La magie et la sorcellerie
Frédéric Keck
L’Esquisse d’une théorie de la magie de Hubert et Mauss s’inscrit en effet dans une réflexion sur le rapport de l’individu et du collectif. Mauss part du fait que la magie est toujours effectuée par un individu isolé et marginal, mais que ce qui s’exprime en lui est la pression de la société qui croit en la magie. L’efficacité de la magie est donc morale et non physique, sociale et non individuelle, elle est le produit d’une croyance collective et non le fait d’une mauvaise association d’idées comme le voulait Frazer. Mauss tente d’établir la systématicité de la magie par-delà la diversité de ses rites et de ses représentations, et c’est ici qu’il introduit la notion de mana, ce mot utilisé par les Mélanésiens dans leurs rituels magiques et qui semble désigner la force du social. Tout le problème est alors de décrire cette force du social sur l’individu sans en faire un phénomène para-normal : il s’agit de comprendre comment un phénomène qui est anormal si on se place du point de vue de l’individu (la transe, l’action à distance sur les corps) devient normal si on l’interprète du point de vue de la société qui y croit. Mais cela suppose de comprendre la nature de la relation entre l’individuel et le collectif, et en cela la magie pose un problème théorique essentiel dans la sociologie française, car elle oblige à décrire de façon plus complexe que ne l’avait fait Durkheim l’action du social sur l’individu. Il est notable en effet que Durkheim n’ait consacré que quelques pages dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse à la magie, qu’il dérivait de la religion comme véritable origine au lieu d’en faire la source fausse comme chez Frazer ; pour Durkheim, la magie est un impératif hypothétique (Si tu veux ceci, alors fais cela) alors que la religion est un impératif catégorique (Adore ton Dieu, c’est-à-dire : respecte la société)20. La spécificité de l’approche de Mauss est de ne pas penser la relation du social à l’individu comme une contrainte mais comme une expression de forces différenciées. On comprend alors que la différence entre ces deux approches apparaisse dans l’interprétation du mana : Durkheim y voit la substance du tout social, alors que Mauss le décrit comme un ensemble de différences de potentiel, et de potentiel d’action : le mana est un verbe et non un nom. Mauss renonce donc à une substantialisation du social, qui ne permettrait pas de comprendre la spécificité du phénomène magique, pour voir comment le social s’exprime à travers des différences de potentiel dans l’action de ces individus particuliers que sont les magiciens. La magie est une classification des choses, un jugement synthétique a priori, dit Mauss, que la société postule pour agir sur la nature, et qu’elle actualise à travers les individus magiciens. La magie n’est donc pas une unification du monde dans le miroir du social, elle établit des différences et des contrastes. Il est essentiel que, dans son analyse, Mauss ajoute aux deux lois de contagion et de ressemblance chez Frazer une loi des contrastes : la magie ne rapproche pas ce qui est déjà proche, elle opère des découpes dans le réel selon des différences, parce que la vie sociale est exigence de différences :
- 21 M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, p. 114.
« Ce que nous appelions place relative ou valeur respective des choses, nous pourrions l’appeler aussi bien différence de potentiel. Car c’est en vertu de ces différences qu’elles agissent les unes sur les autres. Il ne nous suffit donc pas de dire que la qualité de mana s’attache à certaines choses en raison de leur position relative dans la société, mais il nous faut dire que l’idée de mana n’est rien autre que l’idée de ces valeurs, de ces différences de potentiel. C’est là le tout de la notion qui fonde la magie, et partant, de la magie. Il va de soi qu’une pareille notion n’a pas de raison d’être en-dehors de la société, qu’elle est absurde au point de vue de la raison pure, et qu’elle ne résulte que du fonctionnement de la vie collective. »21
17On est ici très proche des analyses de Lévi-Strauss, et Mauss compare d’ailleurs lui-même la magie aux phénomènes linguistiques lorsqu’il la décrit comme un système de différences. Lévi-Strauss reprend en effet les intuitions de Mauss, mais il ajoute une notion qui les clarifie : celle de symbolique.
- 22 C. Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie » et « L’efficacité symbolique », inAnthropologie struc (...)
- 23 Cf. C. Lévi-Strauss, « Introduction à M. Mauss », Sociologie et Anthropologie, op. cit., p. XLIX.
18Lévi-Strauss a consacré deux textes à la magie en 1949, qui sont parmi les plus audacieux et les plus problématiques de ce qui est alors son structuralisme conquérant22, puisqu’il vise à résoudre par la notion de structure symbolique le mystère de l’efficacité des pratiques magiques. Ce qui restait peu clair chez Mauss, c’est de savoir comment un rituel dans lequel le social exerce une pression peut avoir un effet sur le corps d’un individu. Lévi-Strauss élimine d’emblée le problème du charlatanisme, puisqu’il prend pour exemple un Indien sceptique qui se fait initier à la magie pour en montrer la fausseté, et qui finit par pratiquer la magie qu’on lui a enseignée en étant certain qu’elle est meilleure que d’autres types de magie. Il n’y a donc pas au départ un charlatan qui tente de faire croire la société à l’efficacité de sa magie, mais un ensemble de croyances diffuses sur la magie, partagées au même niveau par le futur sorcier et par le reste de la société. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est comment cette vague croyance à la magie, cet ensemble diffus de sentiments collectifs, peut devenir une véritable expérience. Il faut pour cela que la croyance se cristallise dans un schème, c’est-à-dire que la magie actualise une structure qui est d’ordre intellectuel, et qui est autant une structure sociale qu’une structure cosmologique. Cette structure se reflète dans ce que Lévi-Strauss appelle à la suite de Mauss le complexe shamanistique, qui unit le shaman, l’individu qu’il guérit et la société, qui les soutient de sa croyance et qui en même temps trouve un intérêt vital à leur interaction. Sont mises ainsi en rapport, sous le regard de la société, une pure activité, le sorcier, et une pure passivité, le malade, c’est-à-dire d’un côté un trop-plein d’énergie et de l’autre un trop peu d’énergie. Cette opposition renvoie pour Lévi-Strauss à l’opposition constitutive de la nature humaine, qui est apparue avec le langage, entre une pensée qui signifie trop et un monde qui ne signifie jamais assez. Le magicien rejoue donc sous le regard de la société la scène primitive de rencontre de l’homme avec le monde, dans laquelle l’homme éprouve un trop plein de signifiants qu’il doit épuiser en cherchant les signifiés qui leur correspondent dans le monde ; d’où la réinterprétation du mana comme un signifiant flottant, analogue à « machin » ou « truc » dans l’introduction au recueil de textes de Mauss23. La magie est donc d’abord d’ordre intellectuel, elle est une situation d’interlocution angoissée avec le monde :
- 24 C. Lévi-Strauss,Anthropologie structurale, p. 211.
« Si cette analyse est exacte, il faut voir dans les conduites magiques la réponse à une situation qui se révèle à la conscience par des manifestations affectives, mais dont la nature profonde est intellectuelle. Car seule l’histoire de la fonction symbolique permettrait de rendre compte de cette condition intellectuelle de l’homme, qui est que l’univers ne signifie jamais assez, et que la pensée dispose toujours de trop de significations pour la quantité d’objets auxquels elle peut accrocher celles-ci. Déchiré entre ces deux systèmes de références, celui du signifiant et celui du signifié, l’homme demande à la pensée magique de lui fournir un nouveau système de référence, au sein duquel des données jusqu’alors contradictoires puissent s’intégrer. »24
19Mais comment alors comprendre que ces rapports intellectuels entre signifiants et signifiés puissent avoir une efficacité sur l’organisme du malade ? C’est à cette question que répond Lévi-Strauss par la notion d’efficacité symbolique. Analysant un mythe récité par un shaman pour favoriser un accouchement, et dont les différentes étapes correspondent à un voyage du shaman à travers le corps de la femme, il observe que la structure intellectuelle du mythe correspond à la structure organique du corps à soulager. La fonction symbolique n’est alors rien d’autre que cette correspondance entre des structures de nature différente, dont Lévi-Strauss va jusqu’à supposer qu’elle reflète le caractère structuré du cerveau et du monde. Le symbolique joue donc le rôle d’intermédiaire entre l’affectif et l’intellectuel, entre la structure du corps et la structure linguistique, entre l’individuel et le social. Dire que la magie est symbolique, ce n’est donc pas nier son efficacité, c’est au contraire expliquer son efficacité sans recourir à l’hypothèse d’un psychisme agissant directement sur l’organisme : c’est intercaler entre le psychisme du magicien et le corps qu’il guérit l’ensemble des structures (sociales, linguistiques, cosmologiques, en un mot symboliques) que cette relation met en jeu. C’est donc faire de la magie un rapport structuré au monde, une façon de donner sens au monde, et de participer au sens que le monde prend pour lui-même.
20On voit donc que chez Lévi-Strauss la magie est plus proche de la science que de la religion, elle est une façon de structurer le monde qui a la même dignité que la science moderne. Il n’est alors pas étonnant de voir revenir le triangle magie-religion-science dans La Pensée sauvage. Il est à noter que Lévi-Strauss cite ici à la fois Evans-Pritchard et Mauss dans un texte qui est une critique sévère de l’évolutionnisme de Tylor et Frazer :
- 25 C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 23 s.
« La pensée magique, cette ‘gigantesque variation sur le thème du principe de causalité’, disaient Hubert et Mauss, se distingue moins de la science par l’ignorance ou le dédain du déterminisme que par une exigence de déterminisme plus impérieuse et plus intransigeante, et que la science peut, tout au plus, juger déraisonnable et précipitée (citation d’Evans-Pritchard). Entre magie et science, la différence première serait donc, de ce point de vue, que l’une postule un déterminisme global et intégral, tandis que l’autre opère en distinguant des niveaux dont certains, seulement, admettent des formes de déterminisme tenues pour inapplicables à d’autres niveaux. Mais ne pourrait-on aller plus loin, et considérer la rigueur et la précision dont témoignent la pensée magique et les pratiques rituelles comme traduisant une appréhension inconsciente de la vérité du déterminisme en tant que mode d’existence des phénomènes scientifiques, de sorte que le déterminisme serait globalement soupçonné et joué, avant d’être connu et respecté ? Les rites et les croyances magiques apparaîtraient alors comme autant d’expressions d’un acte de foi en une science encore à naître.»25
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