L"argent une passion moderne
L'argent, une passion moderne
Moyen d'émancipation ou instrument d'aliénation, l'argent est marqué par une forte ambivalence. Ses usages, différenciés, peuvent conduire à des pathologies monétaires et être l'objet de luttes entre divers groupes sociaux.
Vous avez peut-être vu ce reportage de Thalassa sur les îles Fidji. Naguère, la vie des femmes fidjiennes était enfermée dans le cercle traditionnel de cette société patriarcale: la pêche, la cuisine, les enfants, l'église. Aujourd'hui, les femmes les plus entreprenantes tentent de conquérir leur indépendance en allant vendre les ressources transformées de la mer, algues et pieuvres, sur le marché de la capitale. L'une d'elles, dont le commerce semble prospère, déclare fièrement vouloir gagner toujours plus d'argent. Les hommes ne paraissent pas s'opposer à ces initiatives. L'un d'entre eux dit seulement: "Avant, la vie était plus facile; maintenant, il faut de l'argent."
Nous souhaitons la bienvenue aux Fidjiens dans l'univers de la marchandise. Ce court reportage, manifestement favorable à cette transition vers la "modernité", montre déjà toute l'ambivalence de l'argent. Pour ces femmes, il sera un moyen de s'émanciper de la tutelle des hommes, et l'histoire ne leur donne pas tort: l'argent permet de s'affranchir de formes de domination traditionnelles qui s'inscrivent dans des relations personnelles, dont les relations de parenté. Mais il est tentant de renverser la phrase citée: "parce qu'il faut de l'argent, la vie est moins facile" (ou: "cette vie n'est plus la nôtre").
Cette ambivalence se retrouve chez les grands auteurs. Voici, pour commencer, un commentaire de Karl Marx, dans les Manuscrits de 1844, en marge d'une citation de Goethe: "Ce qui grâce à l'argent est pour moi, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. (…) Ce que je suis et ce que je peux n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m'acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur est anéanti par l'argent. (…) Je suis un homme mauvais, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l'argent est vénéré, donc aussi son possesseur. L'argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon, l'argent m'évite en outre la peine d'être malhonnête; on me présume donc honnête."
Argent fétiche
L'idée que l'argent dissout ou inverse les valeurs, qu'il corrompt les hommes et leurs moeurs, n'est pas d'une grande originalité. Nombre de religions et de philosophies condamnent la cupidité. De plus, l'argent ne corrompt rien, au pire il déforme la poche des pantalons. Il n'est qu'une chose, qui n'a en elle-même ni pouvoir ni énergie maléfique. L'apport de Marx se trouve ailleurs, quand il analyse l'argent comme le fétiche suprême de nos sociétés.
Le fétichisme consiste en effet à traiter des choses, ici une liasse de billets ou des pièces d'or, ailleurs des talons aiguilles ou des socquettes blanches, comme s'il s'agissait de personnes, donc à leur attribuer des qualités qu'elles ne peuvent avoir, telles que la propension à agir ou à ressentir.
Est-ce grave docteur? Selon Marx, assurément, car il ne s'agit pas d'une illusion qu'il suffirait de dissiper, mais "l'effet d'un rapport social déterminé des hommes entre eux [qui] revêt pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles". Expliquons. Dans une petite communauté, les hommes et les femmes produisent des biens utiles pour leurs proches ou pour des personnes avec lesquelles ils/elles effectuent des échanges en fonction de leurs besoins réciproques. Dans une économie de marché, ils/elles ne produisent pas pour des personnes qu'elles connaissent, mais pour la vente sur un marché anonyme, donc pour l'argent, par conséquent dans l'indifférence à autrui, qui peut être n'importe qui dès lors qu'il a les moyens d'acheter. Avec le capitalisme, l'argent n'est plus seulement un moyen de faciliter les échanges, un simple intermédiaire, il devient une fin en soi: on achète pour vendre plus cher, on investit pour gagner sans cesse davantage, on accumule pour accumuler.
Quelles que soient les sociétés, les producteurs dépendent les uns des autres dès qu'ils pratiquent la division du travail. Mais dans notre société, ce lien objectif entre eux n'est pas direct et transparent; il prend la forme de l'échange monétaire. De telle sorte que ce qui relie les hommes leur apparaît, non pas comme leur oeuvre commune, mais comme quelque chose d'extérieur à eux, d'étranger à eux, dans laquelle ils ne se reconnaissent pas: l'argent, qui représente la société sous une forme abstraite et impersonnelle, face aux individus. Cette maladie s'appelle l'aliénation. Dans une telle perspective, il n'y a pas de bon usage de l'argent: pour briser le fétiche, il faut détruire les rapports sociaux qui l'engendrent continûment.
Liberté de choix
Bien que l'argent soit au programme des concours d'entrée aux grandes écoles scientifiques, Marx en est absent: les trois oeuvres citées sont L'avare de Molière, L'argent d'Emile Zola et un chapitre de La philosophie de l'argent de Georg Simmel. Ce chapitre est intitulé "L'argent dans les séries téléologiques", ce qui impressionne quelque peu. "Téléologique" parce que l'homme agence des moyens: il fabrique des outils en vue d'atteindre des fins, par exemple. Or, l'argent est d'abord un moyen: chacun désire posséder de l'argent dans le but de se procurer des biens qu'il juge utiles. Mais sa particularité est d'être un moyen absolu: il permet d'acquérir tout ce qui est à vendre. La valeur d'un outil étant déterminée par ce à quoi il sert, cet outil universel est le plus valorisé de tous. Ainsi, une somme d'argent vaut-elle plus que la somme des biens qu'elle permet d'acheter, car elle apporte à son possesseur quelque chose de plus: la liberté de choix. Cela explique aussi, dans une transaction, l'avantage de l'acheteur, qui détient l'argent, sur le vendeur, qui n'offre qu'un bien particulier. Une application de ce principe est la domination du capitaliste, qui avance l'argent, sur le salarié, qui offre sa force de travail.
"Liberté frappée", selon le mot de Dostoïevski, l'argent est un moyen d'émancipation. Un impôt en monnaie pèse moins qu'une redevance en nature. On dit d'ailleurs du paiement qu'il est "libératoire": l'argent libère des obligations. Il a partie liée avec l'individualisme en ce qu'il offre la possibilité de se désengager des relations familiales ou communautaires et suscite un sentiment d'indépendance: dans une économie monétaire, on dépend de tout le monde en général, mais de personne en particulier. L'argent "refroidit" les relations: elles sont dépersonnalisées, deviennent purement utilitaires ou fonctionnelles, l'un des exemples cités étant la prostitution.
Pathologies monétaires
Georg Simmel ne met pas seulement ainsi en évidence l'ambivalence de l'argent, il construit une typologie de ses différents usages, dont certains sont pathologiques. Ainsi en est-il de la cupidité, la recherche de l'argent pour l'argent, qui passe du statut de moyen à celui de fin.
Ce renversement se comprend aisément: si ce sont les fins qui déterminent la valeur des moyens permettant de les atteindre, alors le moyen de toutes les fins est la valeur suprême. Selon John Maynard Keynes, il y aurait deux façons d'atteindre l'immortalité: la création artistique et l'accumulation d'argent. Condamné à cent cinquante ans de prison, le désormais célèbre Bernard Madoff a atteint cet objectif.
Autre pathologie, l'avarice est moins le désir d'accumuler de l'argent que la difficulté de s'en séparer. D'un point de vue "économique", la cupidité est préférable, en tant qu'incitation à l'effort, à la prise de risque, à l'innovation; alors que la thésaurisation est une fuite dans le circuit économique, qui déprime l'activité.
Le contraire de l'avarice est la prodigalité, la jouissance ne résultant pas ici de la possession mais de la dépense, quel qu'en soit l'objet, un comportement qui peut devenir compulsif dans une société où tout est mis en oeuvre pour inciter à la consommation, l'un de ses principaux ressorts étant le processus d'imitation-distinction rythmé par la succession des modes. L'ascète, auquel Simmel consacre un passage, refuse de jouer ce jeu; les psychologues évoquent aujourd'hui des cas d'"anorexie monétaire", de rejet maladif de l'argent (à l'image de l'anorexie mentale) affectant des personnes incapables de dépenser pour se faire plaisir ou de réclamer un dû.
L'insatisfaction est l'état chronique du "blasé": rien ne lui paraissant "hors de prix" et l'argent lui ayant permis de s'offrir ce qu'il désirait, tout lui est désormais indifférent. Si le blasé croit que "tout vaut tout", le cynique se réjouit de ce que l'argent réduit toutes les valeurs, y compris les plus hautes, à un même dénominateur commun ("Quand tout a un prix, plus rien n'a de valeur"). Il conserve toutefois un sens de ces valeurs qu'il prend plaisir à voir rabaisser. La vénalité de toute chose contente le cynique, mais rend malheureux le blasé, qui continue à chercher de nouvelles sources d'excitation (dans les débordements de la fête ou la drogue…).
Ces pathologies monétaires correspondent à des déviations par rapport à des comportements considérés comme "normaux": ainsi, la recherche d'argent est "normale" si elle ne débouche pas sur la cupidité; l'avarice est une déviation d'un sens de l'épargne bien fondé; la consommation compulsive est une perversion d'un désir de jouissance. Même le cynisme dérive du fait que l'argent favorise la comparaison entre des choses incomparables: selon Simmel, "le prix de marché (…) est l'objectivation achevée de la subjectivité cynique".
Finalement, l'argent favorise l'abstraction, le calcul, le relativisme, autant de traits de la vie moderne.
Les usages de l'argent
Les attitudes relatives à l'argent varient selon le domaine concerné ou les circonstances. Gilles Lazuech note ainsi que l'imprévoyance en matière monétaire est particulièrement le fait des jeunes (19-22 ans) dotés d'un faible capital scolaire, avec peu de perspectives d'insertion professionnelle. Leur comportement peut être interprété comme l'effet d'un rapport singulier au temps (1). Dans une étude sur les personnes en difficulté financière, le même auteur montre combien la relation bancaire peut être fluctuante: elle prend une forme "pédagogique", voire "paternaliste", dans les banques à "vocation sociale" (banques mutualistes), que l'on ne retrouve pas dans les banques commerciales. On rejoint là les travaux de Viviana Zelizer montrant que l'argent et la relation monétaire font l'objet de luttes entre divers groupes pour sa définition sociale: la prime de Noël des demandeurs d'emploi est-elle un dû ou un don? Quel statut donner à l'argent que le mari alloue à sa femme qui "s'occupe de la maison"? Quand les deux conjoints travaillent, comment déterminer ce qui revient à chacun et ce qui va au couple? La "nature" de l'argent ne va pas de soi; elle est constamment redéfinie au cours des interactions sociales.
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Pascal Combemale, Thierry Rogel Alternatives Economiques n° 288 - février 2010
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