’agit d’abord de W. G. Runciman (Relative Deprivation and Social Justice, 1966). Runciman écrit « les attitudes, aspirations et frustrations dépendent largement ducadre de référence dans lequel elles sont conçues » <expliciter : cadre de référence mis en ital par moi>. A partir de là, Runciman a donné une définition analytique (décomposée) de « la frustration relative » d’un individu A par rapport à un bien X (« bien » au sens large : qui peut être symbolique, lié à un statut social, etc.) : « on peut grossièrement dire que A est relativement frustré si (1) il n’a pas X, (2) il voit une personne ou plusieurs autres personnes, incluant éventuellement lui-même dans le passé ou dans l’avenir, comme ayant X (que ce soit ou non être ou non être le cas) ; (3) il désire X, et (4) perçoit comme plausible l’éventualité d’en disposer » <décomposer et expliciter>.
Boudon puise aussi ses analyses dans les résultats d’une célèbre étude sur l’armée américaine : The American Soldier de Samuel A. Stouffer (1949). Stouffer montre que les gendarmes militaires, appartenant à un corps où la promotion est rare, s’estiment satisfaits de leur système de promotion. A l’inverse, les aviateurs, bien qu’appartenant à un corps où la promotion est fréquente, s’estiment insatisfaits du système de promotion. Ainsi, le fait d’augmenter les chances de promotion de chacun peut avoir pour effet d’augmenter les attentes de promotion encore plus rapidement, et donc l’insatisfaction.
Pierre Bourdieu – non plus comme Boudon, dans le cadre d’un individualisme méthodologique, mais dans le cadre d’une sociologie des structures sociales – a intégré des éléments du schéma de « la frustration relative » dans ses analyses. Il s’agit notamment d’un passage de son livre La distinction (1979). Il y analyse les effets de « l’inflation scolaire » et de la dévaluation des titres scolaires associée à la scolarisation de masse (et notamment à l’Université) qui se développe à partir des années 1960 en France. Au départ, on a des transformations structurelles dans la société française, ce qu’il appelle « les transformations récentes du rapport entre les différentes classes sociales et le système d’enseignement, avec pour conséquence l’explosion scolaire » et « une intensification de la concurrence pour les titres scolaires ». D’où « une dévaluation des titres ». Ce qui entraîne aussi des conséquences sur les nouvelles générations, avec un écart entre leurs attentes indexées sur une valeur antérieur du titre scolaire et la valeur en baisse du titre. C’est là qu’on retrouve le schéma de « la frustration relative ». Cela aurait conduit autour de 1968 et dans les années 1970, à la constitution d’« une génération abusée », prompte à la révolte et à l’action collective contestataire. Bourdieu note : « Le décalage entre les aspirations que le système d’enseignement produit et les chances qu’il offre réellement est, dans une phase d’inflation des titres, un fait de structure qui affecte, à des degrés différents selon la rareté de leurs titres et selon leur origine sociale, l’ensemble des membres d’une génération scolaire » <expliciter : aspirations et chances mis en ital par moi>. Et il précise : « La déqualification structurale qui affecte l’ensemble des membres de la génération, voués à obtenir de leurs titres moins que n’en aurait obtenu la génération précédente, est au principe d’une sorte de désillusion collective qui incline cette génération abusée et désabusée à étendre à toutes les institutions la révolte mêlée de ressentiment que lui inspire le système scolaire » <expliciter>.
Le sociologue Bernard Lacroix va croiser les analyses de Boudon (sur « la frustration relative ») et de Bourdieu (sur les décalages entre les aspirations et les chances en période d’inflation scolaire) pour rendre compte du départ dans des « communautés » d’une série de jeunes citadins révoltés dans le sillage de Mai 1968 (L’utopie communautaire, 1981). Il écrit ainsi : « Le ‘mouvement des jeunes’ en général, le ‘mouvement étudiant’ en particulier, le ‘mouvement communautaire’ a fortiori (…) naît avec l’apparition de la situation sociale de frustration relative ». Lacroix précise une chose importante : « la frustration relative » ne constitue pas la cause mécanique du rêve des « communautés » post-68, mais, dit-il, « la condition matérielle de possibilité de la floraison utopique » <expliciter : condition sociale de possibilité>. Mais c’est aussi la condition sociale de possibilité de l’échec du mouvement collectif des communautés.