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« DURANT LE RAMADAN, LA PRISON N’EST PAS LA MÊME »

 

Le sociologue Farhad Khosrokhavar a mené durant trois ans des entretiens avec des détenus et des surveillants. Il publie jeudi « Prisons de France. Violence, radicalisation, déshumanisation : surveillants et détenus parlent ». Nous en publions des extraits.

 

LE MONDE |   • Mis à jour le 

  

C’est une plongée vertigineuse dans la réalité carcérale que nous fait vivre le livre-choc de Farhad Khosrokhavar (Prisons de France. Violence, radicalisation, déshumanisation : surveillants et détenus parlent, Robert Laffont, 684 pages, 23,50 euros), qui paraît ce jeudi 20 octobre.

Pour restituer ce monde fermé, fait de violences, de frustrations, d’humiliations et de petits arrangements, le sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a mené des entretiens pendant trois ans avec des détenus, des surveillants et des directeurs dans les prisons de Fleury-Mérogis (Essonne), Fresnes (Val-de-Marne), Lille-Sequedin (Nord) et Saint-Maur (Indre).

 

Au travers des témoignages bruts, M. Khosrokavar identifie différents groupes dans la population carcérale, comme les jeunes de banlieue, les Blancs, les personnes atteintes de troubles mentaux, etc. Il consacre la plus grosse partie de son ouvrage aux musulmans et aux radicalisés en détention. L’auteur a déjà publié Radicalisation en 2014 (aux Editions de la Maison des sciences de l’homme) et Le Djihadisme en 2015 (Plon).

  • Les enjeux du ramadan

« Dans les grandes maisons d’arrêt de la France urbaine, le ramadan introduit une scansion majeure dans le temps. Le fait qu’une proportion importante de détenus ne prend qu’un repas par jour (l’administration pénitentiaire s’adapte en délivrant des plats plus copieux) crée une césure dans la temporalité des prisons. On le sent dès l’entrée du bâtiment, ne serait-ce qu’en raison d’un certain calme le matin et du ralentissement des activités sportives.

C’est aussi une période où les détenus s’attendent à une tolérance accrue de la part des surveillants, ces derniers considérant qu’il faut tenir compte des rigueurs du jeûne et marquer une certaine compréhension vis-à-vis des écarts mineurs des détenus par rapport au règlement. Ce double conditionnement, des détenus comme des surveillants, est devenu un fait presque institutionnel. Ouhara [tous les prénoms ont été changés par l’auteur], d’origine maghrébine en atteste :

« Pendant le ramadan, mon frère m’apporte de la viande au parloir. C’est interdit, mais je la prends et je la cache pour la cuire pendant l’iftar [rupture du jeûne, au crépuscule]. Le surveillant peut me l’interdire, mais il ferme les yeux, et je lui dis : “C’est le ramadan !” »

La surveillante accrédite cette idée : « Pendant le ramadan il ne faut pas les charrier, ils mangent une fois par jour. » L’autre surveillant s’adapte aussi à cette période particulière : « On me demande de passer le repas d’une cellule à l’autre. On demande parfois aussi de passer la nourriture d’un étage à l’autre. C’est du travail supplémentaire, et je le fais uniquement pendant le ramadan. Parfois au parloir je surprends des familles à apporter des plats pour le détenu pour la rupture du jeûne, c’est interdit, mais je ferme les yeux. »

Cet autre surveillant parle du changement d’atmosphère et de comportement en prison : « Durant le ramadan, la prison n’est pas la même qu’avant : le rythme des repas pour une bonne partie change, pas officiellement, seulement le tiers des détenus le déclare pour avoir droit au repas spécial du ramadan le soir, mais en réalité beaucoup ne le déclarent pas et font le ramadan en cachette. La susceptibilité augmente aussi : quand on a faim, on se contrôle moins bien ! Des détenus qui se réveillaient presque à midi se lèvent avant le lever du soleil, et leur fatigue se ressent. Il y a aussi un côté festivité le soir après la rupture du jeûne, et ça rend l’atmosphère moins morose. Quelques surveillants maghrébins font aussi le ramadan, et on le voit à la fin de la journée où ils traînent des pieds. »

C’est aussi un temps où l’on peut risquer gros si on fait des prières collectives « sauvages » : « Un jour à 18 h 30, à Meaux, le surveillant ouvre la porte, on était six en train de faire la prière, il tire sur la sonnette d’alarme. C’était le ramadan. Heureusement, je suis tombé sur un directeur gentil, sa belle-famille était musulmane et il comprenait. »

Un surveillant le décrit ainsi : « En août 2012, à la fin du ramadan, dans ce bâtiment, deux détenus ont lancé une prière sauvage ; ils ont rassemblé une soixantaine de personnes. Ils n’ont pas bougé avant que le meneur ne leur signale la fin de la prière. Cela a duré plus d’une heure, et ils ont été trop visibles. »

Vu le nombre important de détenus et la présence de meneurs, un rapport a été dressé, surtout contre ces derniers. En revanche, s’ils sont peu nombreux et discrets, en règle générale, leur prière collective n’est ni perturbée ni dénoncée.

(…)

Durant cette période, les musulmans qui ne jeûnent pas dissimulent ce fait, soit parce qu’ils se sentent fautifs, soit pour faire corps avec les jeûneurs, ou, enfin, pour ne pas avoir à se justifier devant les détenus salafistes ou fondamentalistes.

Ahmad : « Pendant le ramadan, je me cache pour boire du café. Avec d’autres détenus, on fait semblant de jeûner. Autrement, des barbus nous le reprochent, et les autres, qui sont parfois comme nous mais ne le montrent pas, nous regardent d’un air bizarre.

Question : Est-ce parce que tout musulman doit jeûner ?

Ahmad : C’est aussi la solidarité entre les musulmans. Si vous ne jeûnez pas et que vous le montrez pendant le ramadan, cela veut dire que vous ne respectez pas les autres, vous vous mettez à part, aux côtés des Français qui rejettent les Arabes. »

Le ramadan, c’est aussi l’occasion pour certains non-musulmans de s’inscrire sur la liste et de recevoir un dîner plus copieux (mais alors ils perdent le bénéfice du déjeuner…). Ils le font autant pour ce plaisir que pour rompre l’ennui et faire « du nouveau ». Ils vivent cela aussi comme une manière de participer à la fête de la rupture du jeûne à la tombée de la nuit. Il y en a aussi qui ont la nostalgie du religieux, surtout dans sa dimension festive, eux les laïques purs et durs. » 

  • Les radicalisés en prison

En prison, la radicalisation présente une spécificité par rapport à l’extérieur. Elle peut certes être celle des détenus qui avaient été déjà radicalisés avant de séjourner en prison et qui, une fois dedans, tentent de constituer des réseaux ou, simplement, de les reconstituer sur de nouvelles bases, avec les anciens acteurs épaulés par de nouveaux adeptes.

Mais la radicalisation peut tout aussi bien être induite par la vie carcérale elle-même, que ce soit en raison des frustrations, de la rancœur contre l’administration ou la société ou, enfin, sous l’influence de leaders charismatiques ou de meneurs aguerris, qui cherchent à recruter des individus susceptibles de les assister dans leurs menées terroristes.

La radicalisation islamiste peut s’effectuer en raison de la frustration des détenus qui s’insurgent contre le non-respect de l’islam par les autorités pénitentiaires en comparaison avec d’autres religions, la prière collective du vendredi étant un cas sensible puisque dans les prisons la messe du dimanche et les cérémonies du shabbat, quand il y a des détenus juifs qui les réclament, sont célébrées, mais pas nécessairement les prières collectives du vendredi.

On peut distinguer trois catégories d’acteurs :

– ceux qui ont déjà un passé solide de terroriste (condamnés pour association de malfaiteurs en vue d’une action terroriste) et sont radicalisés ;

– ceux qui entendent se mettre sous la protection d’un leader afin d’échapper à des pressions exercées par des caïds ou d’autres individus visant à exploiter leur faiblesse physique ou morale et qui se radicalisent de manière instrumentale ;

– ceux qui entendent monnayer leur appartenance à la mouvance islamiste afin de gagner en prestige ou en capacité d’action, le référent islamiste radical étant pour eux comme un tremplin pour accéder à la « gloire ».

Le dernier groupe est plutôt en régression, compte tenu de l’action menée par l’administration carcérale et la supervision étroite des individus soupçonnés de terrorisme ou de prosélytisme et dont l’ascension fulgurante était liée à leur allégeance à l’islam radical. Mais il en demeure quelque chose dans une affaire comme celle de Merah où le fait de se hausser au-dessus de la mêlée et d’atteindre la « gloire » joue un rôle, quand on est issu des banlieues et qu’on se sent « moins que rien ».

  • La prison, accélérateur de haine

La prison est aussi le lieu de l’accumulation de la haine, il y a un avant et un après, on apprend à détester les autres non pas uniquement selon les lois de la « galère », mais aussi, sous une forme beaucoup plus articulée, sans états d’âme, dans un rapport antagonique où le surveillant est la figure de proue du mal et, la « balance » la figure même d’autrui déshumanisé contre qui la violence est non seulement légitime, mais souhaitable.

Naoufel fait une analyse sociologique remarquable à partir de son vécu individuel : « J’ai quinze ans de peines cumulées. En prison, on devient haineux : à ma sortie, je vais me venger. Ici, on ne purge pas seulement sa peine, on est tout le temps humilié, on écope d’autres peines, en prison, on vous en impose d’autres : le mitard, les commissions où on vous retire vos points, les gardiens qui vous narguent, les bagarres qui finissent par passer à la justice et augmenter votre peine… En prison, la haine de la société devient une seconde nature. Avant, on trempait dans le trafic et on jetait des cailloux aux flics pour s’amuser, maintenant, c’est beaucoup plus sérieux, on ne plaisante pas : la prison cimente la haine, ça crée une cuirasse et endurcit, on la vit en fonction des autres. En sortant, être violent devant le premier venu ne pose plus de problème : l’autre est complice dans ma vie sous les barreaux puisqu’on veut le protéger en m’y mettant. Bref, avec la prison, la haine de la société fait désormais partie de moi. Elle déshumanise les relations humaines. Dans mon cas, c’est seulement l’islam qui m’empêche de passer à la haine totale. Un exemple : je me suis bagarré avec un détenu il y a quelques mois. Il m’a dénoncé pour vente de cannabis, pour avoir lui-même la peau sauve, à cause de ses démêlés en prison. Il avait insulté le chef, il entre et il sort, alors que quelqu’un d’autre allait directement au mitard. Le matin même on s’était dit bonjour, l’après-midi, il ne répond pas à mon salut. J’ai eu une suppression de points de deux mois à cause de lui. C’est un tricard [balance], si je le trouve dehors je lui fais la peau. »

Par-delà les phénomènes de socialisation déviante où la méfiance devient la norme et la cruauté une relation « normale » à autrui, la prison incruste dans l’individu la haine de l’autre, que ce soit son émule dans le bizness ou le citoyen décent qui est protégé par les forces de l’ordre, surtout chez ces jeunes désocialisés qui n’ont souvent pas de bouclier psychique pour se défendre de la « déferlante de la haine » en eux.

  • La relation complexe entre détenus et surveillants

Louisa, surveillante récemment titularisée, insiste sur la nécessité de se préserver, même si cela ne l’empêche pas de rendre des services ponctuels, ce qui rend aussi le détenu tributaire :

« Mettre une carapace est nécessaire ici. Il faut que les détenus sachent qu’on n’est pas là pour être à leur service mais pour mettre de l’ordre. Ça ne m’empêche pas de rendre service : faire passer des aliments d’une cellule à une autre, passer des cigarettes… Tout cela est parfaitement illégal. Quand le détenu est mal dans sa peau, je lui parle, il parle de sa famille, de sa peine. Au parloir, des détenus mangent, et on doit leur rappeler que c’est interdit et qu’il faut jeter ce qu’ils mangent. Ils ont quelquefois des relations sexuelles, je ferme les yeux parfois, je les comprends un peu ! Si le détenu est tranquille, on lui rend service, voilà ! En même temps on est en marge de la légalité. Mais si le prisonnier me rend la vie difficile, j’arrête. C’est donnant-donnant.

Question : Vous insistez beaucoup sur le caractère, la barrière, la carapace.

– Sans autorité, on ne peut pas gérer : cela se reflète dans votre façon de parler, de travailler. On voit bien parmi les surveillants qui décide et qui ne décide pas.

– Mais alors vous nous dites que votre comportement dépend de celui du détenu : s’il se tient tranquille, vous êtes prête à lui rendre service, sinon, vous refusez de l’aider. Mais alors, que faites-vous des règlements ?

– L’expérience vous apprend que les règlements, c’est à mettre au placard, il faut les contourner sans aller trop loin. Les règlements, c’est pour quand le détenu nous fait “chier”, comme on dit ! Alors on les applique à la lettre. Sinon, c’est des relations de personne à personne, du donnant-donnant, une sorte d’entraide : lui, il se tient à carreau, et moi je fais tout pour lui rendre la vie moins dure derrière les barreaux ! »

De nombreux chercheurs ont souligné cet écart entre les normes et les comportements au sein de la prison. Une bonne partie des normes sont impersonnelles, mais inapplicables en l’état. Par expérience, le surveillant apprend que s’il veut survivre et exercer son métier sans créer des tensions constantes et sans se détruire psychologiquement, il doit se comporter autrement. Il y a l’autorité formelle, mais chacun doit l’ajuster à son caractère et à celui des détenus, ce qui prend du temps et exige un certain doigté.





20/10/2016
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