Hommage à Bernard Maris
Bernard Maris est mort dans la tuerie de Charlie Hebdo, il participait à ce journal engagé et satirique depuis de nombreuses années et publiait des articles sous le pseudonyme d'Oncle Bernard. Nous avons perdu un penseur critique de la pensée économique dominante. Il venait de publier un livre "Houelebecq économiste", saluant chez cet auteur une critique littéraire de nos sociétés
extrait 1:
" Avouons maintenant qu’à l’origine de ce livre, il y a une révélation : La Carte et le territoire. Un grand roman d’amour, comme tous les romans de Houellebecq, mais aussi une fine analyse du travail, de l’art, de la création, de la valeur, du progrès, de l’industrie, et de la « destruction créatrice » chère au grand économiste Joseph Schumpeter ; bref, tout ce qui ravit un spécialiste d’économie spatiale et industrielle quand il sait lire.
Partant de cette découverte, il suffisait de décliner les majeures des autres romans : Extension du domaine de la lutte parlait du libéralisme et de la compétition, Les Particules élémentaires du règne de l’individualisme absolu et du consumérisme, Plateforme de l’utile et de l’inutile et de l’offre et de la demande de sexe, La Possibilité d’une île de la société post-capitaliste ayant réalisé le fantasme des « kids définitifs » que sont les consommateurs, la vie éternelle. Et chaque roman reprenait le refrain des autres : la compétition perverse, la servitude volontaire, la peur, l’envie, le progrès, la solitude, l’obsolescence, etc., etc. Non seulement reprenait, mais renvoyait nommément aux grands économistes – Schumpeter, Keynes, Marshall, Marx, Malthus –, ou aux grands penseurs – Fourier, Proudhon, Orwell, William Morris.
Le programme allait de lui-même : 1) le règne des individus, 2) l’entreprise, 3) les consommateurs insatiables, 4) l’art et le travail, et enfin, 5) la véritable fin de l’histoire et la fin de l’espèce, autrement dit l’au-delà du capitalisme. Une déambulation dans les poèmes et les essais, pour retrouver sans surprise ces cinq thèmes majeurs, et le tour était joué.
Commencer par les individus, finir par la mort de l’espèce est assez logique ; mais voir comment Houellebecq utilise et détruit la pensée économique n’a pas fini de surprendre.
Extrait 2.
"Les hommes ne sont pas « raisonnables » ? Peu importe, disent les économistes : ils sont raisonnables « malgré eux ». Leurs comportements sont rationalisables. Et puisqu’ils sont rationalisables ex post, après leurs actes, c’est « comme si » ils étaient rationnels ex ante14.
Autrement dit, tout comportement – même le plus bizarre – peut être expliqué par un calcul avantages-inconvénients, ou coûts-bénéfices. Chacun, quoi qu’il fasse, fait un calcul coûts-bénéfices, « toutes choses égales par ailleurs », à environnement donné, si l’on préfère, dans un univers paramétrique15, dirait Houellebecq.
Beaucoup plus banalement, les commerciaux ont repris cette hypothèse en cherchant du côté des neurosciences et des comportements hormonaux pour prévoir les désirs qu’ils transformeront en consommation. En ce sens, l’économie participe de ce « besoin de certitude rationnelle auquel l’Occident a finalement tout sacrifié : sa religion, son bonheur, ses espoirs, et en définitive sa vie16 ». L’économie donne la certitude, non du rationnel mais, pire, du rationalisable.
Même si vous n’êtes pas rationnel, votre comportement l’est a posteriori, toujours.
Or le bonheur est incompatible avec l’usage de la raison. Paradoxe de la « science » du bonheur quantifié qui, méthodologiquement (et, moralement, par ses terribles injonctions : calcule, épargne, optimise !), tue le bonheur.
Bien évidemment, les hommes ne sont ni rationnels ni calculateurs. C’est pourquoi ils sont surprenants, avec leurs passions, leurs peurs, leurs joies, leurs doutes, leurs naïfs désirs, leurs frustrations, et beaucoup de choses comme le mal au dos. C’est faux surtout – et ici, nous solliciterons notre auteur –, parce qu’ils sont soumis à ces deux « handicaps » majeurs que sont l’amour, et la peur du vieillissement et de la mort, deux notions insupportables au bipède. Ne pas vieillir, aimer : deux axes majeurs des romans de Houellebecq"
Extrait 3.
"Échapper au labeur : ainsi se définissent les parasites « dominants » de la société, patrons, hommes politiques, grands journalistes, amuseurs publics… Depuis l’aube de l’humanité jusqu’ici, on n’a jamais trouvé de meilleur moyen pour échapper au travail que de faire travailler les autres à sa place.
Ne peut-on avoir le goût du travail ? Si, cela existe, et c’est aberrant. Ainsi Jean-Yves, qui travaille parce qu’il a le goût du travail, chose tellement honorable et mystérieuse que Michel décide de le récompenser d’un séjour dans un club érotique. Jean-Yves sera blessé dans l’attentat qui clôt Plateforme, tandis que meurt Valérie, grosse bosseuse, qui commençait à se poser des questions sur le sens de sa vie – « Davantage d’argent pour quoi faire ? » Hé, hé… C’est la question qu’on entend dans les tombes des cimetières.
Trop tard pour Valérie, qui ne savait pas refuser les promotions et découvre qu’elle peut se contenter de ce qu’elle a, et surtout de l’amour de Michel. Elle va mourir. Un peu comme ces retraités qui, soudain saisis par la vacuité de leur vie après des années de sueur, disparaissent brutalement. Valérie eût été embarrassée de définir le « commencer à vivre ». L’attentat la dispense de réfléchir à la vie hors du travail servile ou subi."
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