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OLIVIER ROY : « LA MORT FAIT PARTIE DU PROJET DJIHADISTE »

 

Les jeunes radicalisés appartiennent à une nouvelle génération de djihadistes fascinés par la violence et le nihilisme, estime le directeur de recherche au CNRS.

LE MONDE |   • Mis à jour le 

Directeur de recherche au CNRS, Olivier Roy enseigne à l’Institut universitaire européen de Florence (Italie), il vient de publier Le Djihad et la mort (Seuil, 167 pages, 16 euros), ouvrage dans lequel il explique la nouveauté du terrorisme globalisé par « la quête délibérée de la mort » par les jeunes djihadistes. Auteur d’une œuvre internationalement reconnue et largement débattue, il revient sur les origines et les moyens de résister à ce « Viva la muerte » mondialisé.

Lire aussi :   Olivier Roy : « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste »

Le djihadisme n’est-il qu’un nihilisme ou bien également un islamisme ?

Le projet islamiste au sens strict (c’est-à-dire celui des Frères musulmans) est de construire un Etat islamique d’abord dans un pays donné, en obtenant le maximum de soutien populaire. Du Hamas palestinien au PJD [Parti de la justice et du développement] marocain, en passant par le Ennahda tunisien, les résultats sont variés, mais dans tous les cas le nationalisme l’a emporté sur l’islamisme.

Les djihadistes, en revanche, s’inscrivent d’emblée dans la défense de l’oummah [communauté des croyants musulmans] globale et ne s’intéressent pas à la mise en place d’une société stable dans un pays donné.

Le nihilisme n’est pas leur projet initial, bien sûr, mais devant l’échec de leur tentative de djihad mondial, ils se replient de plus en plus sur une vision apocalyptique et désespérée, qui, elle, est nihiliste. Et c’est cela qui attire des jeunes sans lien avec les conflits locaux, mais qui sont fascinés par le destin de martyr qui leur est soudain offert.

Comment expliquer les causes de cette violence « no future » qui s’arrime à la religion musulmane ?

Sans ignorer la longue généalogie du djihad dans le monde musulman, il faut bien constater que les formes de radicalité que l’on trouve dans le terrorisme et le djihadisme aujourd’hui sont profondément modernes.

De Khaled Kelkal aux frères Kouachi, on retrouve les mêmes constantes, toutes très nouvelles : des radicaux venus d’Occident (en gros 60 % de seconde génération et 25 % de convertis), tous jeunes, tous en rupture générationnelle, tous « born again » ou convertis, tous s’identifiant à un djihad global qui se développe bien au-delà des formes de mobilisation classique (soutien aux luttes de libération nationale).

La moitié d’entre eux a, en France, un passé de petits délinquants. Et surtout, tous se font exploser ou se laissent rattraper par la police et meurent les armes à la main. Bref, pour presque tous, la mort fait partie de leur projet. Ce comportement n’est ni islamiste ni salafiste (pour les salafistes, seul Dieu décide de la mort).

S’agit-il d’une variante, islamisée, d’un « Viva la muerte » globalisé ?

Si on adopte une vision transversale (comprendre la radicalisation des jeunes djihadistes en parallèle avec les autres formes de radicalisation nihiliste) au lieu d’adopter une lecture verticale (que dit le Coran sur le djihad), on voit à quel point le nihilisme du terroriste islamique s’inscrit dans un modèle répandu.

Comme avec ces jeunes qui commettent des massacres de masse de type Columbine (deux lycéens américains retournent dans leur collège à Columbine en 1999 pour tuer leurs camarades et leurs professeurs), on trouve des analogies frappantes : annonce du massacre à l’avance sur Internet, mise en scène de soi-même avant et pendant (on se filme), référence apocalyptique (satanisme pour Columbine) et enfin suicide.

Beaucoup d’observateurs ont remarqué à quel point le prestige de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique, EI] vient de sa maîtrise d’une certaine culture jeune (jeux vidéo, « Call of Duty », mise en scène gore) ; L’EI permet de se construire en héros négatif, qui occupera la « une » des journaux.

Le nihilisme va de pair avec un narcissisme exacerbé : on s’assure, comme Amedy Coulibaly, que les télévisions sont bien là, on se filme en train de tuer, comme l’assassin du Père Hamel, à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), le 26 juillet, et comme celui du couple de policiers de Magnanville (Yvelines), le 13 juin.

Les décapitations lentement filmées, précédées de l’interrogatoire des prisonniers, suivies de leur dissémination sur Internet, sont une technique mise au point par les « narcos » mexicains bien avant l’EI. L’esthétique de la violence (que l’on trouve par exemple dans le film de Pasolini, Salo) est une dimension importante de cette culture gore.

Est-ce également un mouvement générationnel ?

En plus de la fascination pour la mort, la dimension générationnelle est fondamentale chez les radicaux. Dans pratiquement toutes les cellules, on trouve au moins une fratrie (et des couples de frères pour le réseau Bataclan-Bruxelles).

C’est énorme et inédit, aussi bien dans les groupes d’extrême gauche que dans la tradition radicale islamiste. Et quand ces jeunes ont des enfants, ils les abandonnent à l’organisation, comme s’ils ne pouvaient pas engendrer pour eux-mêmes, comme s’ils refusaient de s’inscrire dans la durée.

D’où viennent cette haine générationnelle et cet iconoclasme culturel ?

Les révolutions de jeunes ont été inaugurées par la Révolution culturelle chinoise. Si les révolutions attirent les jeunes, elles prétendent détruire un ordre ancien mais pas les anciens en tant que tels. Or la Révolution culturelle chinoise a visé non pas une classe sociale, mais la génération des parents : un rite d’appartenance était de dénoncer ses propres parents.

La haine de la génération des parents va de pair avec l’iconoclasme : on détruit temples, statues et mémoire. Les Khmers rouges sont une parfaite illustration de cette révolution générationnelle.

Mais la multiplication récente d’armées d’enfants-soldats (comme peut-être ce que prépare l’EI s’ils en ont le temps) est aussi un signe de cette instrumentalisation d’une guerre de génération (ici manipulée, car les enfants ne choisissent pas). Les radicaux ne se révoltent pas au nom de leurs parents : ils dénoncent l’islam, ou plutôt le mauvais islam de leurs parents.

Comment peut-on lutter contre la propagande de l’EI ?

On commet un contresens total sur la radicalisation djihadiste en pensant qu’elle est la conséquence d’un mauvais choix théologique : ces jeunes attirés par l’islam auraient, entend-on, mal compris le message et auraient suivi une fausse interprétation de l’islam.

Bref, il suffirait de leur enseigner un « bon » islam pour les déradicaliser. Mais ils sont justement fascinés par la radicalité, pas par l’islam en tant que tel. Ils suivent le djihadisme parce qu’ils y trouvent ce qu’ils cherchent – la radicalité et la violence –, pas parce qu’ils se seraient malencontreusement trompés d’école. On ne guérit pas un joueur de poker en lui apprenant la belote.

Ce qu’on appelle la « déradicalisation » n’est pas la solution, expliquez-vous, car « les djihadistes sont des militants ». Mais par quoi faudrait-il la remplacer, et quelles instances pourraient les faire parler ?

Lors des procès aux assises des anarchistes autour de 1900 (comme celui d’Emile Henry en 1894), on avait un forum de débat : le militant défendait ses idées (bien sûr, cela se terminait par la guillotine, mais on le prenait au sérieux).

Or aujourd’hui, on fait tout pour médicaliser ou infantiliser le radical (et surtout la radicale : la djihadiste en burqa paraît incompréhensible). Je crois qu’il faut leur accorder la responsabilité, et donc, bien sûr, les punir, mais les pousser à parler politique au lieu de s’enfermer dans la secte.

L’essor du salafisme, même dans sa version non violente, ne fournit-il pas malgré tout un cadre idéologique favorable au djihadisme ?

En regardant de plus près, on voit que l’islam des radicaux et de l’EI n’est pas vraiment salafiste, car ils ne sont guère obsédés par l’orthopraxie (le strict respect des règles) qui est la marque du salafisme.

Mais le salafisme a une responsabilité non pas tant dans la radicalisation terroriste que dans la légitimation d’une sorte de séparatisme, celui de la communauté des croyants par rapport au reste de la société.

La conséquence, c’est que le salafisme ne sait pas quoi répondre quand les jeunes radicaux poussent la logique de la rupture jusqu’au bout, car il n’a pas d’argument en faveur du « vivre ensemble ». Et là il faut mettre les prédicateurs salafistes devant leur responsabilité qui est ici plus sociale que théologique.

Pourquoi la recherche sur le djihadisme est-elle aussi divergente et divisée ?

Il y a des enjeux intellectuels, voire idéologiques certains. La recherche en sciences humaines n’est pas une science exacte ; on s’identifie à son terrain, on peut aussi parfois le prendre en haine. Le chercheur fait partie de sa propre recherche.

La réponse, c’est le débat dans le cadre assez normé de la rigueur universitaire. Mais le problème est que cette rigueur se trouve bousculée aujourd’hui par les exigences du marché. Il y a un marché de la recherche, à la fois structurel (répondre à des appels d’offres) et occasionnel. La vague de terrorisme a soudainement ouvert les vannes d’un financement dans l’urgence. Le premier qui présente un projet de recherche répondant aux attentes, ou plutôt aux angoisses, des autorités gagne le marché. D’où la tentation de délégitimer la concurrence.

Comment résister à la terreur que veut répandre l’EI ?

L’EI vit de la peur qu’il inspire. Car elle n’est pas une menace stratégique. Le « califat » s’effondrera tôt ou tard et les attentats, aussi meurtriers soient-ils, ne touchent l’économie qu’à la marge et renforcent la détermination sécuritaire (l’Europe de l’Ouest qui doucement s’enfonçait dans un processus de désarmement y met fin).

La crainte d’une guerre civile reste un fantasme, car l’EI ne touche de jeunes musulmans qu’à la marge et ne fait rien pour gagner la population musulmane à sa cause (un tiers des victimes de l’attentat de Nice, le 14 juillet, sont des musulmans).

Il faut travailler avec les classes moyennes d’origine musulmane en ascension sociale, favoriser l’émergence non pas d’un islam français mais de musulmans français, en cessant de s’appuyer sur des pays étrangers, et en normalisant la pratique religieuse publique, c’est-à-dire en jouant la carte de la liberté religieuse, au lieu de s’enfermer dans une laïcité idéologique et décalée.

Propos recueillis par Nicolas Truong

Lire aussi :   Olivier Roy : « La peur d’une communauté qui n’existe pas  »

  • Olivier Roy et « l’islamisation de la radicalité » Si la menace n’était pas aussi grave et les enjeux politiques aussi importants, la querelle entre Olivier Roy et Gilles Kepel n’aurait jamais dû sortir du petit cénacle des spécialistes du monde musulman et de la science politique. Pour schématiser, Kepel explique la violence djihadiste par une radicalisation de l’islam, Roy y voit une islamisation de la radicalité. Pour ce dernier, l’islam n’est que l’étendard – ou le prétexte – d’une révolte armée, qui s’est exprimée par le passé au nom d’autres idéologies, comme le marxisme au temps des Brigades Rouges italiennes par exemple. Rien ne sert, écrit Roy dans son dernier ouvrage, Le djihad et la mort (Seuil, 170 p., 16 €), de chercher dans l’islam les explications à cette violence : « Au lieu d’une approche verticale, qui irait du Coran à Daech, (...) je préfère une approche transversale, qui essaie de comprendre la violence islamique en parallèle avec les autres formes de violence, qui lui sont fort proches (révolte générationnelle, autodestruction, rupture radicale avec la société...). » L’auteur s’attache aussi à démonter les arguments de ceux qui y voient une révolte politique, à l’instar de François Burgat, pour qui cette violence exprime la révolte de peuples colonisés et opprimés et des exclus des sociétés occidentales. Déradicaliser ne sert à rien, insiste Roy, ce qu’il faut, c’est faire éclater au grand jour l’inanité de cette radicalité, la priver de son discours autojustificateur. Christophe Ayad


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20/10/2016
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