Par Guillaume Monod, docteur en philosophie et consultant en maison d’arrêt.
Faire le djihad est tenu pour un engagement radical en religion et en politique. Paradoxalement, les proches de ces jeunes constatent qu’« ils ne faisaient pas toujours la prière », « ne s’intéressaient pas à la politique ». Bachir, incarcéré à 17 ans, projetait de tuer son oncle qui le maltraitait, puis de rejoindre l’organisation Etat islamique et refaire sa vie « dans une zone qui n’est pas en guerre ». A ma remarque que l’islam interdit le meurtre, il me répond que c’est autorisé car « le vrai Coran, c’est celui de la Syrie, pas celui de la France ». Et à ma question sur les cinq piliers de l’islam selon le Coran syrien, il noie le poisson, puis m’explique qu’il porte « les cheveux en chignon, comme le prophète quand il partait pour une bataille ».
Vincent, un converti de 21 ans, qui avait chanté et dansé dans la cour de promenade après les attentats du Bataclan, a franchi le pas en voyant les vidéos des massacres de civils syriens par les troupes d’Assad. Incapable de me citer le nom du parti politique du dictateur, il le décrit bien plus proche de Barbe bleue et Voldemort que d’Hitler ou de Staline.
La quasi-totalité des mineurs et jeunes majeurs que je rencontre en détention ont une méconnaissance complète de l’islam, et, s’ils ont choisi de faire le djihad, c’est parce que leur adhésion n’est pas d’ordre théologique ou politique, mais mythologique. Pour Farid Abdelkrim, auteur de Pourquoi j’ai cessé d’être islamiste (éd. Les Points sur les i, 2015), leur euphorie d’un engagement spirituel est « synonyme de surexcitation, qui exclut d’emblée toute forme de lucidité, et empêche de voir et de comprendre l’étendue de l’aventure dans laquelle on prétend se lancer ». Ils lisent les hadiths [propos oraux du Prophète et de ses compagnons] non pour approfondir leur connaissance de l’islam, mais celle du quotidien des salaf salih, les « pieux prédécesseurs », pour les imiter comme les groupies des rockers.
Leur lecture littérale des textes est un retour aux sources, dans le temps non pas historique, comme les amish, mais mythologique ; ils y sont guidés par les vidéos des recruteurs, émaillées d’extraits de Star Wars, de Matrix ou du Seigneur des anneaux, les mythes des temps modernes. S’ils partent comme Les Conquérants de Heredia, « ivres d’un rêve héroïque et brutal », c’est en rêvant de devenir un héros de légende et d’assouvir un fantasme d’immortalité et non pas de politique ou de religion.
Ils ne connaissent de l’islam que les produits dérivés et frelatés diffusés par les vidéos de propagande, et sont fascinés par Mahomet et les salaf salih comme un jeune chrétien idolâtrant les chevaliers de la Table ronde et leur quête du Graal. D’ailleurs, avant le massacre d’Utoya, Anders Breivik se réclamait des Templiers, et avait surnommé son pistolet Mjolnir, du nom du marteau de Thor, et son fusil Gungnir, la lance d’Odin.
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« Mon cousin s’est fait retourner la tête »
Certains s’engagent, comme Adam, 20 ans, de père français et de mère pakistanaise. Il a raté sa première année de droit, car il regardait avec passion « les vidéos des gens partis se faire exploser, ils étaient heureux, ils voulaient vraiment y aller, ils parlaient en arabe, je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, je lisais les sous-titres mais ça m’intéressait pas, c’était leurs visages, ils étaient beaux à voir, ils me redonnaient espoir, mais je me sentais inférieur à eux, je me sentais seul comme s’il me manquait quelque chose, on m’aurait donné toutes les richesses du monde, ça m’aurait pas rendu heureux. Au début, je voyais les têtes coupées, ça faisait peur, mais à force d’en regarder, ça m’a endurci, je me suis dit : “Ils sont dans la vérité, je peux pas fuir par peur, si j’arrive pas à regarder, je suis pas un homme” ».
Pour quelques naïfs rêveurs, l’Etat islamique est un pays de cocagne. Fahrid, informaticien, 25 ans, a ainsi quitté son HLM pour partir avec sa femme dans la campagne syrienne, « loin des OGM et des perturbateurs endocriniens » ; Boubacar, 19 ans, a lâché sa formation de cariste pour rejoindre son cousin, qui lui a promis de lui « trouver une villa et un poste d’ingénieur dans l’industrie du pétrole ». Seule une petite minorité, comme Saïd, 24 ans, détenu depuis cinq ans, est décidée à tuer en priorité « ces mécréants polythéistes, pires que les chrétiens », que sont les chiites. Il est l’unique jeune que j’ai rencontré pour qui un diagnostic de paranoïa a été posé.
Toute entreprise de déradicalisation doit s’enrichir des témoignages des jeunes les plus aptes à « démythologiser » l’appel du djihad, à l’image de Sofiane, incarcéré à 17 ans, peu après les attentats de Charlie Hebdo :
« On allait à la mosquée. Mon cousin, il s’est fait retourner la tête, j’ai rien vu venir. Tu parles avec un, deux, trois, au fond de toi, tu finis par vouloir y aller. Il me donnait des nouvelles sur Facebook. Quand il est arrivé, ils se sont rendu compte qu’il connaissait rien à l’islam, il connaissait pas les prières. Ils l’ont attrapé, ils l’ont violé. Ils lui ont dit : “T’es qu’une merde, t’es plus un homme, tu mérites de mourir. Si tu restes avec nous, on va faire de toi un homme. Si tu obéis, on te rend ta dignité.” C’est du formatage par le viol. Quelques mois après, ses parents ont eu un appel, quelqu’un leur a dit qu’il était mort dans un combat. Maintenant, je dis jamais rien, mais ceux qui parlent de la Syrie, je leur raconte l’histoire de mon cousin, je leur explique ce qui leur arrivera s’ils y vont. »
Si l’ignorance des jeunes radicalisés est révélatrice de leur immaturité affective et intellectuelle, elle est par-dessus tout, selon les mots de Hannah Arendt, « la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal ».
Guillaume Monod, docteur en philosophie, consulte en maison d’arrêt. Tous les prénoms du texte ont été changés.