cours terminale
1.2. Quels sont les facteurs de la croissance économqiue ?
1.2. Quels sont les facteurs de la croissance économique ?
Dissertation : Comment le progrès technique contribue t-il à la croissance ?
La croissance résulte de la hausse de la quantité de facteurs utilisée, travail et capital, et de la hausse de l’efficacité de leur combinaison productive, ce qu’on appelle l’amélioration de la productivité globale des facteurs (PGF)
On peut schématiquement représenter cette relation par l’expression de la fonction de production, qui associe la quantité maximale produite à diverses quantités de travail et de capital utilisées, et qui s’écrit, d’une manière générale, Q = f(K,L). Selon R. Solow (1956), ce qui, dans la hausse de la quantité produite, n’est explicable ni par l’augmentation de la quantité de travail utilisé, ni par l’augmentation de la quantité de capital utilisé, et qu’il nomme le «résidu», mesure l’accroissement de la PGF attribuable au progrès technique.
La croissance extensive repose sur l’augmentation du travail et du capital, tandis que la croissance intensive repose sur une amélioration de la productivité des facteurs.
exercice lecture facteurs de la croissance
A. Le rôle du travail
L'augmentation de la quantité de travail peut se faire par l'augmentation de la population active ou par l'augmentation de la durée annuelle du travail. Cette dernière ayant tendance à baisser dans les pays développés, l'augmentation de la quantité de travail ne peut provenir que de l'augmentation de la population active, elle même liée aux soldes démographiques et aux modifications des taux d'activité. Dans les pays développés la population active augmente faiblement, en revanche dans les pays émergents, l'augmentation de la population active contribue à favoriser la croissance extensive.
L'augmentation de la population permet l'augmentation de la population active occupée (quantité de travail rémunéré) mais aussi de la demande globale, ces deux éléments favorisent la croissance.
B. Le rôle de l’accumulation du capital
Le capital technique (ens des biens et services servant à la production) comprend le capital circulant : stock de biens et de services détruits ou transformés au cours de la production ( consommations intermédiaires) et le capital fixe (stock de biens d'équipement durables, de bâtiment et de logiciels utilisé plus d’un an dans le processus de production). Pour analyser la croissance d’un pays, on s'intéresse essentiellement au rôle du capital fixe dans la production. La quantité de capital au sens strict correspond au stock de capital fixe que possèdent les agents économiques d’un pays. Ce stock comprend des biens d’équipement durable (durée de vie est supérieure à 1 an), des bâtiments (bureaux, usines, établissements scolaires…), des logiciels.
L’investissement est l’acquisition de biens durables devant être utilisés pendant plus d’un an dans le processus de production Ce sont des biens d’équipement, des bâtiments et des logiciels qui viennent renouveler le stock de capital fixe déjà existant ou s’y ajoutent. L'INSEE mesure l’investissement par la FBCF (formation brute de capital fixe). Cet investissement est dit brut car il inclut les investissements de remplacement du capital technologiquement dépassé (obsolète). L'accumulation du capital correspond en fait à la formation nette de capital fixe, c'est-à-dire à la FBCF à laquelle on retranche les amortissements.
On peut analyser l’investissement par secteur institutionnel. I = I productif + I public + I ménages (achat de logements neufs).
On peut aussi analyser les investissement selon la destination, on distingue alors les investissements de capacité, de productivité et de remplacement. Les investissements de capacité désignent l'acquisition de biens d’équipement visant à accroître les capacités de production de l'entreprise ou le stock de capital fixe puisque, par exemple, de nouvelles machines viennent s'ajouter aux anciennes. On met en place de nouvelles machines, de nouveaux bâtiments pour répondre à l’augmentation de la demande. Dans ce cas, la croissance va être principalement extensive. Ils représentent moins d’un sixième du total des investissements mais leur part augmente lorsque la croissance du PIB est plus forte et régresse avec la récession. Des investissements de productivité (ou de rationalisation ou de modernisation) désignent l'achat d'un capital plus performant, plus efficace en raison du progrès technique. Ce capital permet de réaliser des gains de productivité et donc de réduire les coûts unitaires de production dans la mesure où il permet d'économiser de la main-d’œuvre par substitution du capital au travail. Dans ce cas la productivité augmente mais pas forcément la production. Ils représentent près d’un quart du total de la FBCF des entreprises françaises.
Cependant, dans la réalité, il est difficile de distinguer ces trois types d’investissements matériels car les nouveaux équipements ont intégré l’évolution du progrès technique ce qui fait que la production et la productivité augmentent à la fois.
L’investissement productif privé, qui permet l’accumulation du capital physique et la mise en œuvre de l’innovation technologique, modernise le stock de capital, ce qui en élève la productivité. Les dépenses de recherche et développement engagées pour innover, ainsi que les dépenses en formation considérées comme de l’investissement immatériel, contribuent aussi à accroître durablement le potentiel productif.
C. Le rôle du progrès technique
1) Quelles innovations sont ici présentées ?
2) En quoi cela a t-il des effets sur la croissance des pays bas ?
Si le progrès technique (ens des découvertes techniques et scientifiques qui permettent d’améliorer les moyens de productions et d’accroître leur efficacité) est une des sources essentielles de la croissance économique, l’accumulation du capital, sous toutes ses formes, contribue à long terme au progrès technique et participe à l’entretien de la croissance. C’est notamment par l’investissement que les innovations de procédés, les innovations organisationnelles et les innovations de produits se diffusent dans l’appareil productif.
Si R. Solow soulignait, en 1987, le paradoxe d’une accumulation de dépenses en nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sans gains de productivité, ce paradoxe n’est plus d’actualité depuis le milieu des années 1990 : les entreprises étant parvenues à se réorganiser et les salariés à maîtriser ces technologies, la croissance de la productivité s’est dès lors accélérée aux Etats-Unis. Il peut donc y avoir un décalage temporel entre les dépenses d’investissements et leurs effets sur la productivité.
Les gains de productivité entraînent une accélération de la croissance effective. Ils agissent sur l’offre de produits puisqu’ils permettent d’en fabriquer plus avec autant de travailleurs et de machines. Ils agissent aussi sur la demande de produits à la fois par le pouvoir d’achat qu’ils permettent de distribuer et par l’investissement qu’ils ont permis de financer. Ils entretiennent donc un cercle vertueux de la croissance. En effet, en produisant davantage en moins de temps, on augmente les richesses produites par travailleurs tout en diminuant le coût de fabrication puisqu’il faut moins de temps pour les produire. Les gains de productivité vont alors être partagés entre profit, salaires et baisse des prix, le gain de pouvoir d'achat va permettre d'accroître la demande et la hausse des profits favorisera l'investissement et donc la production.
Q1. Lire les données pour la France
Q2. Pourquoi peut-on dire que le paradoxe de Solow n'est plus d'actualité pour les Etats-Unis?
répartition des gains de productivité en vidéo
D. L’Etat au cœur de la croissance endogène
Les théories de la croissance endogène visent à montrer que le progrès technique, principal moteur de la croissance repose sur une croissance antérieure auto-entretenue stimulée par des décisions publiques appropriées génératrices d’externalités positives. Les investissements en capital humain (ensemble des savoirs, savoir-faire des travailleurs), les investissements dans les infrastructures publiques, dans la recherche, dans la santé augmente la capacité des travailleurs et des entreprises à créer une valeur ajoutée plus élevée (productivité) et à innover. Une population en bonne santé et bien formée peut travailler davantage et de manière plus efficace, des entreprises bénéficiant d’infrastructures publiques de qualité et d’une recherche innovante sera plus compétitive. La croissance repose donc sur des investissements passés engendrant des biens publics.
La présence d’externalités positives et donc la qualité de bien public de certains investissements requiert souvent le financement public de ces investissements.
Q1. Définir : population active, investissement, progrès technique, innovations organisationnelle, productivité, pouvoir d’achat, amortissement
Q2.Faîtes un schéma sur les facteurs de la croissance : progrès technique, travail, capital, innovations de procédés, population, taux d’activité, innovation de produits, croissance, innovations organisationnelles, investissement
Q3. Réaliser le schéma qui permet de passer des gains de productivité à la croissance
Q4. Réaliser le schéma des différentes formes d’investissement
Q5. Qu’est-ce que le paradoxe de Solow ? En quoi est-il résolu ?
Q6. Comment la théorie de la croissance endogène explique-t-elle le résidu ?
Q7. Expliquez la dernière phrase.
Article sans titre
Déclin ou évolution des conflits du travail ?
Alternatives Economiques n° 275 - décembre 2008
A en croire nombre de commentaires, les conflits du travail auraient disparu. La "fin de l'histoire", c'est-à-dire de la lutte des classes, ou le retour d'une concurrence économique sans pitié en seraient les principaux responsables. S'il est vrai que l'ère des grandes grèves ouvrières semble derrière nous, ces constats de décès sont très exagérés. Mesurés correctement, les conflits sont encore fréquents en France et sont en hausse depuis une quinzaine d'années. Ils prennent des formes nouvelles sur lesquelles les enquêtes statistiques nous renseignent depuis peu.
Les conflits du travail ont fortement reculé depuis les années 70: à l'époque, en laissant de côté les grands conflits interprofessionnels, on comptait 3 à 4 millions de journées de grève (*) chaque année dans le secteur privé, selon les fiches de conflit transmises par les inspecteurs du travail. Aujourd'hui, ce nombre est dix fois moins élevé. L'estimation du nombre des jours de grève en France n'est pas bonne et le point de comparaison est un point haut, les grèves étant plus fréquentes au début des années 70 que dans les années 50-60. Mais la chute est trop importante pour relever uniquement de problèmes de mesure. Cette baisse des conflits résulte en fait de la combinaison de plusieurs facteurs.
La détérioration de la situation économique est sans doute la première cause de l'atténuation de leur nombre. La croissance et l'inflation ont pendant longtemps donné aux entreprises la possibilité de satisfaire assez aisément les revendications, notamment salariales. Une dynamique positive se créait ainsi, la grève débouchant sur la hausse des salaires (et souvent sur le paiement des jours de grève). Le ralentissement de la croissance et l'exacerbation de la concurrence ont remis en cause cette dynamique. Dans le même temps, le chômage, lié au ralentissement de la demande, est devenu la préoccupation essentielle qu'affronte le salariat. Face à ce problème, il est peu efficace de menacer de bloquer provisoirement la production.
Le tournant économique des années 70 a également traduit un changement dans l'organisation de la production, dont les conséquences sociales sont très importantes. Les conflits du travail des années 50-80 sont généralement nés dans des usines réunissant un grand nombre d'ouvriers. Des institutions encadrant et favorisant l'action collective s'y sont construites au fil du temps. Une culture ouvrière très forte s'y est épanouie, donnant un grand rôle aux grèves, à l'affirmation d'une force collective et à la lutte des classes. La fin des années 70 a marqué le crépuscule de ces usines en France: disparition des mines, de la sidérurgie, restructuration drastique de l'automobile. Au-delà de la disparition de ces "forteresses ouvrières" (1), l'industrie manufacturière ne compte plus que 3,6 millions de salariés (contre 5,9 millions au moment du premier choc pétrolier); les ouvriers sont passés de 38% à 24% de la population active depuis 1975, les grandes entreprises reculent au profit des PME, dans lesquelles l'implantation syndicale est moindre.
Les nouveaux modes de gestion de la main-d'oeuvre jouent également contre la grève, car ils ont tendance à diviser les salariés. L'individualisation des rémunérations, le rôle essentiel des promotions impliquent que les salariés occupant le même poste sont en concurrence les uns avec les autres; ils voient leur carrière dépendre étroitement de la notation faite par les supérieurs hiérarchiques. La multiplicité des statuts, en particulier le fossé séparant les salariés permanents des salariés précaires, ne facilite pas non plus l'action collective, car les salariés n'ont pas tous les mêmes intérêts.
Comment expliquer la participation à un conflit ?
Mancur Olson (1932-1998), économiste et sociologue américain, pose bien le problème: dans la plupart des cas, il est plus intéressant pour un individu de laisser les autres assumer seuls les coûts d'un conflit, puisqu'il profitera de toute façon des résultats positifs apportés par le conflit. Il y a donc une contradiction entre l'intérêt individuel (laisser les autres agir) et l'intérêt collectif (agir).
Comment surmonter ce "paradoxe d'Olson"? On peut, par exemple, décider que seuls les participants à la grève bénéficient des hausses de salaire obtenues. Mais de telles pratiques sont rares. Il faut donc prendre en compte d'autres dimensions que le seul intérêt matériel personnel.
Les individus peuvent obéir à leur conscience (sentiment d'injustice, par exemple) ou agir par solidarité au sein d'un groupe fortement intégré. Emile Durkheim (1858-1917) insiste particulièrement sur cette dimension. Certaines sociétés sont donc organisées d'une manière qui favorise les conflits plus que d'autres. Le sociologue américain Anthony Oberschall (1936) oppose des sociétés "intégrées" et des sociétés "segmentées", organisées de manière "communautaire" ou "associative". Selon lui, la probabilité d'occurrence du conflit dépend fortement de ces deux variables.
De manière plus générale, Karl Marx (1818-1883) estime que l'oppression ou l'injustice ne suffisent pas à expliquer le conflit, d'autant que les rapports sociaux sont généralement cachés et les acteurs sociaux aliénés. Il insiste sur la notion de classe sociale "pour soi", c'est-à-dire sur la conscience d'intérêts communs, susceptible de pousser les individus à entreprendre des actions communes. Ces classes naissent du lien dynamique entre la conscience de classe et la lutte des classes: c'est dans la lutte que se construit la conscience de classe, qui à son tour favorise la lutte des classes.
La mondialisation peut aussi expliquer l'atténuation des conflits du travail. Par la grève, les salariés cherchent à imposer un rapport de force favorable du fait que l'entreprise perd de l'argent avec l'arrêt du travail et de la production. Mais ils ne peuvent pas pour autant trop mettre en jeu la capacité de l'entreprise à résister à la concurrence. C'est pourquoi les grèves et les négociations sont plus souvent sectorielles. Avec l'internationalisation des marchés, elles devraient devenir mondiales. Mais il n'existe pas d'organisation internationale efficace des salariés d'un même secteur. Les grèves dans les entreprises soumises à la concurrence internationale sont donc rares, car les salariés n'ont pas intérêt à affaiblir leur entreprise. D'autre part, les salariés se sentent menacés par le risque de délocalisation vers d'autres pays. La mondialisation les met en concurrence avec d'autres salariés et le risque de conflit du travail (*) est l'un des éléments pris en compte dans cette concurrence.
Pour toutes ces raisons, les grèves sont moins fréquentes mais aussi moins durables que dans les années 70. Cependant, le recul des conflits est nettement moins prononcé qu'il n'est généralement affirmé.
Ces dernières années, de nombreux articles ont dénoncé l'idée reçue d'une France gréviste (2), affirmant que la grève était rare dans le secteur privé et pas plus fréquente en France que dans les autres pays développés. Ces dénonciations se fondent sur des données incomplètes ou fausses. La position moyenne de la France en Europe vient de ce que les conflits dans la fonction publique sont ignorés dans le cas de la France et pris en compte pour la plupart des autres pays. En corrigeant les données pour les rendre comparables, la France est l'un des pays d'Europe dans lequel les grèves sont les plus nombreuses, bien plus qu'au Royaume-Uni, en Suède ou en Allemagne.
L'évolution du nombre de conflits est également bien différente de l'image qui en est donnée habituellement lorsque tous les secteurs d'activité sont pris en compte. Il est alors impossible de remonter aux années 70, faute de statistiques concernant la fonction publique avant 1982. Même après cette date, les données sont très incomplètes, car elles ignorent les fonctions publiques hospitalière et locale (soit la moitié des fonctionnaires environ): les grèves des traminots ou des infirmières ne sont pas comptabilisées. Les méthodes de comptage dans la fonction publique sont d'ailleurs peu rigoureuses. Les grèves dans les entreprises publiques sont également mal mesurées (alors que le nombre de journées de grève à la SNCF est presque aussi élevé que dans l'ensemble des entreprises privées).
En additionnant les conflits locaux et généralisés dans les différents secteurs (ce que ne fait aucune source officielle), il s'avère que le nombre de jours de grève est passé par un point bas au début des années 90 et remonte depuis. Mais ce qui frappe le plus est l'irrégularité des conflits. Trois pics apparaissent: en 1989 (grande grève au ministère des Finances, notamment), en 1995 (opposition aux changements proposés de la protection sociale) et en 2003 (opposition au changement des régimes de retraite). Ces trois années, le nombre de jours de grève remonte au niveau atteint dans les années 70. Mais il le fait à chaque fois sous l'impulsion du secteur public, ce qui n'était pas le cas par le passé. Au total, le nombre de jours de grève est moins élevé que dans les années 70, mais la tendance est à la hausse depuis quinze ans et les grèves sont plutôt plus fréquentes en France que dans les autres pays développés.
Cette remontée des grèves va de pair avec une hausse de la présence syndicale. En effet, si le nombre de syndiqués est globalement stable ou en baisse selon les secteurs, le nombre d'établissements dans lesquels existe une présence syndicale (délégués syndicaux, section syndicale d'entreprise) augmente continuellement. Et les enquêtes montrent que les conflits sont plus fréquents en cas de présence syndicale. Parallèlement, l'image des syndicats s'est beaucoup améliorée, notamment parmi les cadres.
Dans le secteur privé, les grèves étaient jusqu'à récemment comptées par addition des déclarations faites par les inspecteurs du travail. Mais une étude de Delphine Brochard (3), de la Dares (ministère du Travail), a montré les lacunes de cette méthode. En comparant les fiches de conflit dressées par les inspecteurs du travail et les résultats d'une enquête menée auprès de plusieurs milliers d'établissements, elle constate que, sur près de 1 000 établissements ayant connu au moins un arrêt de travail dans l'année, selon l'enquête, 84% n'ont fait l'objet d'aucune fiche de conflit. Le nombre de conflits est donc très sous-estimé. La sous-estimation du nombre de journées de grève est cependant moindre que celle du nombre de conflits, car ce sont surtout les conflits affectant les PME qui sont ignorés. Encore plus gênant: la sous-estimation du nombre de jours de grève augmente avec le temps, ce qui fausse les comparaisons dans la durée. Une étude récente estime que trois quarts des journées de grève n'étaient pas recensées en 2004, contre la moitié en 1992 (4)!
Tirant les conséquences de ces lacunes, la Dares n'utilise plus les données administratives établies par les inspecteurs du travail depuis 2005. Mais les données fournies par l'enquête Réponse ne sont pas disponibles chaque année et ne donnent pas le nombre de journées de grève (journées individuelles non travaillées), alors que l'enquête Acemo ne concerne pas l'ensemble de la fonction publique. Néanmoins, ces enquêtes permettent une connaissance améliorée de l'évolution des conflits. Elles observent, on l'a dit, leur remontée depuis une quinzaine d'années et, surtout, une évolution des modalités d'action utilisées par les salariés.
Le débrayage (*) d'une durée inférieure à une journée est un mode de conflit qui échappe au comptage des inspecteurs du travail. Or, cette forme d'action a connu un très net développement ces dernières années. Selon l'enquête Réponse, 18% des établissements de plus de 50 salariés ont connu ce type de mouvement dans les années 2002-2004, contre 10% au début des années 90. Ces débrayages peuvent prendre la forme d'un arrêt de travail d'une demi-heure le matin, puis un second avant le déjeuner, etc. De sorte que quatre arrêts ne coûtent que deux heures de salaire aux grévistes, mais gênent considérablement la production.
Le succès de ces débrayages brefs et répétés s'explique en partie par l'organisation de la production à flux tendus. La contrepartie de la sophistication de l'organisation de la production est la fragilité de la chaîne logistique: du fait de l'absence de stocks, un mouvement, même bref et minoritaire, réduit immédiatement la production. Mais les débrayages présentent aussi l'avantage de réduire le coût financier des grèves. Ce mode d'action est également bien adapté à une situation dans laquelle les organisations syndicales peinent à anticiper les réactions de leur base: un arrêt de travail de 30 minutes ou d'une heure donne le temps d'informer et de provoquer la discussion. Demander aux salariés de participer au prochain débrayage les engage peu, financièrement, mais les lie aux autres dans une protestation collective.
On constate également une montée des situations conflictuelles sans arrêt de travail. On peut avancer l'hypothèse que ces conflits sans grève affectent surtout des entreprises peu habituées aux conflits. Ceux-ci prennent des modalités diverses. Une forme de protestation nouvelle, particulièrement intéressante dans le contexte actuel, est le refus des heures supplémentaires, signalé dans l'enquête 2005, dans 9,6% des établissements, trois fois plus souvent qu'en 1996-98. Ce refus traduit dans certains cas un certain passage du conflit collectif au conflit individuel, qui se manifeste également par la montée du recours au droit. Il est intéressant de noter que le nombre de recours aux prud'hommes est une fonction inverse de la taille de l'établissement: 2,9 recours pour 100 salariés dans les établissements de 20 à 49 salariés, 1 dans les établissements de plus de 500 salariés. Cette relation peut témoigner d'un moindre respect du droit dans les petites unités, mais aussi de l'utilisation du droit comme alternative aux conflits collectifs beaucoup plus difficiles à déclencher dans les PME.
Le recours aux pétitions est également en hausse. Deux évolutions aident à le comprendre. La première est le développement d'Internet. Il est possible de toucher un grand nombre de gens géographiquement dispersés par une pétition en ligne, ce qui est une réponse partielle possible à l'éclatement des collectifs de travail et à l'internationalisation de la production. D'autre part, les pétitions voient leur efficacité renforcée par le souci croissant des entreprises de leur image, tant à l'égard de leurs collaborateurs que vis-à-vis de l'extérieur.
Les nouvelles formes de conflictualité constituent donc des réponses aux transformations du contexte économique et des valeurs des salariés. Elles montrent que les affirmations présentant le déclin des conflits du travail comme évident et inéluctable sont fausses et doivent céder la place à des analyses plus fines, qui appellent un renouveau des travaux de recherche sur ce thème relativement délaissé.
* Grève : cessation concertée du travail en vue d'appuyer les revendications des salariés.
* Conflit du travail : l'enquête Réponse du ministère du Travail considère inclus dans la notion de conflit les événements suivants: débrayage, grève, grève perlée, grève du zèle ou ralentissement de production, refus d'heures supplémentaires, manifestation, pétition.
* Débrayage : en général, le débrayage est la cessation de travail pour se mettre en grève. Mais ce terme est employé pour désigner les arrêts de travail d'une durée inférieure à une journée, souvent moins d'une heure.
"Entre grèves et conflits: les luttes quotidiennes au travail", par Sophie Béroud et alii., Rapport de recherche n° 49 du Centre d'étude de l'emploi, juin 2008, disponible sur www.cee-recherche.fr/fr/rapports/49-greves-conflits-luttes-travail.pdf: des analyses très fouillées de l'évolution récente des conflits du travail en France.
"Des grèves partout sauf dans les statistiques?", par Julien Grenet et Laurent Bach, www.ecopublix.eu/2007/11/des-grves-partout-sauf-dans-les.html: cet article, de l'excellent blog Ecopublix, reprend de façon minutieuse les problèmes de comptabilisation des grèves.
Le conflit en grève? Tendances et perspectives de la conflictualité contemporaine, par Jean-Michel Denis (dir.), éd. La Dispute, 2005: une synthèse qui combine approches statistiques, monographiques et théoriques des conflits du travail.
Alternatives Economiques n° 275 - décembre 2008
(1) L'expression est notamment liée au livre de Jacques Frémontier, La forteresse ouvrière: Renault, éd. Fayard, 1971.
(2) Par exemple "Le mythe d'une France gréviste", par François Doutriaux, Libération, 14 novembre 2007, ou "La France, pays des grèves? Etude comparative internationale sur la longue durée (1900-2004)", par Ian Eschstruth, Les mondes du travail n° 3/4, mai 2007, publié également sur le site de l'Acrimed (www.acrimed.org).
(3) "Evaluation des statistiques administratives sur les conflits du travail", Document d'étude de la Dares n° 79, 2003, www.travail.gouv.fr/IMG/pdf/DE_79.pdf
(4) "Mesurer les grèves dans les entreprises: des données administratives aux données d'enquête", par Alexandre Carlier, Document d'étude de la Dares n° 139, 2008, www.travail-solidarite.gouv.fr/IMG/pdf/DE139_mesurer_les_greves_vf_280808.pdf
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Progrès technique, productivité et prospérité dans les pays développés
Le constat est unanime, toutes les statistiques sur le sujet convergent dans le même sens, la croissance de la productivité connaît, ces dernières décennies, un net ralentissement dans l’ensemble des pays développés, et tout particulièrement en Europe. Une telle évolution structurelle ne peut manquer d’interpeller sur plusieurs questions pour lesquelles les économistes sont loin d’apporter des réponses consensuelles : doit-on y voir un certain essoufflement du progrès technique ? Laisse-t-elle présager d’un ralentissement durable de la croissance économique ? Doit-on s’en inquiéter ou au contraire s’en réjouir ?
Un constat empirique sans appel. Pour mesurer l’efficacité productive des facteurs de production, le travail et le capital, les économistes utilisent, soit les productivités apparentes du travail et du capital, calculées séparément, soit la productivité globale des facteurs (PGF), appelée également productivité multifactorielle par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les premières rapportent le flux de richesses créées - la valeur ajoutée brute (VAB) au niveau de l’entreprise ou le produit intérieur brut (PIB) si l’on raisonne pour l’ensemble de l’économie - à la quantité utilisée du facteur dont on veut mesurer l‘efficacité productive. Ainsi, la productivité du travail horaire divise la VAB par la quantité d’heures travaillées, tandis que la productivité du capital est le rapport entre la VAB et la valeur monétaire du stock de capital fixe utilisé - machines, bâtiments, etc. Le flux de richesses créées étant le résultat de la combinaison des deux facteurs de production, il est néanmoins plus légitime de le rapporter à l’ensemble de la dépense en facteurs travail et capital fixe réalisée à l’occasion du processus de production, pour obtenir la productivité globale des facteurs. Selon des données séculaires empruntées aux analyses de Gilbert Cette (1), économiste à la Banque de France, on constate, à partir du tableau ci-joint, que le ralentissement de la croissance de la PGF s’inscrit fondamentalement dans une tendance de long terme amorcée, pour la plupart des pays développés, à partir du milieu des années 70, succédant ainsi à la croissance soutenue enregistrée lors de la période des « Trente Glorieuses » (1945-1975). On remarque également qu’à partir du début de la crise financière, en 2007-2008, le phénomène s’accentue, à l’exception de l’Espagne, avec une PGF qui s’oriente même à la baisse pour un certain temps nombre de pays européens, dont la France.
Un progrès technique en panne ? C’est une première question qui découle très logiquement du constat précédent, dans la mesure où les économistes mesurent le progrès technique à partir de la croissance de la PGF. Plus précisément, celui-ci est défini par l’ensemble des innovations entraînant des changements significatifs dans le processus de production, étant entendu qu’une innovation est la mise en œuvre dans la sphère productive d’une invention, elle-même envisagée comme une découverte scientifique ou technique. En conséquence, l’innovation procède de l’invention, mais l’invention ne se transforme pas systématiquement en innovation ou pas toujours immédiatement - pensez à la machine à écrire inventée en 1714 en Angleterre, mais seulement commercialisée à la fin du XIXè siècle !
Cette dernière distinction étant faite, le progrès technique peut alors être étudié à travers la typologie classique distinguant trois grands types d’innovations : les innovations de processus (dites aussi de process) impactant les méthodes de production (comme par exemple la robotisation) ou de distribution (comme l‘e-commerce), les innovations organisationnelles affectant l’organisation du travail (comme le toyotisme), ou les innovations de produit consistant en l’apparition de nouveaux produits (comme votre portable) ou l’amélioration de la qualité des produits existants (la dernière version de votre iPhone). La thèse d’un progrès technique, ainsi défini, qui s’essouffle, est notamment avancée par le généticien moléculaire hollandais Jan Vijg qui, dans un ouvrage majeur (2), met au point un indicateur d’intensité de l’innovation. Celui-ci est construit à partir d’une liste de plus de 300 innovations dites de rupture qui ont jalonné l’histoire depuis le début du XIXè siècle. Comme le met en évidence le graphique ci-après, à partir des années 70, c’est-à-dire aux commencements de la troisième révolution industrielle liée à l’informatique et aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), l’intensité de l’innovation ne cesse de diminuer, après une progression séculaire remarquable depuis 1800.
Selon ce scientifique, le temps d’une fréquence élevée de grandes innovations, bouleversant radicalement nos modes de vie et impactant significativement la productivité, serait derrière nous. L’humanité aurait en quelque sorte cueilli les premiers grands fruits les plus facilement accessibles de l’innovation de son histoire, si bien qu’il est maintenant de plus en plus difficile d’apporter des innovations radicales, l’essentiel des innovations étant des innovations mineures. Une dynamique de l‘épuisement qui ne peut que s’accentuer dans l’avenir, selon J.Vijg, pour trois raisons principales : une demande sociale croissante de normes réglementaires bridant la propension à l’invention, un esprit entrepreneurial avide d’une profitabilité à court terme peu favorable aux innovations de rupture, et une moindre incitation à investir des États dans la recherche d’innovations radicales stratégiques en termes de défense car, nous serions, selon l’auteur, dans un monde de plus en plus pacifié.
Le point de vue de la raréfaction de l’innovation de rupture se retrouve également sous une autre plume percutante, celle de l’économiste Robert Gordon. Selon une argumentation centrale assez proche de celle de J.Vijg, l’économiste américain considère que « l’innovation depuis 2000 est centrée sur le loisir et la consommation, mais ne change pas fondamentalement la productivité du travail ou le mode de vie, comme la lumière électrique, l’automobile ou l’eau courante l’ont fait » (3). Plus précisément, selon R. Gordon, les deux premières révolutions industrielles, s’étalant du milieu du XVIIIè siècle jusqu’au milieu du XXè siècle, ont impacté fondamentalement dans des proportions importantes notre capacité à produire plus efficacement, et ces gains extraordinaires pour l’humanité ne pourraient se produire qu’une seule fois, ne laissant donc place ultérieurement qu’à des améliorations marginales.
Aussi séduisante soit-elle, cette thèse de l’épuisement de l’innovation ne fait pas l’unanimité. En particulier, à l’opposé de cette approche, deux experts américains des NTIC, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (4) sont persuadés du contraire. Selon eux, nous ne serions qu’à l’aube d’une révolution technologique extraordinaire, aux effets très importants sur la dynamique de l’innovation tout entière, car la révolution digitale nous permet de démultiplier de plus en plus vite notre capital intellectuel qui est le nerf de l’innovation le plus sensible. La capacité d’innovation deviendrait donc exponentielle au cours du temps, et il en sera ainsi également des effets de cette nouvelle révolution industrielle sur tout le système économique et la société. Cette thèse de la montée en puissance des effets de la révolution des NTIC permet alors à nos deux experts de rester sereins face aux résultats empiriques qui montrent que, jusqu’à présent, ces effets sont plutôt restés limités en termes d’impact sur les gains de productivité (cas des États-Unis selon Robert Gordon, en tout cas des effets jouant sur une période très courte d’à peine dix ans à partir du milieu des années 90) sinon inexistants (cas de la zone euro, selon les travaux de l’économiste Patrick Artus).
Toujours dans le cadre des tentatives d’explication du ralentissement tendanciel des gains de productivité, d’autres argumentations fructueuses complémentaires ou alternatives à la thèse de la panne de l’innovation ont été apportées ces dernières années. Faisons tout d’abord référence aux travaux de l’économiste américain William Baumol (5) rappelant, en particulier, qu’avec le glissement des emplois de l’industrie vers le tertiaire - avec des gains de productivité globalement moins importants dans les services que dans l’industrie -, la productivité du travail de l’ensemble de l ‘économie, moyenne pondérée des productivités sectorielles, est condamnée à croître plus modérément. Mais, il considère tout aussi légitimement que, sur ce point particulier, se pose un problème délicat de mesure des gains de productivité, entraînant très certainement une sous-estimation du gain réel des NTIC en termes d’efficacité productive des facteurs de production. Pour ce faire, il prend l’exemple de la conception des logiciels, une activité de service à fort contenu intellectuel mobilisant essentiellement du travail, donc à faible productivité du travail, mais qui permet d’augmenter de façon importante la productivité des entreprises industrielles utilisant ces logiciels. La contribution des activités de conception de logiciels aux gains de productivité de l’ensemble de l’économie, est donc beaucoup plus importante que celle mesurée directement par la seule productivité dans cette activité tertiaire. En d’autres termes, pour mieux mesurer l’apport de chaque activité en termes de gains de productivité, il faudrait également compter sa contribution indirecte.
Pour comprendre les origines du ralentissement des gains de productivité, il nous faut également évoquer deux autres éclairages concernant les conséquences négatives de la dynamique même du capitalisme patrimonial et financier, à l‘œuvre depuis plus d’une trentaine d’années. D‘une part, plusieurs études empiriques récentes établissent, sans équivoque, les effets négatifs de la financiarisation des économies sur l’évolution de la productivité à long terme. Comme le montrent très bien les économistes de la Banque des règlements internationaux (6), au-delà d’un certain seuil, la financiarisation de l’économie devient prédatrice pour l’économie réelle, en particulier par la captation excessive, au détriment des secteurs de l’économie réelle, des ressources disponibles en capital humain qualifié ou des capitaux destinés traditionnellement au financement des investissements productifs, d’où un impact négatif sur les gains de productivité. D’autre part, en lien avec l’autre dynamique qui a accompagné cette financiarisation excessive, la progression des inégalités dans les pays développés ne peut avoir que des retombées négatives sur la qualité du capital humain, et de fait, contribue très certainement au ralentissement du rythme des gains de productivité du travail. Les études empiriques les plus récentes de l’OCDE montrent bien, à cet égard, l’impact de la dynamique inégalitaire dans les pays développés en termes de paupérisation absolue et relative des classes laborieuses et moyennes, entraînant un accès de en plus en plus difficile pour les plus défavorisés aux dispositifs de formation et de soins. Et c’est donc très logiquement dans les pays où le déterminisme social de la réussite scolaire est le plus fort et où les inégalités de santé sont les plus vives, que l’on peut raisonnablement supposer que le manque à gagner en termes de progression de la productivité est le plus élevé. A titre d’illustration, cet élément explicatif n‘est certainement pas sans lien avec le décrochage d’évolution des gains de productivité entre la France et les pays scandinaves depuis le début de la décennie 2000. Alors que la productivité globale des facteurs progresse de façon comparable en France et en Suède, durant la décennie 1990-2000, avec respectivement une hausse en moyenne annuelle de 0,5 % et 0,7 %, elle baisse en France en moyenne chaque année de 0,3 % durant la période 2000-2013, alors qu’elle poursuit en Suède sa progression, certes plus modérée, au rythme annuel moyen de 0,5 % (7).
Enfin, même si les études empiriques directes sur le sujet manquent encore cruellement, il n’est pas déraisonnable d’accorder une part de responsabilité, dans l’explication du phénomène, aux évolutions observées, depuis une trentaine d’années, sur les marchés du travail dans les pays développés. A commencer par le développement du chômage de masse entraînant une paupérisation accrue des classes laborieuses, avec, dans certains pays, un accompagnement très insuffisant des chômeurs de longue durée en termes de formation, comme c’est le cas en France. Autant de compétences professionnelles humaines inutilisées ou qu’une collectivité laisse se détériorer au fil du temps, avec en final un énorme « gâchis » humain affaiblissant nécessairement la dynamique de long terme de la productivité. La précarisation de l’emploi, induite des politiques de flexibilisation du marché du travail, a également très certainement agi sur cette dynamique. Les mécanismes à l’œuvre tiennent essentiellement à l’effet détériorant, sur la qualité du capital humain, du développement de la précarité des conditions de vie d‘une part croissante des salariés, en particulier avec le retour des travailleurs pauvres ( les working poor). Par ailleurs, on sait que la pression à la baisse exercée sur les salaires par la multiplication des emplois temporaires et du travail à temps partiel, pèse sur la motivation des salariés et qu’elle est désincitative du point de vue de l’innovation, ce qui freine encore plus l’élévation de la productivité. On peut aussi faire appel dans les explications à des éléments tenant à l’appréciation subjective du bien-être, en considérant que le bien-être ne peut que se détériorer avec la précarisation de l‘emploi, en mettant les salariés dans une situation d‘insécurité sociale permanente. Or, une étude récente (8) sur les pays européens a notamment montré que le sentiment subjectif du bonheur était un déterminant positif de la productivité du travail - autrement dit, lorsque le bien-être ressenti diminue, les gains de productivité baissent également, et inversement -, et que cette causalité (non réciproque !) était en particulier plus sensible en France, relativement aux autres pays. De ce point de vue là, à long terme, la précarité de l’emploi joue donc très probablement aussi, dans une certaine mesure (à déterminer !), contre la productivité du travail.
Le début de la fin de la croissance ? L’excellente corrélation positive entre gains de productivité du travail par tête et croissance du PIB par habitant, comme le suggère le graphique ci-dessous pour l‘économie française de 1950 à 2014 - emprunté aux travaux du brillantissime économiste français Jean Gadrey (9) -, plaide, sans ambiguïté, pour une décélération durable et simultanée des rythmes de la croissance économique et des gains de productivité.
Par ces tendances de long terme, on saisit mieux la thèse selon laquelle les «Trente Glorieuses » n’auraient représenté qu’un court épisode exceptionnel dans l’histoire économique des pays développés. Dans ces conditions, même si les responsables politiques de la zone euro décidaient de sortir rapidement de la logique austéritaire pour dynamiser la croissance, on comprend aisément, au regard de ces évolutions de long terme, que l’économie française ne retrouverait pas probablement un sentier de croissance économique durablement élevé. La très bonne qualité de la corrélation ainsi observée n’est pas étrangère, bien sûr, au fait qu’une telle liaison statistique recouvre en réalité une causalité réciproque, correctement explorée par l’analyse économique usuelle. En effet, l’amélioration de l’efficacité productive du travail dynamise la croissance et, par un effet rétroactif, celle-ci impacte en retour positivement la productivité via le progrès technique, d’où un cercle vertueux, celui-là même qui a caractérisé les « Trente Glorieuses » en permettant l’articulation nécessaire entre production et consommation de masse. Le schéma fourni ci-après présente les principaux mécanismes qui régissent cette relation d’interdépendance entre progrès technique, gains de productivité du travail et croissance.
A durée du travail constante, les gains de productivité permettent une réduction du coût de production unitaire (rapport entre le coût total de production et le volume de production) qui peut être répercutée selon trois modalités pouvant se combiner entre elles : la baisse des prix des produits, la hausse des salaires ou l’augmentation des profit unitaires. Les deux premières modalités se traduisent par une progression du pouvoir d’achat et donc de la consommation des ménages, tandis que la troisième favorise l’investissement des entreprises, d’où un dynamisme accru de la demande, lui-même renforcé par la hausse des dépenses publiques elle-même induite par des prélèvements obligatoires accrus (en raison ,en particulier, de la hausse des salaires et des profits). La demande globale est par ailleurs stimulée par l’augmentation des exportations, compte tenu d’une meilleure compétitivité-prix.
Enfin, conformément aux théories de la croissance endogène (10), la croissance économique induite par les gains de productivité va produire à son tour du progrès technique, grâce, en particulier, aux externalités positives des dépenses publiques dans les domaines de l’éducation nationale, de la santé et de la Recherche-Développement, des dépenses publiques agissant positivement sur la qualité du capital humain si déterminante pour le progrès technique, au même titre que l’importance des efforts en Recherche-Développement. Une telle dynamique réciproque vertueuse n’est peut-être pas encore amenée à disparaître dans les pays développés, tant il est vrai que la transition écologique, aujourd’hui indispensable pour sauver la planète Terre, peut redonner un peu de souffle aux gains de productivité et à une croissance qui se voudrait «verte » et donc peut-être soutenable (?). Néanmoins, n’en déplaise à nos productivistes, de droite comme de gauche, de l’avis de la plupart des experts, il ne faut pas attendre non plus de cette transition écologique un rebond extraordinaire et surtout durable des gains de productivité. Le scénario selon lequel elle ne ferait que repousser, très temporairement, l’échéance d’une progression tendancielle faible de la productivité du travail, apparaît d’ailleurs d’autant plus crédible que les effets de diffusion du progrès technique, à l’image de ceux qu’on a pu observer avec les NTIC, semblent de plus en plus rapides dans le temps. A cet égard, les attentes de nos productivistes d’un retour d’une croissance durable suffisante pour solutionner le problème du chômage de masse, relèvent donc plus de l’incantation que de l’analyse économique, surtout lorsque dans le même temps, en situation de responsabilités politiques, ils tardent et/ou ne se donnent pas les moyens en termes de politique économique pour engager une transition écologique ambitieuse. C’est notamment le cas en France avec la loi relative à « la transition énergétique pour la croissance verte », adoptée cet été qui, certes, va dans le bon sens, mais manque terriblement d’ambition en termes de décarbonisation de la croissance, par rapport à l’ampleur des défis à relever.
Espoir ou désespoir ? Dans l’un de ses ouvrages centraux, « Capitalisme, socialisme et démocratie » (1943), Joseph Alois Schumpeter (1883-1950), économiste hétérodoxe autrichien, définissait l’innovation comme « l’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste ». C’est dire le rôle clé qu’il attribuait au progrès technique dans la dynamique de long terme du capitalisme, ajoutant que ce progrès technique est à l’origine d’un formidable processus de « destruction créatrice » : les innovations, en générant de nouvelles activités et nouveaux emplois, rendent obsolètes les éléments anciens du système productif, d’où la disparition de certaines activités et des emplois qui leur sont liés, mais avec un solde positif sur les moyen et long termes entre les créations d’emplois et les destructions d’emplois. On peut reformuler le raisonnement macroéconomique en des termes analytiquement plus quantifiables, en partant de la décomposition algébrique du PIB comme le produit de la productivité apparente du travail par tête et de la population active occupée (11). Ainsi, à court terme, emploi et productivité s’opposent, les gains de productivité induits de l’innovation jouent contre l’emploi. Pour faire simple, la machine remplace l’homme, et même s’il faut du travail pour produire les nouvelles machines, le progrès technique est destructeur net d’emplois car la croissance du PIB est inférieure à celle de la productivité. Pour autant, à moyen et long termes, les gains de productivité génèrent les effets vertueux déjà exposés (cf. schéma précédent), provoquant une croissance du PIB supérieure à celle de la productivité, d’où une progression de l’emploi. En final, les deux derniers siècles, depuis la première révolution industrielle, plaident en faveur de cette « destruction créatrice », puisque le progrès technique s’est accompagné à long terme de créations nettes d’emplois positives. Pour autant, il serait incomplet de ne pas souligner que ce processus a toujours un coût social, car les emplois créés sont toujours plus qualifiés que les emplois détruits, et n’interviennent pas toujours dans les mêmes régions que ces derniers, de telle sorte que la « destruction créatrice » suppose des mobilités professionnelle et géographique que les pouvoirs publics doivent pouvoir favoriser et accompagner.
Si l’on devait en rester là dans l‘analyse, en s’en remettant au déterminisme technologique schumpetérien et au discours productiviste croissanciste qui le sous-tend, nous aurions alors toutes les raisons d’être grandement pessimistes pour l’avenir, d’autant plus si l’on retient la thèse de l’épuisement de l’innovation comme élément important pour expliquer l’affaiblissement durable des gains de productivité. La « destruction créatrice » se transformerait alors inexorablement, dans les décennies à venir, en « destruction destructrice », car les créations d’emplois induits par la croissance économique ne compenseraient plus les destructions d’emplois initiales, d‘où la permanence d‘un chômage de masse alimenté régulièrement par un chômage technologique et, dans un contexte de vieillissement démographique, des difficultés croissantes de financement de la protection sociale face auxquelles les responsables politiques pourraient bien être tentés de déshabiller toujours un peu plus l‘État-providence. Ce scénario du pire pour nos sociétés modernes, déjà malades d’un chômage de masse et d’un niveau d’inégalités aussi insupportable socialement que dangereux pour la démocratie, ne pourrait que renforcer les dynamiques à l’œuvre depuis plus de trente ans, à savoir l’aggravation des inégalités économiques et sociales, la paupérisation des plus fragiles et le délitement du lien social. Cette conjecture pessimiste risque fort bien de devenir réalité si les sociétés d’opulence n’apportent pas des réorientations et transformations profondes au modèle « libéral-productiviste » qu’elles ont hérité, il y a maintenant plus de deux siècles, avec la première révolution industrielle.
Certes, un modèle dans lequel les gains de productivité ont pu être libérateurs, en permettant une amélioration significative des conditions d‘existence grâce à la hausse du niveau de vie, la réduction du temps de travail et la prise en charge collective de certains besoins fondamentaux via la protection sociale, mais aussi en participant à la réduction des inégalités par leur partage. Mais fondamentalement un modèle qui ne pense la prospérité qu‘à travers l’accumulation matérielle, le primat du « produire toujours plus » sur la qualité et le respect des biens communs, et dès lors condamné à la course permanente aux gains de productivité et à la croissance économique. Et donc, aujourd’hui, un modèle nécessairement à bout de souffle, car insoutenable écologiquement en raison de ses dégâts collatéraux environnementaux (émissions de gaz à effet de serre et réchauffement climatique, déforestation, réduction de la biodiversité etc.), surtout lorsqu‘il fonctionne « à pleins gaz ». Insoutenable aussi économiquement et socialement du fait de son incapacité à organiser la prospérité (étymologiquement parlant « rendre heureux », du latin prosperare) sans le levier des gains de productivité, ne pouvant dès lors que creuser les inégalités et produire du chômage de masse lorsque ce levier ne répond plus. Sans parler du découplage que l’on observe dans les pays développés, dès les années 60, entre la hausse du PIB par habitant et d’autres indicateurs de bien-être - mesuré objectivement ou ressenti subjectivement -, témoignant des limites, à partir d’un certain stade d’accumulation des richesses, de la croissance économique comme réponse à l’exigence légitime de prospérité (12). En final, un modèle ne pouvant plus qu’offrir enrichissement insolent pour quelques-uns, et désenchantement permanent pour le plus grand nombre.
Une prospérité sans croissance ? D’une certaine façon, on pourrait presque se réjouir de la panne durable du moteur des gains de productivité, si les responsables politiques aux commandes s’en saisissaient pour, sans plus attendre, en tirer tous les enseignements et agir du seul point de vue de l’intérêt général, et rompre avec les logiques inégalitaires et destructrices du modèle « libéral-productiviste ». Or, c’est encore de très loin le cas dans bon nombre de pays développés, notamment la France, où le productivisme croissanciste fait toujours de la résistance, notamment dans le discours politique de ses gouvernants, pour le plus grand malheur des chômeurs, des victimes des inégalités grandissantes et de l’environnement. Et pourtant, comme l’envisagent des économistes comme Jean Gadrey ou Tim Jackson dans des contributions majeures (13), le changement de paradigme, pour faire advenir une prospérité sans croissance, est autant crédible que souhaitable. Il impose une transition à la fois écologique, sociale et politique, impliquant tous les acteurs de la vie économique, et mettant en mouvement des transformations profondes aux niveaux des modes de production et de consommation ainsi que des modalités de répartition des richesses.
Au préalable, il faut tout d’abord se rendre à l’évidence que les gains de productivité, tels qu’ils sont aujourd‘hui définis et mesurés, représentent un concept devenu obsolète, comme le souligne très bien Jean Gadrey, pour au moins deux raisons principales (14). En effet, de nos jours, dans les pays développés, les activités tertiaires occupent plus des trois quart de l’emploi. Or, dans bon nombre de ces services (santé, enseignement, services aux personnes âgées, etc.), l’augmentation de la productivité, comme mesurée actuellement, et l’amélioration de la qualité de la production sont tout simplement incompatibles, car celle-ci, et à travers elle la progression de l’utilité sociale des services produits, passe par l’enrichissement du contenu et une plus grande intensité des relations humaines, et non par une substitution du capital au travail, n’en déplaise aux « technoptimistes » de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Par ailleurs, ces gains de productivité du travail font l’impasse, comme pour l’évaluation du PIB, sur les externalités environnementales négatives qu’ils génèrent (coût carbone de la production, épuisement des ressources naturelles non renouvelables, etc.). Bref, ce succinct détour méthodologique nous montre ô combien le changement de paradigme passe aussi par la fin de l’hégémonie d’un concept, à l’interprétation altérée et inadaptée aux enjeux actuels de sociétés tout à la fois d‘abondance, prédatrices de leur environnement, et bien en panne de « prospérité » …..au sens étymologique du terme !
Les chemins de la prospérité sans croissance sont multiples et complémentaires.
- Côté modes de production et de consommation, il s’agit d‘encourager et développer, en autres choses : l’économie de la fonctionnalité, l’éco-conception, l’économie circulaire, la lutte contre l’obsolescence programmée, l’agro-écologie de proximité, les systèmes d’échanges locaux, la consommation citoyenne, la mutualisation des biens de consommation dans le cadre de l’économie collaborative privilégiant chez le consommateur l’usage des biens à leur possession (location ou partage des biens), le marché des produits d’occasion, la réparation, le recyclage, etc.
- Côté répartition des richesses, le chemin est celui d’un partage plus équitable du travail et de l’ensemble des revenus. La réduction du temps de travail (RTT) est une tendance historique indéniable et observable dans l’ensemble des pays développés. Ainsi, en France, la durée du travail a été divisée par deux depuis la fin du XIXè siècle, grâce en partie à l‘affectation d’une part des gains de productivité à la RTT.
Mais l’affaiblissement historique des gains de productivité du travail, dont il a été question tout au long de cette réflexion, n’interdit nullement la poursuite de la RTT ; bien au contraire, puisque c’est en grippant le processus de croissance économique, qu’il la rend plus que jamais nécessaire pour limiter les suppressions d’emplois, grâce au partage du travail disponible que rend possible la RTT. Ainsi, en France, même les plus grands détracteurs des 35 heures, adoptées par les lois Aubry en 1998 et 2000, ne peuvent contester les effets globalement bénéfiques de la réforme en termes de créations nettes d’emplois et de lutte contre le chômage (15). Avec plus de six millions de chômeurs - ensemble des demandeurs d’emplois recensés à Pôle emploi, toutes catégories confondues - que compte aujourd’hui la société française, la poursuite du mouvement historique de la RTT n’est plus seulement un impératif économique mais devient aussi une question éthique. Par ailleurs, cette RTT s’inscrit dans un projet global de société mettant l’économie au service de l’humain - et non plus l’inverse - où le partage du travail devient émancipateur pour tous, en permettant à chacun de disposer d’un travail rémunéré dignement et de disposer de plus de temps pour la participation citoyenne démocratique, militante et associative. A contre-courant des tendances en cours engagées dans la plupart des pays développés, depuis les années 80, sous la houlette des gouvernements néolibéraux, le partage plus équitable doit aussi porter sur l’ensemble des revenus, grâce notamment à une meilleure redistribution verticale et horizontale, ce qui signifie un renforcement de la protection sociale en relevant notamment les minima sociaux, mais surtout une taxation accrue sur les revenus et patrimoines des catégories sociales les plus aisées ainsi que sur les profits des grandes entreprises - d‘où tout l‘enjeu d‘une harmonisation fiscale en Europe et de la chasse aux paradis fiscaux ! Ce partage plus juste des revenus passe également par le développement de l’économie sociale et solidaire, permettant une répartition plus équitable, entre le travail et le capital, des revenus primaires des facteurs de production. Enfin, selon la plupart de ses promoteurs, le dernier volet important de ce modèle alternatif, sans lequel l’investissement ne peut réellement servir une prospérité transgénérationnelle sans croissance, relève du domaine monétaire : la monnaie doit redevenir un bien commun, ce qui implique sa socialisation ainsi que celle du système financier ; sinon, pour reprendre l’expression de Jean Gadrey, c’est la loi de la « valeur pour l’actionnaire » qui règne en maître dans la gestion courante et à long terme des affaires privées des hommes. Sans épargner non plus, « parfois », la gestion des affaires publiques dans le modèle « libéral-productiviste ».
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(1) Gilbert Cette, « Croissance de la productivité : quelles perspectives pour la France ? », 2013, France Stratégie.
(2) Jan Vijg, « The American Technological Challenge. Stagnation and Decline in the 21st Century », Algora, 2011.
(3) Robert Gordon, « Is U.S. Economic Growth Over ? Faltering Innovation Confronts the Six Headlines » , août 2012, NBER Working Paper N°18315.
Lien Internet : http://www.nber.org/papers/w18315
(4) Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, « The Second Machine Age. Work, progress and Prosperity in a Time of Brillant Technologies », W.W. Norton, 2014.
(5) William Baumol, « The Cost Disease : Why Computers Get Cheaper and Health Care Doesn't », Yale University Press, 2012.
(6) Stephen G Cecchetti et Enisse Kharroubi, « Reassessing the impact of finance on growth », juillet 2012, BIS Working Papers N°381.
Lien Internet, pour une présentation rapide des principaux résultats :
http://blogs.mediapart.fr/blog/yves-besancon/160613/lorsque-la-finance-gangrene-la-productivite
(7) Source : The conference board, Total Economy. Database, janvier 2014.
(8) Charles Henri DiMaria, Chiara Peroni et Francesco Sarracino, « Happiness matters : the role of well-being in productivity », juin 2014, MPRA.
Accès Internet : https://mpra.ub.uni-muenchen.de/56983/1/MPRA_paper_56983.pdf
(9) Graphique extrait du blog que tient Jean Gadrey sur le site d’Alternatives Économiques.
Lien Internet :
http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2015/06/29/effondrement-historique-des-gains-de-productivite-une-bonne-nouvelle%E2%80%A6-sous-certaines-conditions/
(10) Sur les théories de la croissance, et en particulier les nouvelles approches en termes de croissance endogène, on pourra utilement consulter, de Dominique Guellec et Pierre Ralle, l’ouvrage suivant court, assez complet et pédagogique :
« Les nouvelles théories de la croissance », 5ième édition, collection Repères, Éditions La Découverte, 2003.
(11) Si on note N la population active occupée, alors PIB = (PIB/N)*N. Le PIB est donc le produit de la productivité apparente du travail par tête (PIB/N) et du niveau de l’emploi (N).
A partir de cette relation algébrique élémentaire, il est alors possible d’en déduire l’égalité suivante :
Variation en % de l’emploi = variation en % du PIB - variation en % de la productivité du travail.
En conséquence, si les gains de productivité en % sont supérieurs à la croissance économique, l’emploi diminue, et inversement.
(12) Sur le sujet, on pourra consulter l’article suivant :
Yves Besançon, « L’hégémonie anachronique du PIB », septembre 2013, revue Idées du Centre national de documentation pédagogique (CNDP).
(13) Jean Gadrey, « Adieu la croissance » , Les Petits matins, 2010 (édition améliorée en 2012).
Tim Jackson, « Prospérité sans croissance » , De Boeck, 2010.
(14) Jean Gadrey, « Comment penser une « prospérité sans croissance » ? », 2014, Les Possibles, N°3.
(15) A Lire absolument, s’il en est besoin, le rapport parlementaire sur « l’impact sociétal, social, économique et financier des 35 heures », (décembre 2014).
Lien Internet : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-enq/r2436.asp
Pour un résumé rapide du rapport :
http://blogs.mediapart.fr/blog/yves-besancon/141214/le-rapport-parlementaire-de-la-verite-sur-les-35-heures
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Article publié dans la revue Idées du Centre national de documentation pédagogique (CNDP), n°183, mars 2016.
Louis Chauvel: «La spirale du déclassement»
Probablement le meilleur essai sociologique de l’année, cette nouvelle contribution(1) de Louis Chauvel apporte un regard remarquablement éclairé et éclairant sur des évolutions contemporaines majeures de la société française, à partir de données statistiques inédites et richement fournies. Une réflexion sociologique lucide dont le politique serait bien fort inspiré d'en saisir toute la substance.
Le travail s’inscrit directement dans le sillon tracé par son précédent ouvrage Les classes moyennes à la dérive (2), où le sociologue dressait déjà, dans la France contemporaine à partir du début des années 80, le portrait de classes moyennes vulnérabilisées par le déclassement social sous ses multiples facettes (3) et à la croisée entre deux chemins possibles aux directions opposées : « Stockholm ou Buenos Aires », pour reprendre les propos de l’auteur.
Le débat entre les sociologues sur le déclassement des clases moyennes n’est donc pas nouveau et on imagine bien que ce nouvel opus devrait le relancer avec vigueur. Les premiers contradicteurs du livre Les classes moyennes à la dérive avaient alors reproché à Louis Chauvel d’être plus dans un discours décliniste que dans une argumentation solidement étayée. D’autres, comme Dominique Goux et Éric Maurin (4), se sont même inscrits en faux contre cette thèse de la « panne de l’ascenseur social » pour les classes moyennes, en montrant qu’elles avaient au contraire plutôt bien résisté aux différentes formes de déclassement, depuis la fin des Trente Glorieuses (1945-1975). Pour autant, le travail démonstratif de ces deux sociologues n’a en rien convaincu Louis Chauvel qui récidive donc en force avec ces nouveaux travaux, en partant d’un cadre définitionnel pertinent des contours du groupe social que l’on appelle la classe ou les classes moyennes. Par ailleurs, ces contours sont définitivement posés dès le début de l’analyse (5), alors qu’ils pouvaient être fluctuants, au gré des besoins de la démonstration, dans les travaux de Dominique Goux et Éric Maurin, une « fluctuation définitionnelle » dont il n’échappera à personne, même au plus néophyte, qu’elle ne peut qu’affaiblir la force analytique et explicative des principaux résultats statistiques mis en évidence.
Selon Louis Chauvel, si c’est l’ensemble de la société française qui est en proie à la spirale du déclassement, c’est bien sous l’effet de l’effondrement en cours du socle historique des sociétés démocratiques, constitué par les classes moyennes, que le phénomène s’exécute. Un socle qui « s'érode et se transforme en sable à mesure du remplacement générationnel » , et une érosion qui n’en serait qu’à son commencement. Bien que la question générationnelle, celle mise en avant dans son précédent opus (2), soit toujours centrale, le tour de force du sociologue va néanmoins consister ici à articuler la double dynamique des fractures générationnelle et des classes sociales qui sont à l‘œuvre dans la France d‘aujourd‘hui. Le premier chapitre intitulé « le vertige des inégalités » nous rappelle dès lors l’accentuation des inégalités depuis le début des années 80, et plus particulièrement, en conformité avec les travaux de Thomas Piketty (6), les inégalités patrimoniales, surtout celles liées au patrimoine immobilier, dans un contexte fortement marqué par l‘envolée des prix sur le marché immobilier (une augmentation de près de 100 % de l’indice des prix au cours des années 2000), à l‘image de la situation dans les grandes capitales anglo-saxonnes.
C’est ce processus de « repatrimonialisation » qui est au cœur, selon l’auteur, de l’aggravation des inégalités des classes sociales et qui, de fait, va introduire une nette dichotomie tout particulièrement au sein des jeunes générations chez les classes moyennes, entre ceux qui possèdent un peu grâce au patrimoine de leurs parents et ceux qui ne possèdent rien, ces derniers démarrant donc dans la vie avec un lourd handicap, car condamnés à travailler deux fois plus longtemps que leurs parents pour accéder à la propriété d’un même bien ou à rester locataires. Une dichotomie de plus en plus aigue dépeinte par Chauvel comme «une distorsion croissante, préalable à un écartèlement, voire une rupture de continuité, entre les classes moyennes dotées d’un substantiel patrimoine net, sans remboursement de prêts, par opposition aux autres, propriétaires endettés ou locataires, dont les conditions économiques d’existence sont d’une tout autre nature.». En conséquence, c’est à un véritable déclassement résidentiel intergénérationnel auquel on assiste pour ces nouvelles cohortes, obligées de s’installer dans des lieux au moindre prestige résidentiel que ceux de leurs parents, alors pourtant mieux diplômées et ayant une part des dépenses consacrées au logement dans leur budget plus importante.
Si la question patrimoniale nous amène au déclassement résidentiel, la problématique de « l’inflation scolaire », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Marie Duru-Bellat (7), nous renvoie directement à un autre type de déclassement à l’œuvre, celui du déclassement scolaire, défini comme le phénomène de la dévalorisation des diplômes. Louis Chauvel considère, en effet, que les jeunes adultes diplômés des classes moyennes sont en première ligne de cette tendance lourde, depuis les années 80, dans la société française. Un tel déclassement peut prendre deux visages pour un individu : accéder à une position sociale inférieure à celle de ses parents, tout en disposant d’un niveau de diplôme équivalent voire supérieur (on parle à ce sujet du paradoxe d’Anderson), et/ou occuper un emploi correspondant à un niveau de qualification inférieur à celui auquel le titre scolaire peut prétendre (situation dite de déclassement professionnel). Le sociologue rappelle en effet des évolutions maintenant bien établies sur le sujet, à savoir une croissance beaucoup plus lente, ces dernières décennies, des emplois qualifiés entrant dans les catégories des CPIS et des professions intermédiaires par rapport à celle du nombre de diplômés du supérieur, condamnant donc nécessairement les aspirants aux catégories moyennes et supérieures à une rétrogradation vers le bas dans la hiérarchie des positions sociales (qualifiée par Chauvel d‘« effet de ruissellement naturel vers le bas »). Dans ce contexte, la dévalorisation sociale du diplôme est inévitable, ce qu’illustre Louis Chauvel à propos en particulier du titre du baccalauréat, naguère le « ticket d’entrée dans les classes moyennes intermédiaires », dont le « cours du titre »s’est littéralement effondré. Ainsi, selon les données du sociologue, pour les premières cohortes du baby-boom (celles de la fin des années 1940), le baccalauréat correspond à 60 % de chances d’accéder au moins aux professions intermédiaires, soit le double de ce qui prévaut pour les jeunes générations d’aujourd’hui !
La diminution de la rentabilité sociale du diplôme ne se limite pas au titre du baccalauréat, mais commence aussi à devenir sensible au cours des années 2000 pour les niveaux de l’enseignement supérieur, constat effectivement corroboré par d’autres travaux empiriques, notamment ceux de Philippe Lemistre (8) ou encore de Marie Duru-Bellat (9). Par ailleurs, le sociologue souligne que, en dehors des pays du sud de l’Europe, la France se singularise nettement des autres pays pour l’intensité du déclassement scolaire qui est à l’œuvre. En final, ce dernier est porteur de désillusions et de frustrations croissantes envers l’institution scolaire. Louis Chauvel rappelle alors avec juste raison que le mouvement de démocratisation de l’enseignement, dont a pu bénéficier largement la classe moyenne, est en trompe-l’œil, car il recouvre, pour une très large part, un phénomène purement quantitatif de massification scolaire, n’ayant réduit que de façon limitée le poids des inégalités sociales dans la réussite scolaire (10). En dépit de leur dévalorisation, les diplômes restent néanmoins toujours discriminants du point de vue de l’insertion sociale des individus, car ils diminuent leur vulnérabilité face au risque du chômage (le taux de chômage est d’autant plus faible que le niveau du diplôme est élevé), d’où une course aux diplômes sollicitée par les familles, pour un rendement décroissant du titre scolaire en termes d’accès aux différentes positions sociales au fil des générations.
Le déclassement des classes moyennes est donc bel et bien, en France, un processus en cours, d’une ampleur conséquente, même si, Louis Chauvel nous fait observer que l’évolution du pouvoir d’achat du salaire à temps plein des professions intermédiaires, le cœur même de la classe moyenne, ne traduit pas un phénomène de paupérisation absolue, car ces dernières connaissent une quasi-stagnation de leur pouvoir d‘achat sur la période post-Trente Glorieuses étudiée 1975-2010 (en baisse néanmoins de près de 8 % entre 1975 et 1995)……mais avec une formation de près de deux années d’études supplémentaires en moyenne ! Pour autant, il est clair qu’il y a une paupérisation relative importante, si l’on étudie l’évolution de l’écart relatif entre le pouvoir d’achat du salaire net de ces mêmes professions intermédiaires et celui des ouvriers, qui passe ainsi de 120 % en 1970 à 37 % seulement en 2010 ! Comme le souligne l’auteur, la réduction sensible de l’avance des professions intermédiaires par rapport aux catégories populaires évoque le toboggan de Spelbound. Cette dernière métaphore apparaît d’autant plus pertinente lorsqu’on raisonne en pouvoir d’achat du revenu disponible des ménages (après prélèvements obligatoires et redistribution). On observe alors, sur la même période, un déclin relatif du revenu des professions intermédiaires par rapport au revenu moyen toutes catégories sociales confondues, alors que l’écart de revenu se creuse entre les cadres et les professions intermédiaires.
En conclusion, selon le sociologue, la société française est sur le chemin de ce qu’il nomme « le grand déclassement », un déclassement systémique qui renvoie à un processus commençant par s’attaquer aux fondements mêmes de « la civilisation de la classe moyenne », c’est-à-dire, en particulier, une société fondée sur le salariat, permettant aux individus par leur salaire d’accéder à un niveau de vie confortable, de disposer d’une large protection sociale, de pouvoir espérer une mobilité sociale ascendante et d’obtenir des progrès du point de vue de la réduction des inégalités sociales face à la réussite scolaire. Sous l’effet combiné de deux dynamiques se renforçant mutuellement, celle de la fracture des classes sociales et celle de la fracture générationnelle (11), ce sont donc tous ces fondements qui sont mis à mal à partir des années 1970, redonnant force à la logique de la reproduction sociale et à un mouvement de régression sociale, et fragilisant du même coup dangereusement la cohésion sociale. Ce tourbillon post-Trente Glorieuses est par ailleurs renforcé par le phénomène de la mondialisation et la montée des classes moyennes émergentes qui l’accompagne, accentuant encore plus la fragilité des catégories populaires et des fractions inférieures des classes moyennes des pays avancés, et bouleverse aussi profondément l’horizon de ces catégories sociales pour lesquelles « il ne fait donc plus sens de regarder au-dessus, où l’espoir d’ascension se réduit, alors qu’en revanche la menace pourrait venir d’en dessous.».
Il y a donc urgence pour Louis Chauvel d’enrayer la spirale du déclassement qui tempête depuis plusieurs décennies contre la société française, et plus généralement d’ailleurs contre la société salariale. Si rien n’est fait, elle ne peut que conduire à un effondrement systémique et civilisationnel, laissant aux générations futures un monde social invivable. L’auteur en appelle donc à rompre avec le déni de réalité ambiant au sein de « la société des illusions », dont font preuve notamment les responsables politiques et les élites, quant à l’effectivité d’un processus qui ravage lentement mais sûrement notre tissu social - paradoxalement trop souvent masqué dans son ampleur aux yeux mêmes de ses principales victimes, en dépit de la violence sociale qu’il exerce à leur encontre. Mais aussi à engager une réflexion réelle sur la soutenabilité intergénérationnelle des politiques menées, notamment du point de vue des investissements nécessaires à réaliser pour la construction de la société de demain, dans laquelle notre jeunesse doit pouvoir avoir envie de s’y projeter. Ce n’est pas Louis Chauvel qui me démentira, en disant que l’affaire est loin d’être gagnée d’avance et, qu’en conséquence, l’incertitude est totale, notamment du point de vue du devenir de notre démocratie, quant à l’issue d’une telle déstabilisation ravageuse pour la société française.
30 DÉC. 2016 PAR YVES BESANÇON