Mercredi 25 novembre 2015, devant la petite librairie de Gif-sur-Yvette (Essonne), plus de 200 personnes attendent. Pour quel auteur star ces fans bravent-ils la pluie tenace et le climat d’insécurité post-attentats ? Ni Amélie Nothomb ni Marc Levy. C’est pour un auteur à peu près inconnu de toute personne de plus de 25 ans : Bruce Benamran, auteur de la chaîne de vulgarisation scientifique e-penser. La soirée de dédicace de son livre, Prenez le temps d’e-penser (Marabout, 2015), agrémentée de nombreux selfies, et même de câlins et de bisous, a duré plus de quatre heures, jusqu’à épuisement des stocks.
Un tel engouement pour un auteur scientifique n’étonnera que ceux qui n’ont pas encore découvert le phénomène YouTube, devenu le média préféré de la plupart des adolescents. Des auteurs de films qui postent leur production sur la plate-forme américaine d’hébergement de vidéos sont suivis par des millions de fans – les plus connus en France, comme Squeezie ou Cyprien, comptent plus de 12 millions d’abonnés !
Depuis environ deux ans, des vidéos au contenu scientifique ont fait leur apparition, avec un succès notable, bien que loin des vidéos des mastodontes plus généralistes. La chaîne de Bruce Benamran compte ainsi plus de 600 000 abonnés, et certaines vidéos ont été regardées plus d’un million de fois. A l’heure où la science à la télévision est moribonde, les vidéos sur Internet sont le nouvel eldorado des vulgarisateurs.
Jeunes et masculins
Le scientifique et vulgarisateur David Louapre a bien constaté l’effet YouTube lorsqu’il est passé du blog à la vidéo – qui tous deux portent le même nom : « Science étonnante ». « J’ai rédigé un blog pendant près de six ans, sa fréquentation augmentait régulièrement, pour culminer à 150 000 visites par mois [un très bon score pour un blog scientifique : c’était alors l’un des plus fréquentés en France, bien que loin derrière le blog « Passeur de sciences », de Pierre Barthélémy, sur le site du Monde]. Lorsque je me suis mis aux vidéos sur YouTube, j’ai rattrapé cette audience en moins de cinq mois – plus, je l’ai explosée : j’atteins 400 000 à 900 000 “vues” par mois. Et je ne suis pas le plus regardé ! »
Ces vidéos sont-elles consultées en entier, sachant qu’il suffit de les afficher pendant une seconde pour que YouTube les considère comme « vues » ? « Les statistiques m’ont agréablement surpris : 70 % des internautes restent jusqu’au bout du film », souligne David Louapre. De quoi clore le bec de tous ceux qui croient que la science n’intéresse pas le grand public, à commencer par les directeurs de chaîne de télévision et de radio.
L’image de YouTube comme un repaire de vidéos rigolotes de quelques minutes pour adolescents boutonneux en a aussi pris un coup : on peut intéresser des millions d’internautes avec des vidéos de vingt ou trente minutes sur des sujets pointus ! On peut parler de physique ardue, par exemple du principe d’incertitude en physique quantique, en décrivant le physicien allemand Heisenberg comme « un gars totalement badass [classe] ».
Ces vidéastes qui bousculent ainsi les certitudes ressemblent à leur public : jeune et masculin, pour l’essentiel. Bruce Benamran fait figure d’ancêtre, du haut de ses 39 ans. La plupart pratiquent le « face caméra » : se filmant eux-mêmes en plan fixe, ils regardent le spectateur dans les yeux, comme un présentateur de journal télévisé. Les raisons sont avant tout économiques : c’est le plus simple et le moins cher à réaliser, et on peut se débrouiller seul et avec très peu de montage. Mais pour David Louapre, qui vient par ailleurs de publier Mais qui a attrapé le bison de Higgs ? (Flammarion, 172 p., 17 €), ce style est aussi une des raisons du succès de ces vidéos : « C’est proche de l’interaction naturelle avec quelqu’un, lorsqu’on papote. »
Loin derrière les Anglo-Saxons
Certains, pourtant, par goût ou par réticence envers le côté star du face caméra, préfèrent présenter des expériences à l’écran. C’est le cas de Baptiste Mortier-Dumont, le bien nommé Experimentboy, qui adore provoquer des explosions de toutes les manières possibles mais montre aussi de jolies manipulations sur les fluides pâteux ou les écoulements laminaires. C’est le cas aussi de Viviane Lalande, l’une des rares femmes (avec Florence Porcel en astronomie) à partager sa science sur le Web. Cette doctorante est capable d’analyser sur sa chaîne Scilabus les ronronnements de son chat ou la force nécessaire pour faire des pompes, ou de prouver que l’on est bel et bien plus grand le matin que le soir. « C’est la démarche scientifique qui m’intéresse, et je suis fascinée par la physique du quotidien », souligne cette Française expatriée au Québec, où elle prépare une thèse en biomécanique.
Pourtant, ces « youtubeurs » francophones restent loin de leurs homologues anglo-saxons, dont ils se sont largement inspirés. Par exemple, la chaîne VSauce, de l’Américain Michael Stevens, atteint près de 10 millions d’abonnés, pour des revenus estimés à plusieurs millions de dollars par an. « Je regarde plus de vidéos anglophones que francophones, analyse Léo Grasset, qui commence à vivre modestement de sa chaîne, DirtyBiology. Au départ, elles étaient vraiment de meilleure qualité, mais c’est de moins en moins vrai. Je suis de plus en plus fier du YouTube francophone. Reste que les moyens mis en œuvre ne sont pas les mêmes : c’est très professionnel sur les chaînes de langue anglaise, alors que, sauf exception, cela reste amateur chez nous. »
Viviane Lalande, de par sa localisation canadienne, est plus proche des vidéos anglophones. « Celles-ci vont droit au but, tandis que les francophones jouent davantage sur l’humour et les montages très rythmés », analyse-t-elle.
Gare au « bad buzz » !
Un coup d’œil sur les chaînes scientifiques les plus connues permet d’imaginer les raisons du succès. Les youtubeurs parlent cash, ne lésinent pas sur les blagues potaches et les références culturelles propres à leur génération, comme lorsque Léo Grasset explique la théorie de l’évolution à l’aide des Pokémon, ces petits personnages de jeux vidéo connus de tous les adolescents.
Mais ce qui apparaît surtout sur ces vidéos, c’est la grande liberté que s’offrent leurs auteurs, contrairement à ce que propose une télévision vue comme sclérosée, où les sociétés de production et les directeurs de programmes ne prennent pas le moindre risque. « YouTube offre des opportunités qui n’existent nulle part ailleurs, s’enthousiasme Bruce Benamran. Les sciences dures (la physique notamment) ont disparu de la télé car cela fait peur aux producteurs et aux annonceurs, alors que ça ne fait pas peur au public. Ainsi, Fred Courant, de l’émission “C’est pas sorcier”, aurait bien aimé traiter de sujets plus complexes, mais il n’a jamais pu, c’était hors cahier des charges. De mon côté, j’ai une totale liberté sur mes vidéos. Ce qui ne veut pas dire une absence de contrainte : si je ne poste pas assez, ou si ça n’intéresse personne, je ne gagne rien. »
L’argent, comme souvent, est au cœur des débats. Les vidéastes ont essentiellement deux sources de rémunération : la publicité, et le financement participatif. Mais attention au miroir aux alouettes : très peu de youtubeurs vivent de leur production. Certains, avec des millions d’abonnés, ne gagnent pas assez pour payer leur loyer ! Troisième source, bien plus polémique : la publicité et le placement de produits. Les vidéastes les plus connus sont régulièrement sollicités pour faire la promotion d’un produit, d’une œuvre culturelle, voire d’une institution.
Ainsi, Bruce Benamran a été invité par Fox lors de la sortie du film Seul sur Mars, afin de faire une vidéo dans le désert de l’Utah. « J’accepte d’être sponsorisé à condition de garder une totale liberté et que ça s’intègre à ma chaîne, précise-t-il. Et, bien sûr, il faut informer les internautes qu’on est sponsorisé, c’est même une obligation légale. » Ceux qui ne respectent pas cette règle peuvent subir un bad buzz, une bronca sur les réseaux sociaux, au point de devoir s’excuser dans une vidéo ultérieure. Enfin, plusieurs youtubeurs ont écrit des livres, qui peuvent devenir des sources non négligeables de revenus. Celui de Bruce Benamran a ainsi dépassé les 90 000 exemplaires.
Les spectateurs de ces vidéos sont surtout des jeunes de moins de 25 ans, ce qui est la norme sur YouTube. En revanche, ces chaînes scientifiques sont beaucoup moins mixtes que les généralistes : 87 % d’hommes pour Bruce Benamran et 85 % pour Viviane Lalande. Tous s’en désolent. Seul Léo Grasset est regardé par 40 % de femmes, probablement parce qu’il traite beaucoup de biologie.
Le manque de rigueur peu pénalisé
Les relations avec les internautes sont primordiales. « Il y a beaucoup de commentaires, blagues et réactions enthousiastes, souligne Léo Grasset. Dans certaines vidéos, je demande aux gens de proposer des solutions à une question. Tant que j’avais 60 000 fans, c’était gérable, mais avec 300 000, c’est plus compliqué, d’autant que les gens ne lisent pas les commentaires précédents et écrivent donc souvent la même chose. Il faudrait imaginer un système pour faire collaborer 5 000 personnes sur une question. »
Comme pour Wikipédia autrefois, beaucoup s’interrogent sur la qualité de ces vidéos. « Je ne vise pas l’exactitude scientifique, j’explique comme j’ai moi-même compris, affirme tout de go Bruce Benamran. Vulgariser, c’est “approximer”, par exemple en disant que respirer, c’est aspirer de l’oxygène et rejeter du CO2, en omettant volontairement l’azote. Je ne fais pas un cours ! Bien sûr, il peut m’arriver de faire une erreur. Dans ce cas, comme on ne peut pas supprimer une vidéo sans tout perdre, j’ajoute une annotation dans la séquence erronée et je fais un commentaire dans la vidéo suivante. »
De son côté, Pierre Kerner, créateur de VideoSciences, un site regroupant de nombreuses vidéos scientifiques, regrette que le public se formalise peu des erreurs : « Le plagiat est fortement critiqué sur les réseaux sociaux, pas le manque de rigueur scientifique. » Pour lui, la solution réside dans la vérification « par les pairs », comme cela se pratique en sciences. « Nous avons créé un groupe sur Facebook pour créer un dialogue entre vidéastes, blogueurs et scientifiques. Chaque vidéaste peut poster son scénario ou ses premiers rushes, avec pour objectif de recevoir un maximum d’avis avant la diffusion. C’est une possibilité offerte sur VideoSciences, mais ce n’est pas obligatoire. »
Étonnamment, aucune institution scientifique n’a pris conscience du potentiel de YouTube, alors que toutes affirment vouloir s’adresser aux jeunes. Récemment, le colloque « Sciences et médias : comment parler de sciences aux jeunes », organisé par plusieurs sociétés savantes, n’avait invité aucun youtubeur. Le CNRS, pourtant fer de lance en matière de communication scientifique, n’a posté que huit vidéos sur sa chaîne Youtube et compte… 428 abonnés aux dernières nouvelles. Mais sur la plateforme concurrente Dailymotion, l’organisme public a posté 270 vidéos, compte plus de 1 000 abonnés et totalise 1,7 millions de vues à ce jour.
De la place pour tout le monde
De même, la dernière vidéo postée par l’Education nationale – sa campagne officielle de recrutement – date d’un an. « Pour les institutions, YouTube est juste un espace où déposer ses vidéos », observe Bruce Benamran. Seul le Louvre a récemment invité des youtubeurs connus à réaliser des vidéos au cœur du musée. Trois d’entre eux, auteurs des chaînes culturelles Axolot, Le Fossoyeur de films et Nota Bene, ont accepté.
La qualité est intimement liée à la fréquence de production : faire une bonne vidéo demande du temps. Or, la tendance générale sur YouTube est de multiplier les vidéos pour augmenter le nombre de « vues », donc les revenus. Il existe même une règle non écrite : au moins une vidéo tous les quinze jours. Pourtant, certains vidéastes connus reviennent sur ce dogme et choisissent de faire peu de vidéos, afin de miser sur la qualité.
C’est le cas d’Antoine Daniel, créateur de la série « What the Cut ? ! », capable de ne rien publier pendant plusieurs mois. Et quand il sort une vidéo, qui ressemble de plus en plus à un court-métrage, les fans se précipitent : ils sont aujourd’hui près de 2,4 millions. Mais seules les stars de YouTube parviennent à se faire ainsi désirer. Pour les autres, la course à l’audience reste de mise.
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Les youtubeurs scientifiques à succès considèrent qu’ils sont arrivés au bon moment. « Aujourd’hui, j’aurais plus de mal à émerger », estime David Louapre. De son côté, Léo Grasset, qui vit également de sa plume (Le Coup de la girafe. Des savants dans la savane, Seuil, 2015), juge qu’on arrive à une limite de saturation de chaînes scientifiques. D’autres voient les choses autrement. C’est le cas du mathématicien Mickaël Launay qui pense plutôt qu’il y a de la place pour tout le monde, mais pas forcément pour en vivre : « L’algorithme de YouTube privilégie les vidéastes à succès, mais certaines chaînes existent juste parce qu’il existe une petite communauté de passionnés, et cela continuera. »
Du côté des maisons de production et des télévisions, on commence à regarder avec intérêt ces youtubeurs à succès. Au risque de les voir perdre leur âme ou de les affadir ? « YouTube aujourd’hui me rappelle les radios libres, observe Bruce Benamran. Aujourd’hui, on ne peut plus lancer sa radio. Dans dix ans, un jeune pourra-t-il se lancer sur YouTube comme aujourd’hui ? J’espère que oui. »
Cécile Michaut