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Louis Chauvel: «La spirale du déclassement»

Probablement le meilleur essai sociologique de l’année, cette nouvelle contribution(1) de Louis Chauvel apporte un regard remarquablement éclairé et éclairant sur des évolutions contemporaines majeures de la société française, à partir de données statistiques inédites et richement fournies. Une réflexion sociologique lucide dont le politique serait bien fort inspiré d'en saisir toute la substance.

 

Le travail s’inscrit directement dans le sillon tracé par son précédent ouvrage Les classes moyennes à la dérive (2), où le sociologue dressait déjà, dans la France contemporaine à partir du début des années 80, le portrait de classes moyennes vulnérabilisées par le déclassement social sous ses multiples facettes (3) et à la croisée entre deux chemins possibles aux directions opposées : « Stockholm ou Buenos Aires », pour reprendre les propos de l’auteur.

 

Le débat entre les sociologues sur le déclassement des clases moyennes n’est donc pas nouveau et on imagine bien que ce nouvel opus devrait le relancer avec vigueur. Les premiers contradicteurs du livre Les classes moyennes à la dérive avaient alors reproché à Louis Chauvel d’être plus dans un discours décliniste que dans une argumentation solidement étayée. D’autres, comme Dominique Goux et Éric Maurin (4), se sont même inscrits en faux contre cette thèse de la « panne de l’ascenseur social » pour les classes moyennes, en montrant qu’elles avaient au contraire plutôt bien résisté aux différentes formes de déclassement, depuis la fin des Trente Glorieuses (1945-1975). Pour autant, le travail démonstratif de ces deux sociologues  n’a en rien convaincu Louis Chauvel qui récidive donc en force avec ces nouveaux travaux, en partant d’un cadre définitionnel pertinent des contours du groupe social que l’on appelle la classe ou les classes moyennes. Par ailleurs, ces contours sont définitivement posés dès le début de l’analyse (5), alors qu’ils pouvaient être fluctuants, au gré des besoins de la démonstration, dans les travaux de Dominique Goux et Éric Maurin, une « fluctuation  définitionnelle  » dont il n’échappera à personne, même au plus néophyte, qu’elle ne peut qu’affaiblir la force analytique et explicative des principaux résultats statistiques mis en évidence.     

 

Selon Louis Chauvel, si c’est l’ensemble de la société française qui est en proie à la spirale du déclassement, c’est bien sous l’effet de l’effondrement en cours du socle historique des sociétés démocratiques, constitué par les classes moyennes, que le phénomène s’exécute. Un socle qui  « s'érode et se transforme en sable à mesure du remplacement générationnel » , et une érosion qui n’en serait qu’à son commencement. Bien que la question générationnelle, celle mise en avant dans son précédent opus (2), soit toujours centrale, le tour de force du sociologue va néanmoins consister ici à articuler la double dynamique des fractures générationnelle et des classes sociales qui sont à l‘œuvre dans la France d‘aujourd‘hui.  Le premier chapitre intitulé « le vertige des inégalités » nous rappelle dès lors l’accentuation des inégalités depuis le début des années 80, et plus particulièrement, en conformité avec les travaux de Thomas Piketty (6), les inégalités patrimoniales, surtout celles liées au patrimoine immobilier, dans un contexte fortement marqué par l‘envolée des prix sur le marché immobilier (une augmentation de près de 100 % de l’indice des prix au cours des années 2000), à l‘image de la situation dans les grandes capitales anglo-saxonnes.

 

C’est ce processus de « repatrimonialisation » qui est au cœur, selon l’auteur, de l’aggravation des inégalités des classes sociales et qui, de fait, va introduire une nette dichotomie tout particulièrement au sein des jeunes générations chez les classes moyennes, entre ceux qui possèdent un peu grâce au patrimoine de leurs parents et ceux qui ne possèdent rien, ces derniers démarrant donc dans la vie avec un lourd handicap, car condamnés à travailler deux fois plus longtemps que leurs parents pour accéder à la propriété d’un même bien ou à rester locataires. Une dichotomie de plus en plus aigue dépeinte par Chauvel comme «une distorsion croissante, préalable à un écartèlement, voire une rupture de continuité, entre les classes moyennes dotées d’un substantiel patrimoine net, sans remboursement de prêts, par opposition aux autres, propriétaires endettés ou locataires, dont les conditions économiques d’existence sont d’une tout autre nature.». En conséquence, c’est à un véritable déclassement résidentiel intergénérationnel auquel on assiste pour ces nouvelles cohortes, obligées de s’installer dans des lieux au moindre prestige résidentiel que ceux de leurs parents, alors pourtant mieux diplômées et ayant une part des dépenses consacrées au logement dans leur budget plus importante.        

Si la question patrimoniale nous amène au déclassement résidentiel, la problématique de « l’inflation scolaire », pour reprendre le titre de l’ouvrage de  Marie Duru-Bellat (7), nous renvoie directement à un autre type de déclassement à l’œuvre, celui du déclassement scolaire, défini comme le phénomène de la dévalorisation des diplômes. Louis Chauvel considère, en effet, que les jeunes adultes diplômés des classes moyennes sont en première ligne de cette tendance lourde, depuis les années 80, dans la société française. Un tel déclassement peut prendre deux visages pour un individu : accéder à une position sociale inférieure à celle de ses parents, tout en disposant d’un niveau de diplôme équivalent voire supérieur (on parle à ce sujet du paradoxe d’Anderson), et/ou occuper un emploi correspondant à un niveau de qualification inférieur à celui auquel le titre scolaire peut prétendre (situation dite de déclassement professionnel). Le sociologue rappelle en effet des évolutions maintenant bien établies sur le sujet, à savoir une croissance beaucoup plus lente, ces dernières décennies, des emplois qualifiés entrant dans les catégories des CPIS et des professions intermédiaires  par rapport à celle du nombre de diplômés du supérieur, condamnant donc nécessairement les aspirants aux catégories moyennes et supérieures à une rétrogradation vers le bas dans la hiérarchie des positions sociales (qualifiée par Chauvel d‘« effet de ruissellement naturel vers le bas »). Dans ce contexte, la dévalorisation sociale du diplôme est inévitable, ce qu’illustre Louis Chauvel à propos en particulier du titre du baccalauréat, naguère le « ticket d’entrée dans les classes moyennes intermédiaires », dont le « cours du titre »s’est littéralement effondré. Ainsi, selon les données du sociologue, pour les premières cohortes du baby-boom (celles de la fin des années 1940), le baccalauréat correspond à 60 % de chances d’accéder au moins aux professions intermédiaires, soit le double de ce qui prévaut pour les jeunes générations d’aujourd’hui !

 

La diminution de la rentabilité sociale du diplôme ne se limite pas au titre du baccalauréat, mais commence aussi à devenir sensible au cours des années 2000 pour les niveaux de l’enseignement supérieur, constat effectivement corroboré par d’autres travaux empiriques, notamment ceux de Philippe Lemistre (8) ou encore de Marie Duru-Bellat (9). Par ailleurs, le sociologue souligne que, en dehors des pays du sud de l’Europe, la France se singularise nettement des autres pays pour l’intensité du déclassement scolaire qui est à l’œuvre. En final, ce dernier est porteur de désillusions et de frustrations croissantes envers l’institution scolaire. Louis Chauvel rappelle alors avec juste raison que le mouvement de démocratisation de l’enseignement, dont a pu bénéficier largement la classe moyenne, est en trompe-l’œil, car il recouvre, pour une très large part, un phénomène purement quantitatif de massification scolaire, n’ayant réduit que de façon limitée le poids des inégalités sociales dans la réussite scolaire (10). En dépit de leur dévalorisation, les diplômes  restent néanmoins toujours discriminants du point de vue de l’insertion sociale des individus, car ils diminuent leur vulnérabilité face au risque du chômage (le taux de chômage est d’autant plus faible que le niveau du diplôme est élevé), d’où une course aux diplômes sollicitée par les familles, pour un rendement décroissant du titre scolaire en termes d’accès aux différentes positions sociales au fil des générations.       

 

Le déclassement des classes moyennes est donc bel et bien, en France, un processus en cours, d’une ampleur conséquente, même si, Louis Chauvel nous fait observer que l’évolution du pouvoir d’achat du salaire à temps plein des professions intermédiaires, le cœur même de la classe moyenne, ne traduit pas un phénomène de paupérisation absolue, car ces dernières connaissent une quasi-stagnation de leur pouvoir d‘achat sur la période post-Trente Glorieuses étudiée 1975-2010 (en baisse néanmoins de près de 8 % entre 1975 et 1995)……mais avec une formation de près de deux années d’études supplémentaires en moyenne !  Pour autant, il est clair qu’il y a une paupérisation relative importante, si l’on étudie l’évolution de l’écart relatif entre le pouvoir d’achat du salaire net de ces mêmes professions intermédiaires et celui des ouvriers, qui passe ainsi de 120 % en 1970 à 37 % seulement en 2010 ! Comme le souligne l’auteur, la réduction sensible de l’avance des professions intermédiaires par rapport aux catégories populaires évoque le toboggan de Spelbound.  Cette dernière métaphore apparaît d’autant plus pertinente lorsqu’on raisonne en pouvoir d’achat du  revenu disponible des ménages (après prélèvements obligatoires et redistribution). On observe alors, sur la même période, un  déclin relatif du revenu des professions intermédiaires par rapport au revenu moyen toutes catégories sociales confondues, alors que l’écart de revenu se creuse entre les cadres et les professions intermédiaires.

 

En conclusion, selon le sociologue, la société française est sur le chemin de ce qu’il nomme « le grand déclassement », un déclassement systémique qui renvoie à un processus commençant par s’attaquer aux  fondements mêmes de « la civilisation de la classe moyenne », c’est-à-dire, en particulier, une société fondée sur le salariat, permettant aux individus par leur salaire d’accéder à un niveau de vie confortable, de disposer d’une large protection sociale, de pouvoir espérer une mobilité sociale ascendante et d’obtenir des  progrès du point de vue de la réduction des inégalités sociales face à la réussite scolaire. Sous l’effet combiné de deux dynamiques se renforçant mutuellement, celle de la fracture des classes sociales et celle de la fracture générationnelle (11), ce sont donc tous ces fondements qui sont mis à mal à partir des années 1970, redonnant force à la logique de la reproduction sociale et à un mouvement de régression sociale, et  fragilisant du même coup dangereusement la cohésion sociale.  Ce tourbillon post-Trente Glorieuses est par ailleurs renforcé par le phénomène de la mondialisation et la montée des classes moyennes émergentes qui l’accompagne, accentuant encore plus la fragilité des catégories populaires et des fractions inférieures des classes moyennes des pays avancés, et bouleverse aussi profondément l’horizon de ces catégories sociales pour lesquelles  « il ne fait donc plus sens de regarder au-dessus, où l’espoir d’ascension se réduit, alors qu’en revanche la menace pourrait venir d’en dessous.».

Il y a donc urgence pour Louis Chauvel d’enrayer la spirale du déclassement qui tempête depuis plusieurs décennies contre la société française, et plus généralement d’ailleurs contre la société salariale. Si rien n’est fait, elle ne peut que conduire à un effondrement systémique et civilisationnel, laissant aux générations futures un monde social invivable. L’auteur en appelle donc à rompre avec le déni de réalité ambiant au sein de « la société des illusions », dont font preuve notamment les responsables politiques et les élites, quant à l’effectivité d’un processus qui ravage lentement mais sûrement notre tissu social - paradoxalement trop souvent masqué dans son ampleur aux yeux mêmes de ses principales victimes, en dépit de la violence sociale qu’il exerce à leur encontre. Mais aussi à engager une réflexion réelle sur la soutenabilité intergénérationnelle des politiques menées, notamment du point de vue des investissements nécessaires à réaliser pour la construction de la société de demain, dans laquelle notre jeunesse doit pouvoir avoir envie de s’y projeter. Ce n’est pas Louis Chauvel qui me démentira, en disant que l’affaire est loin d’être gagnée d’avance et, qu’en conséquence, l’incertitude est totale, notamment du point de vue du devenir de notre démocratie, quant à l’issue d’une telle déstabilisation ravageuse pour la société française.

 

30 DÉC. 2016 PAR YVES BESANÇON



05/09/2017
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