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Sociologie du football par Pierre Rondeau

06/02/2014

Emile Durkheim, sociologue français de la fin du XIX° siècle, a montré comment une société pouvait être amenée à créer de la déviance, à péricliter et à briser les liens sociaux qui unissent les individus : on parle d'anomie sociale. L'origine provient de la hausse de l'individualisme et de la mutation de la solidarité entre les agents. Ces changements sont eux-mêmes originaires des transformations économiques. Durkheim montre ainsi que la montée de l'individualisme et du capitalisme pouvaient être, à terme, facteurs d'anomie. En football, et encore plus dans le milieu professionnel, c'est précisément ce qu'il se passe, modification des contrats, des rémunérations et bouleversement du collectif. N'y a-t-il pas alors un risque à plus ou moins long terme ?

Dernièrement, la cérémonie du ballon d’or a provoqué la polémique en récompensant le talent individuel du madrilène Cristiano Ronaldo plutôt que le joueur du Bayern Munich Franck Ribéry. Malgré la flopée de titres obtenue par l’international Français, les votes se sont portés sur la seule performance du Portugais, le nombre important de buts et son jeu spectaculaire ont été préférés au palmarès et à la capacité à faire gagner une équipe toute entière.

L'INDIVIDU AVANT LE GROUPE
Dorénavant, dans le football moderne, le spectaculaire prime sur le collectif, le joueur prime sur l’équipe, en tout cas dans la reconnaissance internationale. Ribéry qui a remporté tous les trophées possibles durant la saison 2012/2013 n’a fini que 3ème du palmarès ballon d’or France Football. Au même moment, le fantasque Suédois Zlatan Ibrahimovic reçoit le prix Puskas, récompensant le plus beau but de l’année, pour un tir certes spectaculaire mais qui ne reflète en rien la qualité et la beauté du jeu collectif. Seul compte le talent individuel.



Le football est normalement un sport collectif, mais l’entrée dans l’ère professionnelle, l’ère de la starification et de la négociation individuelle des contrats a mis en concurrence directe des joueurs d’une même équipe et galvaudé le sens de l’esprit d’équipe. Aujourd’hui, les statistiques individuelles deviennent plus importantes que les statistiques collectives, on va préférer marquer, faire une passe décisive, faire le plus de récupération, le plus de dribbles plutôt que les mouvements collectifs et la victoire.

ANALYSE SOCIOLOGIQUE
La sociologie contemporaine s’est intéressée à cette crise du lien social dans les sociétés modernes, où la montée de l’individualisme a été un vecteur de modification des solidarités. On est passé d’une solidarité mécanique, constituée de petites communautés, où chacun avait une part importante dans la conduite sociale et où la moindre perturbation microsociale pouvait altérer le collectif, à une solidarité organique, la masse est constituée d’individualités autonomes et chacun participe à sa manière au tout social. On se situe ici dans l’image du corps humain, chaque élément a son rôle à joueur et si l’un d'eux venait à dépérir, le reste pourrait continuer sans encombre.
Contrairement à la solidarité mécanique où, comme les pièces d’une montre, si un individu venait à manquer, tout le processus s’écroulerait. Le football rejoint parfaitement ces notions de solidarité, que l’on doit au sociologue Emile Durkheim. Une équipe peut être vue comme un groupe social, constituée de plusieurs membres d’origine et de statut différents. La notion de coopération apparaît donc comme prépondérante : si un joueur dans le 11 de départ venait à se blesser, à se louper, à manquer son match, le résultat final de l’ensemble pourrait en pâtir. Il s’agit parfaitement d’une solidarité mécanique.

PHÉNOMÈNE GLOBAL
Or, depuis quelques années, la presse fait l’écho d’une starification des footballeurs professionnels. Ils apparaissent de plus en plus comme des individus autonomes au sein d’un groupe qui ne vivent que pour la réalisation de leur objectif personnel. Dans le même temps, le système de jeu a tellement évolué qu’un joueur peut, à lui tout seul, remporter le match, sans l’aide particulière de ses coéquipiers.
Lorsqu’on voit apparaître les différentes stars de la sphère football, comme Messi, Cristiano Ronaldo, Ibrahimovic, Ribéry ou Rooney, on ne pense pas au travail réalisé par le reste du groupe, aux multitudes de passes qui ont été réalisées, aux ballons interceptés, pour amener au tir somptueux de l’attaquant, au passement de jambes du buteur.L’individualisme s’installe dans le jeu collectif, le groupe est dépassé par le joueur. C’est la solidarité organique qui transparaît ici.Les joueurs deviennent des individus dans un équipe et non pas des coéquipiers coopérant pour la réalisation d'un objectif. Un conflit transparaît entre maximisation de l'utilité individuelle - marquer, passer, dribbler- pour se faire connaître et la maximisation de l'utilité collective : la victoire.

CONSÉQUENCES DANS LES FAITS
Cela apparaît encore plus dans la célébration des buts. La chaîne canal+ a, il y a peu, consacré un débat sur l'égoïsme parmi les buteurs qui ne fêtaient pas leurs buts avec le reste de l'équipe ou le passeur décisif mais absolument seuls [1]. Les Spécialistesmontraient même que certains joueurs ne fraternisaient même pas avec le public. Un comportement parfaitement égoïste et individualiste qui affiche une modification des liens sociaux. 
Il y a peu, les différents trophées individuels récompensaient le talent au service du groupe. Un défenseur comme Cannavaro pouvait remporter le ballon d'or en ayant pleinement participé à la victoire Italienne à la coupe du monde 2006 [2]. Il était le capitaine de l'équipe, le leader du groupe. Pourra-t-on voir, dans les années à venir, un milieu défensif, un défenseur voire un gardien remporter le ballon d'or France Football ? Le plus beau but récompensera-t-il le travail de l'équipe, du groupe dans son intégralité ou la performance individuelle, le talent brut ?

C'est un retournement des solidarités, le football s'installe petit à petit dans la solidarité organique, comme le reste de la civilisation moderne, individualiste et autonome. Le football est le reflet de la société et laisse transparaître ses failles les plus complexes.
Pierre Rondeau 
 
Q1. Qu'est ce que l'anomie ? 
Q2. Quels sont les éléments qui permettent de penser que l'individualisme se développe dans le football ? 
Q3. Quel rapport peut-on faire entre cette montée de l'individualisme et l'anomie ? 
Q4. Quelle est la différence entre la solidarité organique et la solidarité mécanique ? 
Q5. Expliquez en quoi l'évolution du jeu  permet de dire que le football s'installe progressivement dans la solidarité organique ? 
 
Pour aller plus loin avec Stéphane Beaud



26/04/2015
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