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Serge Paugam: le lien social (extrait)

La première rupture du lien de participation organique tient au chômage, c’est-à-dire la cessation contrainte de l’activité professionnelle, laquelle, lorsqu’elle est durable, se traduit par un affaiblissement du niveau de vie. Les recherches sur les expériences vécues du chômage, de la pauvreté et du recours contraint à l’assistance ont permis de vérifier le risque pour les personnes concernées d’être et de se sentir socialement disqualifiées. En réalité, on peut trouver dans le monde du travail des situations de précarité comparables au chômage, au sens de la crise identitaire et de l’affaiblissement des liens sociaux. Pour les pauvres, le fait d’être contraint de solliciter les services d’action sociale pour obtenir de quoi vivre altère souvent leur identité préalable et marque l’ensemble de leurs rapports avec autrui. Ils éprouvent alors le sentiment d’être à la charge de la collectivité et d’avoir un statut social dévalorisé. Le salarié de la précarité est-il dans une situation comparable ? Certes, il ne fréquente pas forcément les services de l’assistance – encore que ces derniers accueillent de plus en plus des personnes ayant un emploi –, mais il appartient à une catégorie socialement dévalorisée. L’enquête sociologique montre que de nombreux salariés éprouvent souvent le sentiment d’être maintenus dans une condition avilissante sans avoir la moindre chance d’améliorer leur sort. Il leur manque la dignité au double sens de l’honneur et de la considération. Leur honneur est bafoué lorsqu’ils ne peuvent se reconnaître dans leur travail et agir conformément à la représentation morale qu’ils ont d’eux-mêmes. La considération qu’ils obtiennent dans leur travail peut être également si faible qu’elle leur donne le sentiment d’être socialement rabaissés, voire de ne pas ou de ne plus compter pour autrui. Pour les salariés proches de l’intégration incertaine, l’impossibilité de stabiliser leur situation professionnelle équivaut à la privation d’un avenir. Pour les salariés proches de l’intégration laborieuse, la souffrance au travail est souvent l’expression d’une faible considération pour ce qu’ils sont et ce qu’ils apportent à l’entreprise. Enfin, pour les salariés proches de l’intégration disqualifiante, le cumul d’un travail sans âme et d’un avenir incertain est source de désespoir et d’humiliation. La disqualification sociale des salariés commence donc à partir du moment où ils sont maintenus, contre leur gré, dans une situation qui les prive de tout ou partie de la dignité que l’on accorde généralement à ceux qui contribuent par leurs efforts à l’activité productive nécessaire au bien-être de la collectivité : un moyen d’expression de soi, un revenu décent, une activité reconnue, une sécurité. En ce sens, la rupture de lien de participation organique ne commence pas avec le refoulement hors du marché de l’emploi ; elle existe au sein même de la population des salariés en activité.

Le lien de citoyenneté n’est pas non plus à l’abri d’une rupture. C’est le cas notamment lorsque les individus sont trop éloignés – ou tenus à l’écart – des pour accéder à des papiers d’identité et pouvoir exercer leurs droits. Les étrangers éprouvent parfois des difficultés à régulariser leurs titres de séjour et sont, de ce fait, en situation illégale. Les sans-domicile sont également souvent coupés des circuits administratifs ou renvoyés d’un bureau à l’autre tant qu’ils ne parviennent pas à réunir les papiers nécessaires à une aide. Notons que, dans un système catégoriel d’aide sociale, il existe toujours des exclus du droit, c’est-à-dire des personnes qui ne correspondent à aucune des catégories prévues par le droit. On peut également admettre que le lien de citoyenneté est pour ainsi dire rompu lorsque les personnes en détresse sont maintenues de façon durable, souvent contre leur gré, dans des structures provisoires. Que signifie en effet ce droit s’il se résume à l’urgence et ne permet pas d’améliorer le sort des personnes ainsi prises en charge et leur sortie vers des formes d’insertion plus acceptables ? Si les solutions d’urgence sont pérennes pour les individus qui en bénéficient, elles correspondent à une exclusion des autres formes d’aide et à une relégation dans le statut de l’infra-assistance. On peut parler enfin de rupture du lien de citoyenneté chaque fois que l’on constate une entorse au principe d’égalité des citoyens au regard du droit. Il existe de nombreux cas de discrimination de fait dans l’accès aux droits. Dans toutes les sociétés modernes, mais de façon variable d’un pays à l’autre, il subsiste par ailleurs une proportion non négligeable d’individus apathiques qui éprouvent le sentiment d’être détachés de la société dans laquelle ils vivent, de ne plus avoir d’appartenance politique, d’être comme des étrangers face au jeu que mènent les responsables politiques.

La rupture d’un type de lien n’entraîne pas forcément la rupture d’un autre. De jeunes amoureux peuvent rompre volontairement le lien avec leurs parents (lien de filiation) lorsque ceux-ci opposent des réticences à leur relation et à leur décision de se marier (lien de participation élective). Une femme vivant dans une communauté ethnique fermée peut décider de rompre avec son milieu d’origine et avec la tradition pour mieux s’intégrer aux conditions de la vie moderne et participer plus activement au monde du travail (lien de participation organique). Le réfugié politique peut trouver dans l’exil forcé et dans la rupture du lien de citoyenneté le moyen de reconstituer dans un autre pays de nouveaux liens sociaux. Ces exemples pris parmi tant d’autres montrent qu’une rupture peut rester unique dans la vie d’un individu et n’a pas nécessairement un effet de contagion sur l’ensemble de ses attaches sociales.

Mais, puisque les liens peuvent se rompre et qu’ils s’entrecroisent de façon spécifique dans chaque personne, on peut analyser, à partir de trajectoires biographiques, le risque qu’une rupture en entraîne une autre, tel un effilochage qui conduit à une détérioration irrémédiable de l’étoffe. On peut distinguer deux types de ruptures cumulatives : l’apprentissage raté et la dégradation statutaire. Le premier renvoie aux cas d’individus ayant connu dès leur enfance de nombreuses difficultés liées à la pauvreté ou aux carences de leur milieu familial et social et pour lesquels la vie n’a été qu’une succession de ruptures. Le second correspond, au contraire, à des cas d’hommes et de femmes frappés à un moment de leur vie par une épreuve qui les a précipités dans une spirale d’échecs et de rupture des liens sociaux.

                                                                                                                                     Serge Paugam Le lien social Que sais-je ?

 

Q1. Pourquoi des personnes au chômage peuvent-elles se sentir disqualifiées ?

Q2. Qu’est-ce que le salarié de la précarité ?

Q3. Définir intégration incertaine, intégration laborieuse, intégration disqualifiante

Q4. Expliquez la phrase soulignée

Q5. Ecrire un texte de 10 lignes à la première personne  racontant l’histoire d’un individu dont la rupture d’un lien entraîne des ruptures cumulatives



21/03/2016
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