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LA VOTATION CITOYENNE, CETTE EXCEPTION SUISSE

LE MONDE IDEES |  • Mis à jour le  | Par 

Le référendum d’initiative populaire a été « inventé » par le marquis de Condorcet, en 1793. Outil d’expression directe de la volonté du peuple pour certains, ce système encouragerait, selon d’autres, les dérives populistes.

 

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Ils sont fous, ces Suisses ! Le 5 juin 2016, ils ont procédé à une votation citoyenne portant sur cinq thèmes : l’introduction d’un revenu de base inconditionnel (non : 76,9 %), une modification de la loi sur l’asile afin d’en accélérer les procédures (oui : 73,5 %), l’interdiction pour les entreprises fédérales de viser un but lucratif dans les services de base (non : 67,6 %), l’augmentation du produit des impôts affecté à la circulation routière (non : 70,8 %) et une modification de la loi sur la procréation médicalement assistée autorisant le diagnostic préimplantatoire (oui : 62,4 %).

Et voilà qu’ils recommencent ! Le 25 septembre prochain, ils glisseront à nouveau leurs bulletins de vote dans les urnes sur trois sujets : la réduction de l’empreinte écologique pour une économie verte, l’augmentation des rentes de l’assurance vieillesse et survivants (AVS), l’acceptation (ou non) d’une loi fédérale sur le renseignement.

Un vent de folie électorale aurait-il soufflé sur la petite Confédération helvétique ? Pas du tout. La votation y est monnaie courante. Depuis 1848, les électeurs l’ont pratiquée des centaines de fois à l’échelle fédérale – 80 de 2001 à 2010, 51 depuis 2011. Ce mécanisme vient rappeler que le principe du référendum ne se résume pas à la consultation sur le Brexit, lancée par un premier ministre soucieux de conserver son pouvoir. Ni à celle portant sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, bricolée par les pouvoirs publics après des années de conflit sur le terrain.

Aussi l’Italie et certains Etats américains

« Un référendum est évidemment plus démocratique s’il est à l’initiative d’une fraction du corps électoral que s’il est organisé par le pouvoir », rappelle Loïc Blondiaux, professeur de science ­politique à l’université ­Paris-I. Réel instrument de démocratie directe, l’initiative populaire reste pourtant très limitée dans le monde. Seuls la Suisse, l’Italie et certains Etats américains (la Californie notamment) la pratiquent de façon courante.

Dans ces pays et Etats, elle donne aux électeurs un droit de veto sur certains textes que le Parlement vient d’adopter. Les initiateurs d’un projet doivent réunir un nombre préétabli de signatures (500 000 en Italie, 50 000 en Suisse) ; si ce nombre est atteint, les pouvoirs publics sont tenus d’organiser un référendum ; en cas de réponse favorable au texte, le Parlement doit nécessairement discuter d’une modification de la loi.

A côté de cette ­consultation de type abrogatif, une fraction du corps électoral peut aussi, en Suisse et en Californie, demander par référendum l’adoption de textes législatifs. Le dépôt de l’initiative ­populaire (signée par 100 000 électeurs au minimum en Suisse) entraîne automatiquement l’organisation d’un référendum, à l’issue duquel la norme proposée, si le vote lui est favorable, doit être étudiée par le Parlement.

En France ? Rien, ou presque. La votation populaire n’est pas prévue par la Constitution, qui attribue l’initiative du référendum au seul président de la République. Son principe avait pourtant été suggéré de longue date par un homme politique, et non des moindres : le marquis de Condorcet, qui en présenta les grandes lignes à la ­Convention nationale les 15 et 16 février 1793, an II de la République, au nom du Comité de constitution dont il était le chef de file.

L’un des articles du « Plan de constitution girondine » présenté ces jours-là précise :

« Lorsqu’un citoyen croira utile ou ­nécessaire d’exciter la surveillance des représentants du peuple sur des actes de constitution, de législation ou d’administration générale, de provoquer la ­réforme d’une loi existante ou la promulgation d’une loi nouvelle, il aura le droit de requérir le bureau de son ­assemblée primaire, de la convoquer au jour de dimanche le plus prochain pour délibérer sur sa proposition. »

Une proposition qualifiée de ­ « géniale » par Anne-Cécile Mercier, maître de conférences à la faculté de droit de Nantes. Car si beaucoup, à l’époque, s’accordaient sur l’idée de souveraineté populaire, la plupart y ­renonçaient devant la difficulté à la mettre en œuvre.

Le sens critique du citoyen

« Comment faire participer massivement un peuple illettré à la vie politique, et comment réunir l’opinion de millions de personnes réparties sur un vaste territoire ? La France n’est pas un canton suisse… Là réside précisément l’optimisme et la créativité du mécanisme de Condorcet », précise-t-elle dans un article intitulé « Le référendum d’initiative populaire : un trait méconnu du génie de Condorcet » ­(Revue française de droit constitutionnel, 2003).

Pour doter le citoyen de sens critique, le marquis préconise également un programme d’éducation spécifique. L’idée devient vite un enjeu d’affrontement entre Girondins et Montagnards, dont la victoire ­condamne le projet de Condorcet. ­Objet d’une popularité croissante au cours du XIXe siècle en Suisse et aux Etats-Unis, le référendum d’initiative populaire connaîtra un échec presque total en France. Nul n’est prophète en son pays…

Plus globalement, la culture ­politique française reste frileuse vis-à-vis du système référendaire. Loïc ­Blondiaux évoque même une allergie, « profonde et réitérée » :

« Cela date du coup d’Etat du 2 décembre 1851, et du plébiscite ­demandé au peuple par Louis-Napoléon, quelques semaines plus tard, afin de faire approuver son action. Inscrit dans la ­mémoire républicaine, cet épisode a marqué le référendum comme une arme au service des démagogues et du pouvoir personnel. Aujourd’hui encore, il y a une défiance à l’égard d’une participation citoyenne dans la vie ­politique française. Y compris à gauche. »

Mais si nombre de chercheurs et d’hommes politiques restent réticents à l’égard de la votation ­citoyenne, c’est aussi, et surtout, parce qu’ils craignent ses ­dérives populistes.

L’exemple de la Suisse leur donne en partie raison. Plusieurs votations, ces dernières années, y ont permis d’adopter les initiatives de l’Union démocratique du centre (UDC), la droite populiste, sur des sujets touchant à l’immigration ou la sécurité. Le 29 novembre 2009 – l’affaire avait fait grand bruit –, les électeurs avaient ainsi approuvé à 57,5 % l’interdiction de construire des minarets.

En ­février 2014 – soit avant la crise migratoire actuelle –, ils se sont aussi prononcés à 50,3 % en faveur de la « fin de l’immigration de masse ». L’essayiste suisse François Cherix, auteur de Qui sauvera la Suisse du populisme ? ­ (Slatkine, 164 p., 20 euros), estime que son pays est « bousculé par la multi­plication des initiatives populaires ­dangereuses ». Mais le durcissement ­xénophobe n’est pas systématique. En février dernier, les Suisses ont ainsi ­refusé, à 58,9 %, d’expulser les criminels étrangers de manière automatique. Et le système a ses avantages.

Pour Loïc Blondiaux, la votation ­citoyenne présente un effet positif ­indirect. « Pour ne pas aller jusqu’au ­référendum, on s’efforce de produire un consensus très en amont. Il s’agit alors véritablement d’un processus vertueux », affirme-t-il. « Les initiatives suisses ne révèlent pas systématiquement un peuple pétri de divisions, ignorant, peureux de l’autre et de l’avenir, renchérit Marion Paoletti, maître de conférences en science politique à l’université de Bordeaux. Elles ont aussi tendance à faire émerger les problèmes publics et à accroître le nombre d’acteurs engagés dans la discussion et la décision»

François Cherix lui-même, pourtant si critique à propos de la démocratie directe helvétique, pense qu’il faudrait injecter plus de ­référendum dans l’Hexagone. « En France, qui est ma seconde patrie, il y a une violence contenue de gens qui se sentent dépossédés de leur destin, ­estimait-il dans un entretien accordé en février dernier à Mediapart. C’est un système binaire : le peuple contre le roi. Il faudrait introduire des éléments de démocratie participative, avoir des processus de consultation plus fréquents. »

« Le bon vouloir des élus »

Non que rien ne soit fait en ce sens. Mais les pas sont si timides ! En 2008, la révision de la Constitution a ainsi ­introduit un nouveau dispositif, entré en vigueur début 2015, qui permet, dans certaines conditions, qu’un référendum soit organisé « à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales ».

Mais l’initiative en revient en premier lieu aux parlementaires. En 2003, une autre réforme constitutionnelle avait instauré le principe du « référendum décisionnel local » dans les communes, les départements et les régions. Organisé à l’initiative des élus, celui-ci permet aux électeurs d’influer par leur vote sur l’avenir d’un projet relevant de la compétence de la collectivité (l’implantation d’éoliennes, la création d’une police municipale, etc.). Le projet vaut décision si 50 % au moins des électeurs inscrits ont pris part au scrutin et si le vote réunit la majorité des suffrages exprimés. Un mécanisme qui, pour Marion Paoletti, reste largement insuffisant :

« Ce type de consultation répond une fois de plus à une logique descendante, car elle dépend du bon vouloir des élus locaux, observe-t-elle. L’initiative ­populaire répondant à une logique ­ascendante, elle, reste bloquée : les ­citoyens ne peuvent que demander – et pas forcément obtenir – à leurs élus de bien vouloir organiser un vote, et ­celui-ci, quand il est à leur initiative, n’est que consultatif. Cela traduit une véritable infériorisation des citoyens par ­rapport aux élus. »

Une pratique bien différente de celle qui prévaut en Allemagne, où l’initiative communale émanant des citoyens est décisionnelle ­au-delà d’un certain pourcentage de ­signatures, variable selon les Länder.

Depuis 1975, plus de 4 000 initiatives populaires communales ont ainsi été menées dans les différentes communes germaniques. « Dans certains ­Länder, elles constituent un réel outil de mise sur agenda de problèmes politiques locaux », précise Christophe ­Premat, chercheur en science politiques et député (PS).

Auteur de La Pratique du référendum local en France et en Allemagne (Editions universitaires européennes, 2010), il considère le ­mécanisme à la française comme relevant seulement de la démocratie semi-directe. « En France, la démocratie ­locale signifie, pour les élus, un ­accroissement de leurs prérogatives ou, tout au plus, une meilleure communication avec leurs administrés. Des expérimentations sont possibles, mais elles restent circonstanciées. » La démocratie directe, elle, reste à inventer.





19/11/2016
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