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Présidentielle : le vote blanc en zone grise

 

LE MONDE IDEES | 06.05.2017 à 07h28 | Par Catherine Vincent

 

Dans la capitale d’un pays imaginaire, au soir des élections municipales, la stupeur s’empare du gouvernement : 83 % des citoyens ont voté blanc. Incapables de penser qu’il puisse s’agir d’un rejet démocratique de leur politique, les dirigeants soupçonnent une conspiration révolutionnaire, voire un complot anarchiste international.

 

Ils déclarent l’état d’exception, puis l’état de siège… avant de fuir dans la nuit, comme Louis XVI vers Varennes. Telle est la trame de La Lucidité (Seuil, 2006), roman du prix Nobel de littérature 1998, le communiste portugais José Saramango.

 

Nous n’en sommes pas là, tant s’en faut. Mais le vote blanc ne s’en est pas moins invité avec force dans la campagne électorale. Pour la première fois lors d’une présidentielle, une loi promulguée en février 2014 permettait que les bulletins blancs soient décomptés séparément des nuls. Et leur nombre n’a pas été négligeable.

 

651 997 bulletins blancs le 23 avril

 

Sur les 37 millions d’électeurs qui se sont rendus aux urnes dimanche 23 avril, 651 997 ont déposé un bulletin blanc, soit 1,78 % des votants (pour 0,78 % de nuls) : un score situé en valeur absolue en septième position, entre Nicolas Dupont-Aignan (4,7 %) et Jean Lassalle (1,21 %). Avec des taux bien plus élevés en outre-mer – notamment en Guyane (12 %), où plusieurs associations avaient appelé à un vote blanc de protestation avant que soit conclu un dur conflit social local.

 

Lire aussi :   Voter blanc, nul ou s’abstenir : quelle différence ?

 

Dans le duel qui oppose Emmanuel Macron et Marine Le Pen, et dans un contexte où le « front républicain » contre le Front national (FN) se fissure de toutes parts, il faut donc s’attendre à un score important de « ni-ni » au soir du 7 mai.

 

Or, si la loi le distingue désormais du vote nul, le vote blanc (qui consiste à déposer dans l’urne une enveloppe vide ou contenant un bulletin vierge) ne participe pas pour autant à la détermination des suffrages exprimés. Un vote blanc « inoffensif », en quelque sorte, dont nombre de responsables politiques et de citoyens jugent la prise en compte insuffisante.

 

Mieux reconnaître le vote blanc, arguent-ils, permettrait de donner une vraie place à cet acte électoral, et contribuerait par-là même à réduire l’abstention. Sept candidats à la présidentielle (mais pas les deux finalistes) s’y sont ainsi déclarés favorables – quand seul François Bayrou, en 2007 et en 2012, l’avait mentionné. Alors, faut-il comptabiliser le vote blanc parmi les suffrages exprimés ? Avec quelles conséquences ?

 

Un acte politique à part entière

 

Longtemps, l’histoire française du vote blanc s’est confondue avec celle des « voix perdues ». « Depuis la loi électorale du 15 mars 1849 et pendant plus d’un siècle, c’est ainsi qu’on appelait indistinctement les votes blancs et nuls », précise Jérémie Moualek, chercheur en sociologie politique aux universités d’Evry et de Lille-II. D’où le titre de sa thèse : « A la recherche des “voix perdues”. Contribution à une sociologie des usages pluriels des votes blancs et nuls ».

 

La notion de « vote blanc », elle, prend son essor au début de la Ve République, lorsque le pays connaît une succession de référendums (cinq de 1961 à 1972) et commence à élire son président au suffrage universel direct (1965).

 

Dès cette époque, en effet, c’est lors des consultations donnant lieu à une offre politique binaire (donc restreinte), telles les élections présidentielles et les référendums, que l’appel à l’abstention ou au vote blanc est le plus fréquent. « En 1969, par exemple, lorsque le communiste Jacques Duclos, constatant qu’aucun candidat de gauche n’était au second tour de la présidentielle, affirma que Pompidou et Poher étaient “bonnet blanc et blanc bonnet” et appela à l’abstention ou au vote blanc », rappelle Jérémie Moualek.

 

Au fil des ans, le vote blanc est ainsi devenu « une construction sociale » de plus en plus valorisée, constituant pour un certain nombre de citoyens – comme, du reste, l’abstention – un acte politique à part entière. Les années 1990 voient sa progression bondir dans les élections nationales : au second tour des législatives de 1993, blancs et nuls atteignent le niveau record de 6,4 % des inscrits, soit 9,5 % des votants.

 

« Un geste civique, neutre, voire “pur” »

 

Autre élément participant à cette tendance : la montée de l’extrême droite. « Après la présidentielle de 2002 qui a porté Jean-Marie Le Pen au second tour, onze propositions de loi ont été émises faisant la promotion du vote blanc. Celui-ci était présenté comme un geste civique, neutre, voire “pur”, qui permettrait de résoudre les “maux démocratiques” que sont l’abstention et le vote pour les extrêmes », poursuit le chercheur. Un vote qui, soit dit en passant, n’est pas toujours si différent du vote nul.

 

Dans l’imaginaire collectif, certes, le vote blanc est considéré comme intentionnel et délibéré, alors que le nul est assimilé à une erreur. « Mais, dans les faits, c’est plus compliqué », souligne Jérémie Moualek. Les bulletins déclarés nuls portent souvent des signes de reconnaissance qui traduisent un acte volontaire (bulletins barrés, découpés, ou comportant des inscriptions manuscrites), et les électeurs ne sont pas rares qui croient avoir voté blanc quand leur bulletin est considéré comme nul.

 

Comment comprendre ce vote singulier, à mi-chemin entre l’abstention et la participation électorale ? Adélaïde Zulfikarpasic, aujourd’hui spécialiste des études d’opinion et de communication, a étudié au tournant des années 2000 la signification politique du vote blanc dans le cadre de son DEA – travaux qui lui ont valu le prix Philippe-Habert de sciences politiques, catégorie « jeunes espoirs ». « Le vote blanc peut être défini comme un acte par lequel l’électeur manifeste, lors d’une consultation électorale, son incapacité ou son refus d’exercer un choix parmi une offre politique donnée », affirmait-elle alors.

 

Le niveau du vote blanc a tendance à augmenter au moment des référendums ou au second tour des élections uninominales ? C’est que les choix proposés aux électeurs y sont « trop simples, binaires ou restreints, ce qui conduit à supposer l’existence d’une expression politique dans ce vote », ajoutait-elle. Tendance encore renforcée, le cas échéant, par des consignes de vote émanant, par exemple, du candidat qui a été éliminé à l’issue du premier tour.

 

« La propension à voter blanc, loin de baisser, augmente avec le niveau social et culturel et avec l’intérêt pour la politique », note la politiste Nonna Mayer

 

Si les électeurs du vote blanc, comme les abstentionnistes, expriment un sentiment de déception ou d’hostilité à l’égard de la politique, ils s’en démarquent donc par une plus forte implication. « La propension à voter blanc, loin de baisser, augmente avec le niveau social et culturel et avec l’intérêt pour la politique, notait en 2010 la politiste Nonna Mayer (Sociologie des comportements politiques, ­Armand Colin). Elle a augmenté en milieu urbain, alors qu’hier le vote blanc était plutôt une forme d’“abstentionnisme civique” avec une géographie spécifique, caractéristique des communes où la pression sociale pour aller aux urnes est forte. Et elle s’analyse comme un geste politique. »

 

Une opinion que partage le socio-politiste Jérémie Moualek. Distinguant trois types d’électeurs votant blanc et nul, il estime que le groupe le plus important, « qui réunit une grosse moitié d’entre eux, sont des déçus de l’offre politique qui refusent de choisir, mais qui refusent également de renoncer à voter ».

 

Aux côtés du vote « utile » (destiné à empêcher le candidat adversaire dominant de triompher) et du vote d’expression (pour le candidat représentant le mieux sa sensibilité), il faudrait donc désormais compter, parmi les comportements électoraux, avec cet « alter-vote », dont la revendication majeure serait le choix… de ne pas choisir.

 

Une tendance bien en phase avec les nouvelles formes d’engagement politique, plus mouvantes et individuelles qu’autrefois… Ce qui laisse présager une augmentation de son usage. Rien d’étonnant, dès lors, si un nombre croissant de voix s’élèvent pour que le vote blanc soit pris en compte lors du calcul du résultat des élections présidentielles.

 

« Refus citoyen »

 

Cette revendication ne date pas d’hier. En janvier 2000, un Parti blanc, se voulant apolitique, était créé à Caen pour « favoriser la reconnaissance du vote blanc et sa comptabilisation dans les suffrages exprimés ». Actif jusqu’en 2009, il fut remplacé en 2010 par un nouveau mouvement, le Parti du vote blanc.

 

Celui-ci, comme son prédécesseur, n’incite pas à voter blanc, mais demande que ceux qui souhaitent le faire puissent voir leur vote pris en considération dans le résultat du scrutin. Une amélioration de la démocratie participative à laquelle les Français eux-mêmes semblent de plus en plus sensibles : selon un sondage réalisé, en mars, par l’IFOP pour le think tank Synopia, 86 % d’entre eux seraient favorables à la reconnaissance du vote blanc comme un suffrage exprimé.

 

« Ce que veulent les électeurs, c’est que leur refus citoyen des programmes ou des candidats proposés puisse s’exprimer de manière digne, et être reconnu à sa juste valeur », commente Florian Demmel, membre du Parti du vote blanc

 

 

 

Pour ce membre du Parti du vote blanc, la première mesure en faveur de ce vote « digne » serait que des bulletins blancs officiels soient fournis par les bureaux de vote. Car, aujourd’hui, la loi ne le prévoit pas. Si l’électeur souhaitant voter blanc désire mettre un bulletin vierge dans l’urne (plutôt qu’une enveloppe vide), il doit le fabriquer lui-même, selon une taille et un grammage strictement définis par le Code électoral.

 

Reconnaître le vote blanc, donc. Mais encore ? Cette expression cache des réalités diverses, comme le montrent les règles en vigueur chez certains de nos voisins. En Espagne et aux Pays-Bas, les votes blancs sont considérés comme valides à toutes les élections, et participent au calcul des pourcentages. En Suède, cette règle ne s’applique que pour les référendums. L’Uruguay reconnaît le vote blanc mais l’assortit du vote obligatoire. Au Pérou, le scrutin est annulé si les deux tiers des électeurs votent blanc…

 

Une loi timide

 

Mais c’est en Colombie que le pouvoir de sanction du vote blanc est le plus fort. Comptabilisé dans les suffrages exprimés, il invalide l’élection si son taux excède 50 % des votes valides, et impose de nouveaux candidats ; si le vote blanc est à nouveau majoritaire au cours de l’élection suivante, le gagnant sera cette fois désigné à la majorité relative. Aux municipales de 2011, ce principe a permis de déloger de la grande ville de Bello un maire qui cumulait les mandats : tous les autres candidats avaient refusé de se présenter contre lui et appelé à voter blanc… Ce qu’ont fait 56,7 % des électeurs.

 

Face à ces exemples étrangers, la loi française de 2014 paraît bien timide. Certes, les votes blancs sont désormais décomptés de façon distincte. Mais, puisqu’ils ne sont pas inclus dans les suffrages exprimés, leur reconnaissance est simplement déclarative et symbolique.

 

« L’esprit de l’élection est conservé, son objectif est sauf, et aucun changement manifeste de l’ordre juridique n’est intervenu », résumait à l’époque Valérie Amalric, juriste en droit public, dans la Revue française de droit constitutionnel. Une formule de compromis, tel « un couteau sans manche ni lame, un instrument décoratif destiné à communiquer plus qu’à gouverner ».

 

« La loi de 2014 a fait du vote blanc un vote non seulement inoffensif, mais aussi pratique pour le pouvoir d’Etat, puisqu’il fait baisser l’abstention tout en ne remettant rien en cause », affirme le chercheur Jérémie Moualek

 

Faut-il en rester là, et admettre que le candidat officiellement « majoritaire » ne représente éventuellement qu’une minorité de la population, et n’est donc pas, dans une logique démocratique, totalement légitime à exercer ses fonctions ? Ou faut-il donner au vote blanc un réel pouvoir de refus de l’offre politique ?

 

En tout état de cause, cela impliquerait de redéfinir les règles électorales que nous connaissons aujourd’hui. Car, sans même atteindre le niveau de sanction de la Colombie, le simple fait de prendre cet « alter-vote » en compte dans les suffrages exprimés pourrait bouleverser la donne.

 

Selon ce principe, Jacques Chirac n’aurait sans doute pas eu la majorité absolue lors du second tour de la présidentielle de 1995 : il avait en effet obtenu 52,6 % des suffrages exprimés, mais seulement la majorité relative des votants (49,5 %) en raison d’un nombre élevé de bulletins blancs et nuls (5,9 %).

 

De même, en 2012, François Hollande avait comptabilisé 51,6 % des suffrages exprimés, mais seulement 48,6 % sur l’ensemble des votants (5,8 % votes blancs et nuls). Reconnaître le vote blanc lors d’une élection présidentielle imposerait donc de modifier la règle selon laquelle le chef de l’Etat est élu à la majorité absolue, pour passer à une majorité relative.

 

Autre cas de figure : celui des élections au scrutin de liste, régionales ou municipales par exemple. « Actuellement, dans ce type d’élections, il faut 5 % des suffrages exprimés pour avoir un élu. Si vous comptabilisez le vote blanc comme un vote valide, vous faites monter le nombre de suffrages nécessaires pour être représenté. C’est donc une formidable machine à favoriser les grands partis contre les petits ! », soulignait, mi-avril, l’ex-ministre Roselyne ­Bachelot sur RMC, dans son émission « 100 % Bachelot ».

 

Mal employé, le vote blanc comporte un risque de blocage de la démocratie. C’est pourquoi certains proposent de le limiter, dans un premier temps du moins, au scrutin uninominal.

 

L’élection, « outil de légitimation »

 

Reste une question de fond. Prendre en compte les votes blancs, et faire ainsi élire un président avec – par exemple – 38 % des suffrages exprimés, n’est-ce pas prendre le risque d’ouvrir une vraie crise de légitimité du chef de l’Etat ?

 

Jérémie Moualek ne le nie pas. Mais, pour lui, l’enjeu essentiel est ailleurs. « L’élection n’est plus aujourd’hui qu’un outil de légitimation des gouvernants, elle représente de moins en moins un moyen pour faire valoir les opinions des citoyens. Dans ce contexte utilitariste, reconnaître le vote blanc, c’est choisir de donner une autre dimension philosophique à l’élection : c’est améliorer la démocratie participative, en mettant de la nuance et de la complexité dans notre processus électoral », estime-t-il.

 

Une analyse que réfute le philosophe Joël ­Roman, pour qui cette mesure ne résoudrait rien et constituerait même une « ineptie profonde ». Dans un article publié en 2014, dans la revue Esprit, sous le titre « Position. La reconnaissance du vote blanc, une fausse bonne idée », l’essayiste développait sa pensée. Comptabiliser le vote blanc procède, selon lui, « d’une confusion entre le vote comme expression de préférences personnelles et le vote comme procédure de décision collective ».

 

Pour le philosophe Joël Roman, « ne pas choisir, c’est choisir ce que choisit la majorité de ceux qui s’expriment »

 

Le philosophe estime légitime de choisir de ne pas se prononcer lorsque aucune des offres ne nous convient. Mais, dans ce cas-là, il lui paraît « totalement justifié » de ne pas comptabiliser ces bulletins au titre des suffrages exprimés, « car cela correspond exactement à ce que ces électeurs ont voulu dire : quelles que soient leurs raisons, ils se désintéressent du résultat, et s’en remettent à ce que la majorité de ceux qui ont exprimé une préférence a décidé. Ne pas choisir, c’est dans ce cas toujours choisir ce que choisit la majorité de ceux qui s’expriment », rappelle-t-il.

 

Le vote blanc obtiendra-t-il un jour droit de cité parmi les suffrages exprimés ? En attendant, il ne compte pas plus que l’abstention dans le résultat final. Or, comme le démontre un mode de calcul qui tourne actuellement en boucle sur les réseaux sociaux, l’« abstention différenciée » peut faire gagner le candidat placé au deuxième rang en intentions de vote.

 

Pour le dire clairement : si l’abstention est choisie pour l’essentiel par des électeurs qui, sinon, auraient voté pour Emmanuel Macron, Marine Le Pen peut l’emporter même si les sondages la donnent actuellement perdante. Le même raisonnement peut s’appliquer aux votes blancs et nuls. Il est essentiel que les électeurs s’en souviennent, dimanche 7 mai, lorsqu’ils se rendront aux urnes.

 

 



06/05/2017
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