Un matin, bientôt, vous vérifiez vos comptes et constatez un crédit de 240 euros sur votre compte courant. Intitulé du transfert : «Bonnes vacances, de la part de Mario». Vous cherchez une explication sur Google. C’est magique : tous les citoyens de la zone euro ont reçu 240 euros crédités par la Banque centrale européenne (BCE). Le lendemain, la Réserve fédérale américaine fait de même : 250 dollars sur le compte de chaque résident américain, intitulé «Enjoy ! Janet». Bientôt, au Japon et au Royaume-Uni, les ménages reçoivent tous une somme équivalente. Les banques centrales insistent : «Profitez-en, c’est une fois pour toutes !»
La question du jour sur les réseaux sociaux : «Qu’allez-vous faire avec 240 euros ?» Votre ami Robin va acheter des livres, Julien des pulls, Karine et Richard un bourgogne millésimé sans sulfites, Mathieu, faire réparer sa moto, Céline et Chrystel vont le dépenser au musée. Vous êtes tous assaillis par des messages d’ONG vous demandant de verser une partie en dons pour la recherche sur le cancer, la protection de l’environnement, etc. Vous hésitez. Au bureau, bien sûr, tout le monde ne parle que de ça. Le patron, Jean-Eudes, a reçu le même montant que le monsieur du ménage. Ce dernier sait qu’il va payer le crédit de sa voiture et acheter des vêtements aux enfants. Jean-Eudes tergiverse. Ces 240 euros ne manquaient pas vraiment à son budget. Pendant quelques jours, Facebook regorge d’histoires émouvantes : l’opération du cœur d’une petite fille financée par les dons de sa communauté. Malheureusement, il y a aussi le cas de ce jeune homme du Tennessee, qui s’est acheté sa première arme et a tué sa petite amie avec. Cela fait débat en France. Vous entendez sur France Inter un économiste déplorer que l’argent soit dépensé par des individus privés, non par un gouvernement qui alloue les dépenses en fonction des priorités politiques. «Tant mieux, tous pourris !» vocifère l’extrême droite.
Vous trouvez quand même bizarre que Jean-Eudes ait reçu la même chose que le monsieur du ménage. L’économiste à la radio ajoute que c’est une sorte d’impôt négatif, sans souci de redistribution. C’est donc ça… on est en pleine campagne présidentielle. Le FN inclut une nouvelle ligne à son programme économique : le maintien de la France dans la zone euro, conditionné à un mécanisme permanent de versement aux ménages français par la BCE. Malin : un refus suggérerait à certains que la Banque centrale favorise les banques aux ménages. Le gouverneur Mario Draghi s’étouffe dans son café. Aux Etats-Unis, le nouveau président, Donald Trump, se frotte les mains ; après avoir baissé les impôts sur le revenu dans les premiers mois de son mandat, il justifie l’arrêt des programmes fédéraux de sécurité sociale. Il prétend avoir obtenu l’accord de la Réserve fédérale de verser des subventions monétaires en compensation. En réalité, la gouverneure Janet Yellen n’a rien accepté. Mais à présent, elle n’a plus le choix…
Vous ne rêvez pas. Une somme douillette pourrait arriver bientôt sur vote compte. Ce sera la troisième phase d’une politique monétaire extraordinaire qui a commencé en 2008 suite au krach américain. Le principe est débattu en Europe actuellement (1). C’est ainsi car les deux premières phases n’ont pas suffi à relancer l’économie : bien que les taux d’intérêt soient négatifs, l’investissement ne repart pas ; d’autre part, les milliards distribués par les banques centrales restent dans les réserves des banques privées. Toujours pas de crédit. Une part importante des ménages reste très endettée, au chômage, donc ne consomme plus. L’idée de remplir les comptes des ménages s’inspire de Milton Friedman, qui avait imaginé que la Banque centrale pourrait distribuer de la monnaie, par hélicoptère, pour donner un petit coup de pouce au budget ; aujourd’hui, l’hélicoptère est remplacé par un câble Ethernet. C’est une forme de relance budgétaire. Une baisse d’impôt déguisée. Politique d’austérité oblige en Europe, majorité républicaine au Congrès aux Etats-Unis, les gouvernements sont hypercontraints dans leurs dépenses. Les banques centrales ont pris le relais depuis 2008. Banque centrale où personne n’a été élu. C’est un pur transfert de pouvoir. Périlleux. S’ils perdent le contrôle du budget, que reste-t-il aux Etats démocratiques ? Et donc à nous, les citoyens ? Jean-Eudes s’en fiche, lui. Finalement, il va s’acheter des actions…
(1) Voir le n°355 d’Alternatives économiques, mars 2016. Les 240 euros sont mon hypothèse. Ils correspondent aux 60 milliards de liquidités distribués chaque mois par la BCE, divisés par la population de la zone euro âgée de plus de 24 ans.
Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.