Démocratie providentielle et citoyennneté
Sciences Humaines : Le concept d'Etat providence est bien connu, celui de démocratie providentielle beaucoup moins. Qu'est-ce qu'une démocratie providentielle ?
Dominique Schnapper : J'ai forgé ce concept pour désigner une certaine forme de la démocratie : celle qui se développe aujourd'hui en France, mais également dans des pays de culture libérale comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne. Ce qui caractérise ce type-idéal de la démocratie, c'est l'intervention croissante de l'Etat, au nom de la protection sociale, dans toutes les dimensions de la vie. L'Etat intervient de plus en plus, entraîné par la dynamique démocratique. Les individus demandent que soit assurée, outre l'égalité formelle de la citoyenneté, l'égalité réelle des conditions sociales. Or, la demande d'égalité est par définition insatiable. Les réponses que l'Etat apporte sont toujours en retard sur les revendications auxquelles il fait face. Il est donc entraîné dans une spirale d'interventions illimitée en réponse à des attentes et des exigences illimitées. Les ressources, en revanche, même dans les sociétés riches, ne sont pas illimitées. L'Etat, dans les démocraties providentielles, est donc conduit à gérer ce décalage perpétuel entre les attentes des individus et la possibilité d'y répondre.
La démocratie providentielle est-elle une nouvelle étape dans l'histoire de la démocratie moderne ?
Je crois que l'on assiste actuellement au déploiement d'un certain nombre de virtualités comprises dans l'idée même de citoyenneté telle qu'elle a été pensée depuis la fin du xviiie siècle. Certains, parmi les plus lucides des révolutionnaires, avaient immédiatement compris qu'à partir du moment où l'on proclamait l'égalité des conditions politiques, la revendication à l'égalité des fortunes se manifesterait. Dès 1791, bien avant le catholicisme social et la critique marxiste, Rabaut Saint-Etienne prévoit que l'égalité politique n'est qu'une étape. C'est ce qui me rend sensible à l'idée de continuité plutôt qu'à celle de rupture. L'aspiration à des conditions économiques qui ne soient pas dégradantes, la protection sociale, l'intervention en vue de soigner, d'éduquer, de faire accéder à des pratiques culturelles, sportives... Cette multiplication des champs d'intervention de l'Etat me paraît liée en profondeur à l'idée que les démocraties modernes se font de la citoyenneté. C'est la dynamique normale d'une société dans laquelle chacun de nous est souverain.
Sur un plan plus politique, vous suggérez qu'il y aurait une pratique de la citoyenneté propre aux démocraties providentielles...
La citoyenneté telle qu'elle est définie à la fin du xviiie siècle se fondait sur un projet de transcendance par le politique. On créait un espace abstrait - l'espace public - dans lequel tous les particularismes (ethniques, religieux, sociaux...) étaient transcendés par l'affirmation de l'égalité de tous les citoyens libres devant la loi. La démocratie providentielle, elle, pour assurer l'égalité réelle de chacun de ses membres, est amenée à intervenir d'une manière particulière, puisqu'elle consiste à donner des ressources ou des droits à certains groupes ou à certains individus. Elle tend donc par son action à recréer du particulier, là où les républicains d'antan voulaient créer de l'universel. Les deux pôles - celui du particulier et celui de l'universel - sont également légitimes. Je n'adhère pas à la critique libérale selon laquelle l'Etat providence ruinerait l'idée républicaine. Mais il est vrai que, si on lui donne un poids excessif, le pôle de la reconnaissance des particularismes peut constituer un danger pour la pratique de la citoyenneté.
Le seul partage des richesses tend à diviser les hommes, qui deviennent des concurrents, puisque les richesses ne sont pas illimitées. La participation à des valeurs communes qu'implique l'exercice de la citoyenneté, au contraire, tend à les réunir par-delà leurs différences. Il faut donc maintenir les deux pôles, même s'ils sont en tension. Mais il y a toujours le danger, dans les démocraties providentielles, que le souci de la réalité, qui est également un souci de l'immédiat, de la jouissance, du présent, l'emporte sur le projet commun, qui passe par le souci de l'avenir et le sens du collectif. En simplifiant à l'extrême, on peut dire que si les droits-libertés, sur lesquels reposait la citoyenneté républicaine, agrégeaient les hommes, les droits-créances, nés de l'Etat providence, s'ils prennent trop de place, risquent de les diviser. On ne peut constituer une société humaine si ses membres ne partagent pas des valeurs communes et n'acceptent pas, au nom de ces valeurs, les inévitables contraintes de la vie collective.
Dominique Schnapper
Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et, depuis février 2001, membre du Conseil constitutionnel, Dominique Schnapper est l'auteur de nombreux ouvrages sur la citoyenneté et l'intégration. La Démocratie providentielle. Essai sur l'égalité contemporaine , Gallimard, 2002.
Q1. Quelle est la dynamique normale des démocraties modernes ?
Q2. Quel était le projet des lumière incluse dans l'idée de citoyenneté républicaine ?
Q3. Pourquoi la démocratie providentielle tend-t-elle à diviser au lieu de rassembler selon Dominique Schnapper ?
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