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Une pensée de gauche

wASMER ET TIrOLE

 

 C'EST QUOI UNE ÉCONOMIE DE GAUCHE (2/7)

Pour le prix Nobel français Jean Tirole et l'économiste Etienne Wasmer, pour sauvegarder le modèle social français, le système éducatif, le système de santé publique, la gauche doit remettre en cause une vision simpliste des mécanismes économiques.

 

Après Thomas Piketty, lundi, Jean Tirole, Prix Nobel d’économie, et Etienne Wasmer, professeur à Sciences-Po, proposent, à une gauche qui semble paralysée en attendant que la croissance advienne et que le chômage baisse enfin, une autre vision d’une politique économique. Les derniers chiffres montrent que l’inversion de la tendance n’est pas pour demain : 3,536 millions de chômeurs en avril, + 0,7 % sur un mois, + 5,1 % sur un an. L’OCDE évoque 2015… Pourtant, tous les paramètres semblent au vert : un euro au plus bas, un pétrole autour de 60 dollars et des taux d’intérêt historiquement bas. Résultat : une croissance de 0,6 % au premier semestre.

Nous avons donc demandé à plusieurs économistes qui se revendiquent à gauche quels seraient les outils propres à réduire le chômage et les inégalités. Tous, dont Jean Tirole et Etienne Wasmer ce mardi, Christophe Ramaux mercredi, Karine Berger, devenue députée, Anne-Laure Delatte ou Brigitte Dormont et Alain Trannoy, passent en revue les outils dont dispose un gouvernement de gauche, alors que la politique de l’offre, le soutien aux entreprises, avec le CICE, le Pacte de responsabilité et les lois Macron semblent sans effet.

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Etre progressiste au XXIe siècle, c’est partager un socle de valeurs et d’objectifs redistributifs. Si l’effort et l’initiative, créateurs de richesse collective, doivent être encouragés et récompensés, le manque d’opportunités, les discriminations, les conséquences des ajustements économiques, les mauvaises régulations pénalisent souvent les individus les plus fragiles et doivent être combattus, et la solidarité doit opérer : ceux touchés par la malchance doivent être aidés par la société. Malheureusement, par méconnaissance ou par réflexe, les discours publics semblent parfois accorder plus d’importance à la présence des différents «marqueurs» d’une politique progressiste qu’à sa capacité réelle à atteindre ses objectifs fondamentaux.

Or, et c’est essentiel, de nombreuses politiques «redistributives» se retournent contre les bénéficiaires ciblés. Ou parfois, elles n’ont qu’un impact minime sur ces derniers et coûtent très cher à la société, menaçant à terme le système social auquel nous sommes attachés. En ce sens, l’idéal progressiste conduit à battre en brèche nombre d’idées reçues, thème que nous voudrions illustrer ici.

Première idée reçue : la concurrence desservirait l’idéal progressiste. A titre d’exemple, prenons le secteur des taxis dans les grandes agglomérations. Ceux-ci se sont opposés pendant des décennies à toute évolution de leur statut, protégeant la valeur de leur licence (certes souvent chèrement acquise lorsqu’elle est de deuxième main) et bloquant, quand il le fallait, les rues et les autoroutes pour dissuader toute velléité de réforme. Le monopole de fait de l’exercice du métier a conduit à un service globalement insatisfaisant, avec des tarifs très élevés et peu de taxis aux heures de pointe. Lorsqu’Uber est arrivé en France, le marché a profondément évolué en quelques mois : des jeunes chauffeurs, très souvent issus de l’immigration, très attentifs à la qualité de service, dont le trajet et la tarification sont traçables par l’usager et les pouvoirs publics, ont suscité une demande nouvelle et poussé les taxis traditionnels à s’adapter. Un service de meilleure qualité qui s’ouvre du côté de la demande aux classes moyennes et du côté de l’emploi aux jeunes issus de l’immigration, voilà une politique progressiste, qui, premier paradoxe, passe par une concurrence accrue.

Dans le domaine du logement, une politique visant à protéger les locataires en situation d’impayés est en apparence une politique généreuse. Mais les propriétaires-bailleurs, inquiets des impayés, sélectionneront sévèrement leurs locataires et écarteront les personnes en CDD et les jeunes en l’absence de riches garants. De même, s’il est entièrement légitime de protéger les locataires contre des hausses abusives de loyers en cours de bail, une politique de contrôle des loyers entre deux baux distincts finit toujours par produire un parc de logements pénurique et de pauvre qualité, qui touchera en premier lieu les plus fragiles économiquement. Des politiques de logement en apparence progressistes peuvent aisément se retourner contre les plus fragiles socialement. Deuxième paradoxe.

Dans le domaine du logement toujours, les aides au logement sont de facto le premier outil redistributif en France. Leur montant atteignait 17 milliards en 2013, nettement plus que le RSA et la PPE cumulés. Or, ces aides ont contribué à l’inflation des loyers, l’offre locative n’ayant pas suivi parce qu’on protège la rente foncière et limite les constructions en hauteur dans les grandes villes, là où elles seraient possibles. C’est une bonne nouvelle pour les propriétaires dont les revenus progressent grâce aux aides, mais ce n’est bien sûr pas le public visé par la politique. Les aides au logement, puissant outil réputé de gauche, ne profitent que peu à leurs destinataires et impliquent un coût élevé pour les dépenses publiques, au détriment d’autres usages des fonds publics. Troisième paradoxe.

En matière de marché du travail, une augmentation du coût net du travail au niveau du Smic a pour objet louable de compresser les inégalités salariales ; mais elle crée du chômage, en premier lieu chez les jeunes et les moins qualifiés. De nouveau, ce marqueur présumé d’une politique progressiste se retourne contre les bénéficiaires visés. On ne se pose pas toujours la question de savoir s’il n’existerait pas des politiques alternatives de redistribution qui ne décourageraient pas l’embauche. Des remarques analogues s’appliquent à la judiciarisation des licenciements, qui décourage la création de CDI et a pour effet d’exclure les populations les plus fragiles de l’emploi et en particulier de l’emploi stable. Quatrième paradoxe.

Cinquième exemple paradoxal, le système éducatif français, qui affiche des objectifs égalitaristes (à travers l’uniformisation des programmes et la sectorisation), crée pourtant de très fortes inégalités en faveur des mieux informés et de ceux dont les parents peuvent habiter les quartiers aisés, et au détriment des plus défavorisés. De même, l’absence des frais d’inscription à l’université et dans la plupart des grandes écoles bénéficie en premier lieu aux classes aisées. Nous ne prétendons bien sûr pas que la solution à ces problèmes est simple, mais il est possible d’envisager des études supérieures payantes pour les familles dont les revenus le permettent et de redistribuer une partie de ces recettes sous forme de bourses supplémentaires, comme l’a fait Sciences-Po.

La leçon de ces cinq exemples parmi tant d’autres similaires est double. D’une part, pour savoir si une politique publique est redistributive ou pas, il ne suffit pas d’analyser son histoire ni même de connaître les conditions socio-économiques des publics qu’elle vise. Il faut aussi tenir compte de l’ensemble de ses conséquences : effets d’aubaine (ceux qui bénéficient d’une politique incitative mais qui auraient agi de la même façon en l’absence de cette politique, comme par exemple le cas d’un ménage qui aurait acheté même en l’absence d’un prêt à taux zéro), effets indirects (une telle politique de prêt à taux zéro peut modifier à la hausse les taux d’intérêt consentis par les banques), effets d’éviction (une telle politique peut entraîner une hausse des prix de l’immobilier qui rend l’accès plus difficile aux non-bénéficiaires), incidence fiscale (ceux qui bénéficient d’une subvention peuvent en fait la payer sous une autre forme, par une hausse des prix par exemple) ; la compréhension de ces concepts requiert des évaluations des politiques publiques indépendantes et professionnelles et devrait faire partie intégrante du cursus de base des futurs hauts fonctionnaires et de la formation professionnelle des élus. La seconde leçon est que tous les outils des politiques publiques doivent être mobilisés.

Renoncer à la politique de la concurrence parce qu’elle n’est «pas de gauche» conduit de facto à diminuer le pouvoir d’achat, et à écarter de l’activité économique des publics qu’il faudrait au contraire encourager, comme le montre bien l’exemple des taxis. Enfin, à force d’afficher des réticences vis-à-vis du contrôle des dépenses publiques, nous menaçons la pérennité même de notre système social : une diminution forte des dépenses de santé et d’éducation et la chute des retraites associées à des difficultés financières représenteraient de facto une rupture du pacte républicain.

Une politique progressiste du XXIe siècle doit accepter que l’éducation, l’emploi et la santé soient au cœur de la politique publique et ne soient pas compromis par une méconnaissance des mécanismes économiques. Elle doit faire en sorte que l’Etat prenne toutes ses responsabilités là où les marchés sont défaillants (et seulement là) et protège les malchanceux. L’Etat doit établir les conditions d’une vraie égalité des chances, d’une concurrence saine, d’un système financier ne comptant pas sur des renflouements sur argent public, de la responsabilisation des acteurs économiques vis-à-vis de l’environnement (tarification du carbone), de la solidarité au niveau de la couverture santé, de la protection des salariés peu informés (sécurité au travail, droit à une formation de qualité), etc. Il doit accepter les initiatives de la nouvelle économie, transformant les structures économiques existantes et créant du pouvoir d’achat et des emplois, et renoncer aux entraves multiples favorisant la rente au détriment de l’innovation. C’est ainsi que des centaines de milliers de nouveaux emplois de qualité pourront émerger, que les finances publiques ne mettront pas en danger notre système social et l’indispensable solidarité sans laquelle notre société perd son âme, que le pouvoir d’achat sera amélioré, et que les inégalités diminueront.

Mercredi, le troisième volet de notre série «C’est quoi une économie de gauche», avec Christophe Ramaux, économiste atterré.

 

homas Piketty: «On a besoin de réformes fiscales et sociales de fond. Pas de cette improvisation permanente»

Cécile DAUMAS et Philippe DOUROUX
Thomas Piketty, vendredi, dans son bureau de l'Ecole normale supérieure, à Paris.
Thomas Piketty, vendredi, dans son bureau de l'Ecole normale supérieure, à Paris. (Photo Jérôme Bonnet)
C'EST QUOI UNE ÉCONOMIE DE GAUCHE ? (1/7)

L'économiste lance notre série d'interview et débats sur la politique économique.

 

Avec son livre le Capital au XXIe siècle (le Seuil, 2013) vendu à plus d’un million d’exemplaires à travers le monde, Thomas Piketty est devenu une star planétaire de l’économie (1). Classé à gauche, il a conseillé des candidats socialistes à la présidentielle, donne un coup de main à Podemos… Dans son petit bureau de Normale supérieure situé aux portes de Paris, il affirme qu’il existe bien, quoi qu’on en dise, une alternative à la politique menée par François Hollande. A «l’improvisation» actuelle du gouvernement, il oppose deux niveaux de réforme : la fin de l’austérité, dit-il, passe par une zone euro rénovée, au fonctionnement plus démocratique. Puis, fidèle à sa marotte théorique, qu’il défend depuis des années, il rappelle qu’une réforme fiscale en profondeur permettra de financer notre modèle social.

Les derniers chiffres sur le chômage signent-ils l’échec de la politique de l’offre menée par Hollande depuis le début de son quinquennat ?

Le problème de Hollande, c’est surtout qu’il n’a pas de politique. La soi-disant politique de l’offre est une blague. En arrivant au pouvoir, Hollande a commencé par supprimer - à tort - les baisses de cotisations patronales décidées par son prédécesseur. Avant de mettre en place, six mois plus tard, le CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi), qui est une gigantesque usine à gaz consistant à rembourser avec un an de retard une partie des cotisations patronales payées par les entreprises un an plus tôt. Avec, au passage, une énorme perte liée à l’illisibilité du dispositif. Et maintenant, on envisage de revenir d’ici à 2017 à une baisse de cotisations. On a besoin de réformes fiscales et sociales de fond, pas de cette improvisation permanente. Et, surtout, on a besoin d’une réorientation de l’Europe. Le nouveau traité budgétaire ratifié en 2012 par Sarkozy et Hollande était une erreur, et doit être aujourd’hui dénoncé. On a voulu réduire les déficits trop vite, ce qui a tué la croissance. Même le FMI a reconnu ses erreurs sur l’austérité, mais Berlin et Paris persistent et signent. Il y a cinq ans, le taux de chômage en zone euro était le même qu’aux Etats-Unis. Il est aujourd’hui deux fois plus élevé qu’aux Etats-Unis, qui ont su faire preuve de souplesse budgétaire pour relancer la machine. Nous avons transformé par notre seule faute une crise financière américaine privée - celle des subprimes - en une crise européenne des dettes publiques.

Une politique économique de gauche est-elle possible ?

Il y a toujours des politiques alternatives possibles. A condition de prendre un peu de recul et de faire un détour par l’histoire. L’idée selon laquelle il n’existe aucune alternative à la pénitence ne correspond à aucune réalité historique. On observe dans le passé des dettes publiques encore plus importantes que celles constatées actuellement, et on s’en est toujours sorti, en ayant recours à une grande diversité de méthodes, parfois lentes et parfois plus rapides. Au XIXe siècle, le Royaume-Uni choisit la méthode lente, en réduisant par des excédents budgétaires, avec une inflation nulle, l’énorme dette publique - plus de 200 % du PIB - héritée des guerres napoléoniennes. Cela a marché, mais cela a pris un siècle, au cours duquel le pays a consacré davantage de recettes fiscales à rembourser ses propres rentiers qu’à investir dans l’éducation. C’est ce que l’on demande aujourd’hui à la Grèce, qui est censée dégager un excédent budgétaire de 4 % du PIB pendant les prochaines décennies, alors même que le budget total de tout son système d’enseignement supérieur est d’à peine 1 % du PIB. La France et l’Allemagne souffrent d’amnésie historique : en 1945, ces deux pays avaient plus de 200 % de PIB de dette publique, et ne l’ont jamais remboursé. Ils l’ont noyé dans l’inflation et dans les annulations de dettes. C’est ce qui leur a permis d’investir dans la reconstruction, les infrastructures et la croissance. Le traité budgétaire de 2012 nous fait choisir la stratégie britannique du XIXe siècle : c’est une immense erreur historique, un acte d’amnésie extraordinaire. Actuellement, l’Europe consacre un minuscule budget de 2 milliards d’euros par an à Erasmus, et 200 milliards d’euros par an à se repayer des intérêts de la dette à elle-même. Il faut inverser cette stratégie absurde. Il faut mettre les dettes publiques dans un fonds commun et engager une restructuration d’ensemble, pour la Grèce comme pour les autres pays.

La gauche est accusée d’avoir lâché les classes populaires, le FN serait en train de les récupérer…

L’Europe s’est construite sur l’idée d’une mise en concurrence généralisée entre les pays, entre les régions, entre les groupes mobiles et les groupes moins mobiles, sans contrepartie sociale ou fiscale. Cela n’a fait qu’exacerber des tendances inégalitaires liées à la mondialisation, à l’excès de dérégulation financière. Des économistes, des intellectuels, des hommes et des femmes politiques disent aujourd’hui qu’il faut sortir de l’Europe. Y compris à gauche, où l’on entend : «N’abandonnons pas la question de la sortie de l’euro, voire de l’Europe, à Marine Le Pen, il faut poser la question.» Ce débat est légitime et ne pourra pas être éludé indéfiniment.

Un chantage à la sortie de l’euro serait-il efficace ?

Il est temps que la France, et en particulier la gauche française, dise à l’Allemagne : si vous refusez la règle de la démocratie dans la zone euro, à quoi ça sert d’avoir une monnaie ensemble ? On ne peut pas avoir une monnaie unique sans faire confiance à la démocratie, qui est aujourd’hui corsetée par des critères budgétaires rigides et par la règle de l’unanimité sur les questions fiscales. La force des classes populaires, c’est d’être nombreux : il faut donc changer les institutions pour permettre à des majorités populaires de prendre le pouvoir en Europe. Il faut arrêter de fonctionner avec cette espèce de directoire franco-allemand dans lequel Paris joue un rôle étrange. On a l’impression que la France ne peut décider de rien, alors qu’en vérité, rien ne peut se décider sans elle. Si on mettait ensemble nos parlements nationaux pour construire une véritable chambre parlementaire de la zone euro, chacun envoyant un nombre de représentants au prorata de sa population, je suis certain que nous aurions eu moins d’austérité, plus de croissance et moins de chômage. Cette Chambre parlementaire serait responsable pour décider démocratiquement du niveau de déficit et d’investissement public, ainsi que pour superviser la Banque centrale européenne, l’union bancaire et le Mécanisme européen de stabilité. Bien sûr, l’Allemagne aurait peur d’être mise en minorité dans une telle instance. Mais si la France, l’Italie, la Grèce, demain l’Espagne, faisaient une telle proposition de refondation démocratique et sociale de l’Europe, l’Allemagne ne pourrait s’y opposer indéfiniment. Et si elle s’y opposait, alors le discours en faveur de la sortie de l’euro deviendrait irrésistible. Mais pour l’instant, il n’y a rien sur la table.

Pour vous, une politique de gauche passe par l’Europe, mais aussi par la France…

Il faut se battre pour changer l’Europe. Mais cela ne doit pas empêcher de mener en France les réformes de progrès social que nous pouvons conduire tout seuls. Nous pouvons engager en France une réforme fiscale de gauche, mais là, on a très mal commencé en votant, fin 2012, une augmentation de la TVA, alors même que le Parti socialiste n’a cessé de dire, quand il était dans l’opposition, que l’augmentation de la TVA est la pire des solutions. Le financement de notre protection sociale repose trop fortement sur les salaires du secteur privé. Pour la droite, la bonne solution est d’augmenter indéfiniment la TVA, qui est l’impôt le plus injuste. L’alternative de gauche est de financer notre modèle social par un impôt progressif pesant sur tous les revenus (salaires du privé, salaires du public, pensions de retraites, revenus du patrimoine), avec un taux qui dépend du revenu global.

Contrairement à ce que l’on entend parfois, la CSG progressive est parfaitement constitutionnelle : elle existe déjà pour les retraités, et peut être étendue dans les mêmes conditions aux salaires et aux autres revenus. Autre réforme de gauche : les retraites. Notre système est extrêmement complexe avec des dizaines de caisse de retraite qui font que les jeunes générations ne comprennent rien à ce que seront leurs droits futurs. Une réforme de gauche, une réforme progressiste sur les retraites serait d’unifier, pour les jeunes générations, pas pour ceux qui s’apprêtent à partir à la retraite, tous les régimes publics, privés, non salariés, avec une même cotisation pour toutes ces activités et des droits identiques. Une politique de gauche consisterait à refonder un régime de retraite universel où ce sont les systèmes qui s’adaptent aux trajectoires professionnelles des personnes et pas l’inverse. Dans tous ces domaines, le gouvernement est à des années-lumière d’engager la moindre réforme.

Quand est-ce que vous devenez ministre de l’Economie ?

Je n’ai aucun goût pour les petits fours. Ce qui me semble plus intéressant, c’est de contribuer, à la place qui est la mienne, de faire bouger l’opinion dominante en participant au débat public. C’est comme ça que les choses changent. La politique ne devrait pas être un métier. On en paie aujourd’hui les conséquences. Nous sommes gouvernés par des personnes qui confondent la rhétorique et la réalité.

(1) Il est aussi chroniqueur à Libération.

Mardi , le deuxième volet de notre série «C’est quoi une économie de gauche?», avec une tribune de Jean Tirole, prix Nobel d’économie, et Etienne Wasmer, professeur à Sciences-Po.

Recueilli par Cécile Daumas et Philippe Douroux
 

On n’entend parler que de l’entreprise qui serait la seule capable de créer des emplois, de faire reculer le chômage. Seulement voilà, nous sommes dans une économie dans laquelle l’Etat a un rôle central. Quand il abandonne ses missions, quand ses investissements se réduisent comme jamais, l’économie implose. Que faire ? Relancer un Etat qui se préoccupe d’environnement et s’attaque sérieusement à la crise du logement. Il n’est pas trop tard pour arrêter la course au moins disant social et fiscal en Europe.

Le dogmatisme a décidément changé de camp. François Hollande et Manuel Valls promeuvent ouvertement le libéralisme économique, d’où les deux priorités, cadeaux aux entreprises (CICE, «pacte de responsabilité»…) et réduction de la dépense publique. Cette politique de l’offre ne marche pas. Mais, le gouvernement s’acharne. La France s’enlise dans la stagnation : seulement 1% de croissance cumulée ces trois dernières années. Il y aura un léger mieux en 2015, mais uniquement grâce à la baisse de l’euro et du prix de l’énergie. En dépit des cadeaux aux entreprises, ni l’investissement ni l’emploi ne redémarrent.

Cela se comprend : pour embaucher, encore faut-il en avoir besoin, produire plus donc, ce qui présuppose l’espoir de vendre plus. La demande est motrice. Comment l’accroître ? La dépense publique, cette grande galeuse, est ici essentielle. Elle s’élève à 57% du PIB objectent les libéraux. So what peut-on leur répondre. Cela ne signifie aucunement qu’il ne reste que 43% pour le privé. La dépense publique (1 226 milliards en 2014), telle qu’elle est mesurée n’est aucunement une part du PIB. Calculée à son instar, la dépense privée s’élèverait à plus de 200%.

Que comprend la dépense publique ? Pour près de la moitié, elle est constituée de sommes prélevées, mais immédiatement reversées aux ménages, ce qui soutient grandement leurs dépenses auprès du privé. Il s’agit des prestations sociales en espèces pour 430 milliards (retraite surtout, allocation chômage et familiale, RSA lequel ne coûte que 10 milliards) et des transferts sociaux en nature marchands (128 milliards, dont le remboursement des médicaments et des consultations libérales, allocation logement).

L’autre volet renvoie à la valeur ajoutée par les fonctionnaires. Car, n’en déplaise aux libéraux, ceux-ci sont productifs et contribuent au PIB. Cela se retrouve en termes de consommation : celle de services publics individualisables (205 milliards pour l’éducation, l’hôpital, la culture…), et collectifs (182 milliards pour la police, la justice…). Au total, la dépense publique soutient la moitié de la consommation globale (1 700 milliards), laquelle représente 80% du PIB. Le reste relève de l’investissement (462 milliards) que le public assume directement à hauteur de 20%, sans compter son soutien (subventions, etc.) à celui des entreprises et des ménages.

A bien y réfléchir, nous ne vivons donc pas dans des économies de marché, mais dans des économies mixtes avec du marché et de l’intervention publique. Cela vaut pour tous les pays y compris ceux dits libéraux (la santé est plus socialiste au Royaume-Uni, le taux de scolarisation dans le public en primaire et secondaire est plus élevé aux Etats-Unis qu’en France).

A la suite des deux grandes dépressions des années 1880-1890 et des années 30, les sociétés sont parvenues à la conclusion que, si l’initiative privée a du bon, il est des missions qu’elle ne peut assumer, le plein-emploi, la stabilité financière, la satisfaction d’une série de besoins sociaux (santé, retraite, éducation…).

Le tout n’étant pas réductible aux parties, l’intérêt général aux jeux des intérêts particuliers, l’intervention publique est nécessaire. D’où l’Etat social et ses piliers : protection sociale (un tiers du revenu des ménages), services publics (30% des emplois), droit du travail et politiques économiques (budgétaire, monétaire, industrielle, des revenus…).

Le néolibéralisme, depuis la fin des années 70, a cherché à remettre en cause cet édifice. Il n’a tenu qu’au prix de l’envolée des dettes privées lesquelles ont implosé en 2008. A la suite de ce séisme, les Etats sont intervenus. Mais sans remettre en cause le noyau dur du néolibéralisme (finance libéralisée, libre-échange, austérité salariale…).

Pire, l’Europe, dès 2010, a décidé de durcir un peu plus ce modèle failli, en optant pour l’austérité budgétaire et salariale. Le résultat est accablant : l’Europe est la grande malade de l’économie mondiale. Et les pays qui ont été le plus loin dans l’austérité (Grèce, Portugal, Espagne, Italie…) ont vu leur production s’effondrer de sorte qu’outre le chômage, leur dette publique elle-même s’est envolée (elle est calculée selon le PIB et, outre cet effet dénominateur massif, les recettes fiscales dépendent elles aussi du PIB).

Le néolibéralisme nous laisse un champ de ruines. Comment en sortir ? C’est ici que le bât blesse. Il ne semble pas y avoir d’alternative cohérente. Celle-ci est pourtant à portée de main. Elle passe avant toute chose par la réhabilitation de cette révolution largement impensée (le marxisme assimilant l’Etat à la classe dominante n’y est pas pour rien) qu’est l’Etat social.

Sa réinvention aussi afin de faire face à l’écologie, notre nouvelle frontière du XXIe siècle. La réduction des émissions de gaz à effet de serre suppose des investissements publics massifs pour la rénovation thermique des bâtiments, le développement des énergies renouvelables, des transports collectifs. La crise du logement aussi.

François Hollande et Manuel Valls multiplient les coups de menton sur ces deux sujets. Mais la vérité des chiffres est terrible : pour la première fois, l’investissement public a chuté de près de 6% un plongeon record (avec 1997) depuis la Seconde Guerre mondiale. L’Europe est devenue une camisole libérale parachevée par l’euro. Loin de contrer la mondialisation par lequel le capital cherche à dicter sa loi, elle ne laisse aux pays membres d’autres choix que la course au moins disant social et fiscal.

La France a lancé - avec la gauche libérale déjà - le mouvement en 1983. L’Allemagne a surenchéri depuis 2002. Elle accumule des excédents extérieurs équivalents à 7% de son PIB (deux fois plus que la Chine !). Le peuple grec, qui n’en peut plus, opte pour le changement : gauche et droite libérales réunies s’acharnent à l’asphyxier. Il est pourtant temps de changer.

Derniers ouvrages parus : «l’Etat social», Fayard, Mille et Une Nuits (2012) et coauteur du Nouveau Manifeste des Economistes atterrés (LLL, 2015).

Jeudi, le quatrième volet de notre série «C’est quoi une économie de gauche?», avec Brigitte Dormont, économiste à l’université Paris-Dauphine et Alain Trannoy, économiste à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).



11/06/2015
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