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Farhad Khosrokhavar, sociologue : “Plus Daech interdit, plus il devient attrayant !”

Mus par une "religiosité mortifère" et par une haine de soi qui devient haine de l'autre, les jeunes Français sont nombreux parmi les nouveaux djihadistes. Des parcours de radicalisation retracés par le sociologue franco-iranien Farhad Khosrokhavar, depuis des années. 

L'horreur, la violence et la cruauté inouïes des attentats commis vendredi 13 novembre se passeraient presque de mots. Face au crime de masse perpétré dans les rues de Paris, on veut se taire, d'abord. On cherche pourtant à comprendre : comment des hommes ont-ils pu, un jour, faire ça ? Quels choix, quelles rencontres ont pu les amener à fomenter, puis à mettre en oeuvre pareille barbarie ? Folie furieuse ? L'explication serait trop facile. Pour éclairer, autant qu'il est possible, cette nuit effroyable — de laquelle nous mettrons longtemps à sortir —, il fallait une conscience claire, quelqu'un qui connaisse parfaitement les chemins et les acteurs du djihad, que ce dernier soit français ou étranger. Farhad Khosrokhavar, 67 ans, Franco-Iranien, est sociologue et directeur d'études à l'Ehess. Spécialiste de l'islam en prison et des processus de radicalisation, il observe depuis des années les mutations de l'islam radical. Et se montre lucide sur l'ampleur du combat qui nous attend désormais.

Peut-on parler d'un « djihad français » après les attentats du 13 novembre ?

Les auteurs de ces attentats peuvent s'en réclamer, mais le djihad traditionnel n'a rien à voir avec ça. Ces meurtres en sont une version extrémiste, modernisée et étroite, même si Daech, dans sa quête de volontaires, tente de faire croire qu'ils sont conformes à la tradition. C'est faux : pour celle-ci, le djihad est une notion défensive. Quand un pays musulman est occupé, ses habitants ont le droit de répondre par la guerre mais ce droit s'accompagne de nombreuses restrictions — en particulier, ne tuer ni femmes, ni enfants. La tuerie indistincte du 13 novembre occulte cet aspect essentiel.

Vous avez étudié le parcours de ces Français attirés par le djihad. Que connaissent-ils, justement, de cette tradition ? 

La plupart, absolument rien. Même les rudiments de l'islam leur échappent bien souvent — en prison, beaucoup ne savent même pas faire les prières quotidiennes. C'est d'autant plus vrai pour les nouveaux djihadistes, des convertis issus des classes moyennes pour qui l'islam est une sorte de « signifiant flottant », comme dirait Lacan : on met dedans tout ce qu'on veut, aussi bien le rejet de la société de consommation que le désir d'autorité. C'est ainsi que l'islam est devenu, en prison, « la religion des opprimés » : on s'y convertit pour protester contre sa condition, tout simplement. Soulignons ici combien l'absence d'utopie républicaine, de vision collective ou d'espérance commune est opportune pour Daech, qui remplit tous ces vides en prêtant à l'islam toutes sortes de mythologies n'ayant aucun ancrage dans la réalité. L'idée qu'il existerait une « umma » — communauté musulmane — planétaire, qui ne demanderait qu'à être rassemblée sous un même drapeau, par exemple, est une fiction historique. Le califat dont se réclame Daech était, dans sa dernière version, l'Empire ottoman, fondé non pas sur l'idée d'une umma planétaire, mais sur la cohérence d'un territoire géographique rassemblant justement plusieurs sortes d'islam : sunnite, chiite, alaouite...

Les grandes organisations musulmanes peuvent-elles affirmer que les actes commis par ces radicaux n'ont rien à voir avec l'islam ?

 

C'est compliqué : elles peuvent l'affirmer, mais ces jeunes djihadistes se réclament tout de même de l'islam. Le fait de dire à un terroriste « Tu n'es pas un musulman »met en outre ces institutions dans la position du juge qui excommunie. Or, c'est aussi ce que fait Daech, qui se considère seul détenteur de la vérité, et juge la foi des autres musulmans nulle et insignifiante quand elle ne recoupe pas la sienne. Il serait sans doute plus juste de reconnaître qu'il existe différentes versions de l'islam, dont certaines sont incompatibles avec la vie paisible et tempérée ; et, pour ces institutions, qui représentent la grande majorité des musulmans, de réaffirmer qu'elles rejettent certaines versions et en acceptent d'autres.

Au moment où nous parlons, trois Français ont été identifiés parmi les terroristes. Comment expliquez-vous leur basculement dans le meurtre de masse ?

Plusieurs types d'acteurs basculent dans le terrorisme, et le jeune de banlieue « désaffilié » est l'un d'entre eux. Son action est fondée sur la haine de soi et le sentiment de sa propre insignifiance, bientôt transformés en haine de l'autre. Ces jeunes se sentent rejetés par la société, et ce rejet, ils vont l'intérioriser pour le retourner. En basculant dans le djihadisme, ils ­inversent tous les vecteurs : la haine de soi devient la haine de l'autre ; le mépris ressenti disparaît dans la capacité à provoquer la peur chez les autres ; le jeune « insignifiant » devient du jour au lendemain célèbre mondialement — même si c'est un héros « négatif » ; et lui qui était jugé par la société, le voilà en mesure de la juger, et même de la condamner ! Le djihadisme facilite toutes ces mutations et rend à ces garçons et filles un semblant — ou une illusion — de dignité : les voilà « chevaliers de la foi » en lutte contre une société mécréante...

Cette dignité, ne la trouvent-ils pas au moins au sein de leur famille ?

Ces jeunes désaffiliés sont souvent ­issus de familles totalement décomposées. Des « familles patriarcales sans père » : il y règne encore l'idée que l'autorité vient d'en haut et doit être masculine, sauf que concrètement le père est souvent démissionnaire. Du coup, le fils devient rapidement un préadulte, mais dans les faits cela se traduit surtout par une adolescence attardée, jusqu'à 25 ans ou plus, avec le sentiment de ne jamais devenir un citoyen libre et responsable. La guerre en Syrie va être le rite de passage qui lui manquait : là-bas, il va affronter la mort, « dérouiller »... et devenir un adulte.

A côté du « jeune désaffilié », de nouveaux acteurs français du djihad ont fait leur apparition...

A partir de 2013, des personnes issues des classes moyennes et des jeunes femmes deviennent actrices à part entière du djihadisme. Ces jeunes filles sont de purs produits des sociétés modernes : elles cèdent à un romantisme exotique totalement naïf. Fatiguées du féminisme et ne comprenant rien aux acquis de leurs mères et grand-mères, elles fantasment le djihadiste comme un homme sûr, stable et fidèle. Quant aux jeunes des classes moyennes en partance pour la Syrie, ils ont le sentiment que ce monde en crise n'a rien à leur proposer. La peur du déclas­sement, et même de la prolétarisation, domine leur génération, ils n'ont aucune assurance sur l'avenir. Et surtout, ils sont devenus éperdument amoureux des normes répressives. Ils veulent des cadres. L'inversion avec Mai 68 est flagrante : oubliez « Il est interdit d'interdire », l'interdit est devenu une composante incontournable, et désirée, de leur psyché. Plus Daech interdit, plus il devient attrayant ! Mai 68 disait aussi « Faites l'amour, pas la guerre », Daech propose exactement l'inverse : « Faites d'abord la guerre, et pour ce qui est de l'amour, il doit être encadré par les normes les plus strictes de l'islam. » Enfin, dans les années 1970, on allait à Katmandou et en Afghanistan fumer du hasch. La guerre est désormais le véritable rite initiatique.

Dans quel état retrouve-t-on les djihadistes quand ils reviennent ?

On peut les classer en quatre catégories. Il y a d'abord les endurcis — ce sont les plus dangereux. Ils pensent qu'il faut lutter jusqu'à la mort, tuer cette société et restaurer l'islam dans sa prétention universelle. Impossible de les rééduquer. Pour moi, il faut les neutraliser, les mettre en prison et les isoler. Ensuite, il y a les repentis : il faut leur donner la parole, ce qu'on ne fait pas assez en France. Les Anglais, depuis des années, les poussent à partager leur expérience dans l'espace public, à montrer que l'islam radical ne peut pas améliorer le monde mais peut très vite le rendre invivable. Dans la troisième catégorie, je mets les traumatisés. Au moins cinq mille Européens sont partis en Syrie, dont mille quatre cents ou mille cinq cents Français. C'est un théâtre de combats de haute intensité, où l'on est exposé à l'extrême violence, à l'horreur et à la mort. Beaucoup d'apprentis djihadistes en reviennent traumatisés. Ils risquent de devenir violents en France non par conviction religieuse, mais à cause de troubles psychiques profonds. Il faut les soigner à travers une psychothérapie, la prison ne va pas les aider... Enfin, les indécis forment le dernier groupe : leur expérience en Syrie n'a pas été concluante, ils se posent des questions, ne savent pas de quel côté pencher.

En les regroupant, la France fabrique-t-elle de nouveaux terroristes ?

Ce rassemblement en prison est en effet une très mauvaise idée. Les endurcis y prennent le dessus sur les autres. Ils sont impénétrables — un véritable ciment —, la seule chose qui les anime est de chercher à vous endoctriner. Les repentis et les indécis, eux, sont fragiles, puisqu'ils se remettent en question : ils peuvent se transformer en endurcis, dont l'assurance et la sensation d'invulnérabilité est contagieuse. Pour lutter contre la radicalisation en détention, il faudrait retirer les repentis du lot et se « servir » d'eux en leur donnant la parole dans les médias et dans l'espace public.

Vous soulignez la fascination qu'exerce la mort sur ces djihadistes, vous parlez même de « religiosité mortifère »... 

J'ai évoqué cela pour la première fois dans un livre, L'Islamisme et la mort, Le martyre révolutionnaire en Iran, en 1995. L'aisance avec laquelle les fondamentalistes peuvent mourir et asséner la mort est, je crois, un phénomène anthropologique majeur. Dans le terrorisme « traditionnel », les choses se passent différemment : l'ETA, les Corses, et des groupes comme Action directe ou les Brigades rouges ne tuent pas indistinctement. Les Brigades rouges ciblaient tel capitaliste ; Action directe, tel militaire de haut rang... Les islamistes radicaux, eux, ont cette aptitude à mourir en martyrs et à tuer sans aucune forme de culpabilité. Ils jouent en fait sur tous les registres. En 2004, les attentats à bord de trains à Madrid avaient fait cent quatre-vingt-onze morts, ceux des transports en commun à Londres, en 2005, une soixantaine de morts, mais en France, récemment, les terroristes islamistes choisissaient plutôt leur cible : Merah voulait tuer des militaires musulmans, et lorsque l'un d'eux n'est pas venu au rendez-vous, il a tué des juifs. Les deux « modèles » coexistent donc, mais une chose est sûre : les attentats aveugles sont dans la nature même du djihadisme. Il ne cible pas ses victimes pour éviter de tuer des innocents, mais pour avoir un écho médiatique important. En exécutant des juifs à l'Hyper Cacher, Coulibaly savait pertinemment, au-delà du caractère antisémite de son acte, que tous les médias du monde allaient en parler.

La France est en guerre en Syrie. Doit-elle s'attaquer à Daech pour espérer mettre fin aux attaques terroristes ?

En à peine plus d'une année, Daech est devenu une organisation puissante. Al-Qaida disposait de très peu d'argent, Daech peut compter sur les milliards de dollars du pétrole qu'il vend aux ­Syriens et aux Turcs. Parce qu'il vise la restauration du califat, il bénéficie d'un prestige incomparablement supérieur à al-Qaida et d'une assise territoriale solide. Aujourd'hui, il incarne en fait l'absolu de l'islam authentique. Pour éradiquer Daech, il faudrait donc une invasion militaire. Or, en Occident, la méfiance est grande envers ce scénario. Les expériences irakiennes et libyennes n'ont pas été concluantes... Le problème, c'est que la mise en cause par Daech, à travers ses attaques terroristes, des fondements symboliques de l'existence sociale va devenir très dan­gereuse, particulièrement pour la France. Si l'éradication de Daech en Syrie reste un voeu pieux pour le moment, il faut s'attaquer aux symptômes en France et ailleurs pour ne pas risquer la montée des populismes. Pour y parvenir, une meilleure armature entre la police et les services de ­renseignement s'impose, afin que la société puisse développer, dans le strict respect de la loi, sa capacité à se protéger. Les moyens dont elle dispose sont pour l'instant insuffisants : il faudrait les étendre, comme cela s'est fait aux Etats-Unis, où des milliers de nouveaux agents de renseignement ont été embauchés après le 11 Septembre. Il faudrait aussi renforcer la collaboration entre les services de renseignement européens. On ne peut pas échapper au durcissement des opérations de police et de surveillance, car nous sommes entrés dans une forme nouvelle de guerre : Daech, c'est un fait, peut mobiliser des jeunes prêts à se sacrifier en tuant des innocents. Si l'on n'y prend pas garde, si le gouvernement ne réussit pas à empêcher les attentats tout en préservant l'Etat de droit, l'extrême droite va se revigorer. La situation est très dangereuse.

Après les tueries de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, les musulmans de France ont souffert de nombreux amalgames et accusations...

Demander aux musulmans en France de condamner ces attentats, c'est leur dénier leur statut de citoyens français : le citoyen est laïc, la religion est censée être du domaine privé. Mais face au traumatisme des attentats, des reproches à l'encontre des musulmans ne manqueront pas d'apparaître. Les terroristes se réclamant de l'islam, l'islam va donc devenir une fois de plus un principe de dissension. Et toute société ayant besoin d'un bouc émissaire, les musulmans ont de grandes chances, quoi qu'ils disent ou fassent, de le devenir. Demander aux gens de garder leur sang-froid et leur rationalité, lorsque des événements comme ceux qui viennent de se produire remettent en cause les fondements du vivre-ensemble, est très difficile. C'est un vrai problème. Et il ne peut se résoudre que par le rétablissement de l'ordre par l'Etat.

François Hollande en appelle à la « communauté nationale ». Cette dernière existe toujours ?

Dans le malheur, la société se ressoude. François Hollande a demandé que l'on s'unisse. On se souvient qu'après les attentats de janvier des jeunes des banlieues ont refusé d'observer une minute de silence. Demain, je ne crois pas que la situation change fondamentalement. Ce sera peut-être même pire. Or, la capacité d'une société à accepter des phénomènes de cette nature est limitée : si des actes de terrorisme se reproduisent trop souvent, le risque existe de voir certains prendre le couteau et le fusil pour faire la loi eux-mêmes. Le nombre très élevé de cent vingt-neuf victimes [au moment où cet entretien a été réalisé, NDLR] a une portée gigantesque. Le massacre d'une centaine d'innocents équivaut, en termes d'émotion, à une catastrophe qui ferait deux cent mille morts, car la ­société se sent profondément ébranlée, dans ses fondements symboliques, par ce qui s'est passé. Le drame du 13 novembre est aussi là.



20/10/2016
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