Après Thomas Piketty, lundi, Jean Tirole, Prix Nobel d’économie, et Etienne Wasmer, professeur à Sciences-Po, proposent, à une gauche qui semble paralysée en attendant que la croissance advienne et que le chômage baisse enfin, une autre vision d’une politique économique. Les derniers chiffres montrent que l’inversion de la tendance n’est pas pour demain : 3,536 millions de chômeurs en avril, + 0,7 % sur un mois, + 5,1 % sur un an. L’OCDE évoque 2015… Pourtant, tous les paramètres semblent au vert : un euro au plus bas, un pétrole autour de 60 dollars et des taux d’intérêt historiquement bas. Résultat : une croissance de 0,6 % au premier semestre.
Nous avons donc demandé à plusieurs économistes qui se revendiquent à gauche quels seraient les outils propres à réduire le chômage et les inégalités. Tous, dont Jean Tirole et Etienne Wasmer ce mardi, Christophe Ramaux mercredi, Karine Berger, devenue députée, Anne-Laure Delatte ou Brigitte Dormont et Alain Trannoy, passent en revue les outils dont dispose un gouvernement de gauche, alors que la politique de l’offre, le soutien aux entreprises, avec le CICE, le Pacte de responsabilité et les lois Macron semblent sans effet.
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Etre progressiste au XXIe siècle, c’est partager un socle de valeurs et d’objectifs redistributifs. Si l’effort et l’initiative, créateurs de richesse collective, doivent être encouragés et récompensés, le manque d’opportunités, les discriminations, les conséquences des ajustements économiques, les mauvaises régulations pénalisent souvent les individus les plus fragiles et doivent être combattus, et la solidarité doit opérer : ceux touchés par la malchance doivent être aidés par la société. Malheureusement, par méconnaissance ou par réflexe, les discours publics semblent parfois accorder plus d’importance à la présence des différents «marqueurs» d’une politique progressiste qu’à sa capacité réelle à atteindre ses objectifs fondamentaux.
Or, et c’est essentiel, de nombreuses politiques «redistributives» se retournent contre les bénéficiaires ciblés. Ou parfois, elles n’ont qu’un impact minime sur ces derniers et coûtent très cher à la société, menaçant à terme le système social auquel nous sommes attachés. En ce sens, l’idéal progressiste conduit à battre en brèche nombre d’idées reçues, thème que nous voudrions illustrer ici.
Première idée reçue : la concurrence desservirait l’idéal progressiste. A titre d’exemple, prenons le secteur des taxis dans les grandes agglomérations. Ceux-ci se sont opposés pendant des décennies à toute évolution de leur statut, protégeant la valeur de leur licence (certes souvent chèrement acquise lorsqu’elle est de deuxième main) et bloquant, quand il le fallait, les rues et les autoroutes pour dissuader toute velléité de réforme. Le monopole de fait de l’exercice du métier a conduit à un service globalement insatisfaisant, avec des tarifs très élevés et peu de taxis aux heures de pointe. Lorsqu’Uber est arrivé en France, le marché a profondément évolué en quelques mois : des jeunes chauffeurs, très souvent issus de l’immigration, très attentifs à la qualité de service, dont le trajet et la tarification sont traçables par l’usager et les pouvoirs publics, ont suscité une demande nouvelle et poussé les taxis traditionnels à s’adapter. Un service de meilleure qualité qui s’ouvre du côté de la demande aux classes moyennes et du côté de l’emploi aux jeunes issus de l’immigration, voilà une politique progressiste, qui, premier paradoxe, passe par une concurrence accrue.
Dans le domaine du logement, une politique visant à protéger les locataires en situation d’impayés est en apparence une politique généreuse. Mais les propriétaires-bailleurs, inquiets des impayés, sélectionneront sévèrement leurs locataires et écarteront les personnes en CDD et les jeunes en l’absence de riches garants. De même, s’il est entièrement légitime de protéger les locataires contre des hausses abusives de loyers en cours de bail, une politique de contrôle des loyers entre deux baux distincts finit toujours par produire un parc de logements pénurique et de pauvre qualité, qui touchera en premier lieu les plus fragiles économiquement. Des politiques de logement en apparence progressistes peuvent aisément se retourner contre les plus fragiles socialement. Deuxième paradoxe.
Dans le domaine du logement toujours, les aides au logement sont de facto le premier outil redistributif en France. Leur montant atteignait 17 milliards en 2013, nettement plus que le RSA et la PPE cumulés. Or, ces aides ont contribué à l’inflation des loyers, l’offre locative n’ayant pas suivi parce qu’on protège la rente foncière et limite les constructions en hauteur dans les grandes villes, là où elles seraient possibles. C’est une bonne nouvelle pour les propriétaires dont les revenus progressent grâce aux aides, mais ce n’est bien sûr pas le public visé par la politique. Les aides au logement, puissant outil réputé de gauche, ne profitent que peu à leurs destinataires et impliquent un coût élevé pour les dépenses publiques, au détriment d’autres usages des fonds publics. Troisième paradoxe.
En matière de marché du travail, une augmentation du coût net du travail au niveau du Smic a pour objet louable de compresser les inégalités salariales ; mais elle crée du chômage, en premier lieu chez les jeunes et les moins qualifiés. De nouveau, ce marqueur présumé d’une politique progressiste se retourne contre les bénéficiaires visés. On ne se pose pas toujours la question de savoir s’il n’existerait pas des politiques alternatives de redistribution qui ne décourageraient pas l’embauche. Des remarques analogues s’appliquent à la judiciarisation des licenciements, qui décourage la création de CDI et a pour effet d’exclure les populations les plus fragiles de l’emploi et en particulier de l’emploi stable. Quatrième paradoxe.
Cinquième exemple paradoxal, le système éducatif français, qui affiche des objectifs égalitaristes (à travers l’uniformisation des programmes et la sectorisation), crée pourtant de très fortes inégalités en faveur des mieux informés et de ceux dont les parents peuvent habiter les quartiers aisés, et au détriment des plus défavorisés. De même, l’absence des frais d’inscription à l’université et dans la plupart des grandes écoles bénéficie en premier lieu aux classes aisées. Nous ne prétendons bien sûr pas que la solution à ces problèmes est simple, mais il est possible d’envisager des études supérieures payantes pour les familles dont les revenus le permettent et de redistribuer une partie de ces recettes sous forme de bourses supplémentaires, comme l’a fait Sciences-Po.
La leçon de ces cinq exemples parmi tant d’autres similaires est double. D’une part, pour savoir si une politique publique est redistributive ou pas, il ne suffit pas d’analyser son histoire ni même de connaître les conditions socio-économiques des publics qu’elle vise. Il faut aussi tenir compte de l’ensemble de ses conséquences : effets d’aubaine (ceux qui bénéficient d’une politique incitative mais qui auraient agi de la même façon en l’absence de cette politique, comme par exemple le cas d’un ménage qui aurait acheté même en l’absence d’un prêt à taux zéro), effets indirects (une telle politique de prêt à taux zéro peut modifier à la hausse les taux d’intérêt consentis par les banques), effets d’éviction (une telle politique peut entraîner une hausse des prix de l’immobilier qui rend l’accès plus difficile aux non-bénéficiaires), incidence fiscale (ceux qui bénéficient d’une subvention peuvent en fait la payer sous une autre forme, par une hausse des prix par exemple) ; la compréhension de ces concepts requiert des évaluations des politiques publiques indépendantes et professionnelles et devrait faire partie intégrante du cursus de base des futurs hauts fonctionnaires et de la formation professionnelle des élus. La seconde leçon est que tous les outils des politiques publiques doivent être mobilisés.
Renoncer à la politique de la concurrence parce qu’elle n’est «pas de gauche» conduit de facto à diminuer le pouvoir d’achat, et à écarter de l’activité économique des publics qu’il faudrait au contraire encourager, comme le montre bien l’exemple des taxis. Enfin, à force d’afficher des réticences vis-à-vis du contrôle des dépenses publiques, nous menaçons la pérennité même de notre système social : une diminution forte des dépenses de santé et d’éducation et la chute des retraites associées à des difficultés financières représenteraient de facto une rupture du pacte républicain.
Une politique progressiste du XXIe siècle doit accepter que l’éducation, l’emploi et la santé soient au cœur de la politique publique et ne soient pas compromis par une méconnaissance des mécanismes économiques. Elle doit faire en sorte que l’Etat prenne toutes ses responsabilités là où les marchés sont défaillants (et seulement là) et protège les malchanceux. L’Etat doit établir les conditions d’une vraie égalité des chances, d’une concurrence saine, d’un système financier ne comptant pas sur des renflouements sur argent public, de la responsabilisation des acteurs économiques vis-à-vis de l’environnement (tarification du carbone), de la solidarité au niveau de la couverture santé, de la protection des salariés peu informés (sécurité au travail, droit à une formation de qualité), etc. Il doit accepter les initiatives de la nouvelle économie, transformant les structures économiques existantes et créant du pouvoir d’achat et des emplois, et renoncer aux entraves multiples favorisant la rente au détriment de l’innovation. C’est ainsi que des centaines de milliers de nouveaux emplois de qualité pourront émerger, que les finances publiques ne mettront pas en danger notre système social et l’indispensable solidarité sans laquelle notre société perd son âme, que le pouvoir d’achat sera amélioré, et que les inégalités diminueront.
Mercredi, le troisième volet de notre série «C’est quoi une économie de gauche», avec Christophe Ramaux, économiste atterré.