la personne est une marchandise A Gorz
(...) Mieux encore : dans la foulée, on abolit le salariat. Non pas en abolissant le travail dépendant mais en abolissant, par le discours au moins, la fonction patronale. Il n’y a plus que des entrepreneurs, les « collaborateurs » des grandes entreprises étant eux-mêmes des « chefs d’entreprise » : leur entreprise consiste à gérer, accroître, faire fructifier un capital humain qui est eux-mêmes, en vendant leurs services. Un néophyte de l’ultralibéralisme a parfaitement exprimé cette idéologie : « La caractéristique du monde contemporain est désormais que tout le monde fait du commerce, c’est-à- dire achète et vend [...] et veut revendre plus cher qu’il n’a investi [...] Tout le monde sera constamment occupé à faire du business à propos de tout : sexualité, mariage, procréation, santé, beauté, identité, connaissances, relations, idées [...] Nous ne savons plus très bien quand nous travaillons et quand nous ne travaillons pas. Nous serons constamment occupés à faire toutes sortes de business [...] Même les salariés deviendront des entrepreneurs individuels, gérant leur carrière comme celle d’une petite entreprise [...] prompts à se former au sujet des nouveautés. La personne devient une entreprise [...] Il n’y a plus de famille ni de nation qui tienne » [Lévy, 2000, p. 84-86 – c’est moi qui souligne].
Tout devient marchandise, la vente de soi s’étend à tous les aspects de l’existence personnelle, l’argent devient le but de toutes les activités. Comme le dit Jean-Marie Vincent [2001], « l’emprise de la valeur n’a jamais été aussi forte ». Tout est mesuré en argent, mercantifié par lui. Il s’est soumis toutes les activités et tous les espaces dans lesquels l’autonomie de la production de soi était censée pouvoir s’épanouir : les sports, l’éducation, la recherche scientifique, la maternité, la création artistique, la politique. L’entreprise privée s’empare de l’espace public et des biens collectifs, vend les loisirs et la culture comme des marchandises, transforme en propriété privée les savoirs, les moyens d’accès aux connaissances et à l’information. Une poignée de groupes financiers cherche à monopoliser les fréquences radio, la conception et la vente de cours universitaires [cf. Rifkin, 2000, p. 282-287]. La victoire du capitalisme devient totale et précisément pour cela, la résistance à l’emprise de la valeur devient de plus en plus éloquente et massive. (..)
Tout cela serait dérisoire si l’anarcho-communisme n’avait déjà trouvé une traduction pratique et si cette pratique n’avait pour protagonistes ceux- là mêmes dont le « capital humain » est le plus précieux pour les entreprises, à savoir les informaticiens de haut niveau qui ont entrepris de casser le monopole de l’accès au savoir que Bill Gates était en train d’acquérir. Ils ont inventé et continuent de développer à cette fin les « logiciels libres » (principalement Linux, au code source ouvert), et commencent à développer le « réseau libre ». Leur philosophie de départ est que les connaissances reproductibles sont toujours le résultat d’une coopération à l’échelle de toute la société et d’échanges à l’échelle du monde entier. Elles doivent être traitées comme un bien commun de l’humanité, être librement accessibles à tous et partout. Chaque participant de la « communauté Linux » met ses talents et connaissances à la disposition des autres et peut disposer gratuitement de la totalité des connaissances et savoirs ainsi mis en commun. La force productive la plus importante pour « l’économie de l’immatériel » se trouve ainsi collectivisée, employée à combattre son appropriation privée et sa valorisation capitaliste.
Richard Barbrook voit là l’ébauche d’une "économie anarcho-communiste du don", seule alternative à la domination du capitalisme monopoliste ». D’autres voient surgir la possibilité d’une auto-organisation par les usagers-producteurs de la production et de l’échange de connaissances, de services, de biens culturels et, potentiellement, matériels sans qu’il y ait besoin de passer par le marché et la forme valeur (le prix).
La production de soi tend ainsi à s’émanciper à son plus haut niveau technique et à se poser dans son autonomie comme sa propre fin, combattant non plus seulement le monopole de Microsoft, mais toute appropriation privée de connaissances, tout pouvoir sur des biens collectifs.
La chose était prévisible : quand le savoir (knowledge) devient la principale force productive et la production de soi la condition de sa mise en œuvre, tout ce qui touche à la production, à l’orientation, à la division du savoir devient un enjeu de pouvoir. La question de la propriété privée ou publique, de l’usage payant ou gratuit des moyens d’accès au savoir devient un enjeu central du conflit. Celui-ci, tout en transcendant d’anciennes barrières de classe, définit de nouvelles formes, de nouveaux protagonistes et de nouveaux terrains de lutte sociale.
A Gorz , La personne est une marchandise, revue du Mauss, 2008
Q1. Repérer dans le texte les critiques de la marchandisation ?
Q2. En quoi le modéle coopératif de Linux permet-il de penser une sortie du processus décrit par André Gorz ?
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