8.1. Lien social et individualisme
Le lien social désigne l'ensemble des relations qui unissent des individus faisant partie d'un même groupe social et/ou qui établissent des règles sociales entre individus ou groupes sociaux différents. Les liens sociaux sont des relations sociales concrètes, ils permettent d'assurer la cohésion sociale et l'intégration des individus.
A. L’évolution des formes de solidarité
Le projet de Durkheim ( 1858-1917) peut se résumer à l’élucidation d’un paradoxe : « comment se fait-il que tout en devenant plus autonome, l’individu dépende plus étroitement de la société ? Comment le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes ne se traduit-il pas par une désagrégation du lien social ? ». La réponse est apportée dans sa thèse, De la division du travail social (1893), en passant de la solidarité mécanique à la solidarité organique, les sociétés modernes ont réussi à concilier individualisme et lien social.
Serge Paugam, Le lien social, PUF
Les sociétés traditionnelles sont des communautés, elles sont relativement homogènes, elles connaissent des différenciations individuelles limitées et les divisions sociales que l’on y rencontre apparaissent essentiellement fondées sur la parenté, l’âge et le sexe. Dans les sociétés traditionnelles, la conscience collective – sentiments et représentations – imprègne les consciences individuelles, et la cohésion de l’ensemble repose sur une solidarité mécanique, ou solidarité par similitude, fondée sur la ressemblance entre individus et leur conformité aux normes, aux valeurs et aux rôles sociaux traditionnels.
Au fur et à mesure qu’augmente la densité démographique et morale des sociétés, celles-ci connaissent un approfondissement de la division du travail. Les tâches qui composent la vie sociale se subdivisent et les individus appelés à les remplir se spécialisent. Dans les sociétés complexes, la vigueur du processus de division du travail provoque une différenciation des individus et modifie les bases de la cohésion sociale. La solidarité organique, ou solidarité par complémentarité, conduit ainsi les individus, non seulement à se différencier, mais également à devenir plus autonomes. La socialisation prépare à la différenciation des individus et à leur spécialisation. Les consciences individuelles s’émancipent dans une large mesure de la conscience collective. Il y a concomitamment une interdépendance croissante des individus du point de vue du fonctionnement de la société et une individualisation grandissante des personnes.
Les transformations du droit reflètent l’évolution des formes de solidarité car les normes juridiques expriment les normes sociales. Ainsi, les sociétés traditionnelles disposent essentiellement d’un droit répressif tout entier tourné vers la sanction des manquements aux moeurs, tandis que les sociétés complexes développent un droit restitutif, ou « droit coopératif », qui veille à réparer et à organiser et non plus seulement à sanctionner
exercice
B. La coexistence des deux formes de solidarité dans les sociétés modernes
Dans les sociétés à solidarité organique, la multiplication des communautés d’intérêts se substitue aux communautés traditionnelles. Les individus appartiennent à différents réseaux sociaux ou groupes qui leur permettent de prendre conscience de leur individualité et de se construire par des identifications transitoires et diversifiées. François de Singly distingue un individualisme abstrait et un individualisme concret. Le premier est fondé sur la raison et la conscience d’une commune humanité. Le second repose sur la singularité de la personne et son originalité (genre, religion, style de vie, ethnie, langue, etc…). La première modernité qui s’étend de la fin du 19e siècle aux années 1960, est dominée par l’individualisme abstrait, tandis que l’individualisme de la seconde modernité apparaît à partir des années 1960. Alors que l’expression des différences individuelles restait cantonnée dans la sphère privée avec l’individualisme de la première modernité, celles-ci se manifestent en continu dans le cadre de la seconde modernité, à l'égal des stars montrant l'exemple de la recherche d'individualité.
Durkheim n’avait pas totalement écarté l’idée que des formes de solidarité mécanique puissent persister même lorsque le niveau d’avancement du processus de division du travail a imposé de façon générale la solidarité organique. D’autres formes de regroupement, fondés sur une similitude forte (la famille) ou relative (les organisations professionnelles) sont nécessaires pour assurer la cohésion sociale. Des liens communautaires traditionnels reposant sur des croyances partagées et des valeurs communes persistent dans les sociétés modernes. On observe que nombre de liens sociaux contemporains entretenus par des groupes, des mouvements ou des institutions conservent des dimensions relevant de la solidarité mécanique :
- Des nouveaux mouvements sociaux défendant un style de vie particulier (néo-ruraux, hippies, anti-nucléaires, associations militantes, mafias)
Q1. Quelles raisons ont pu pousser les individus à rejoindre la communauté hippie d'IBiza
- Des mouvements religieux ou spirituels, plus ou moins rattachés à la tradition, continuent de rassembler les individus autour de croyances et de valeurs partagées ( grandes religions, sectes protestantes évangélistes, mouvements New age). La religion est créatrice de lien social notamment entre générations et au sein d’une même génération dans le partage d’expériences et de croyances communes. Les rites réguliers permettent aux individus de se rencontrer et d’échanger (exemple de la messe le dimanche), et les associations de bienfaisance qui gravitent souvent autour des institutions religieuses peuvent également permettre les relations sociales. si la proportion d’individus se réclamant de certaines religions a diminué, ce n’est pas le cas pour toutes et, par ailleurs, on constate que les individus ont aujourd’hui des manières très diverses de vivre le sentiment religieux, souvent en dehors d’une Église particulière. Le retour du religieux devient un débat de plus en plus politique, entraînant avec lui le débat sur la laïcité.
- Des communautés basées sur des affinités partagées, la langue ou l’appartenance ethnique ( associations, tribus, raves, réseaux facebook). En France, en 2008, selon l’INSEE, 35,6 % des hommes adhèrent à une association. 12,3 % des individus ont adhéré à une association sportive et 13,6 % des personnes de 75 ans et plus ont adhéré à une association du troisième âge.
A Paris, la colère de la communauté chinoise
Q1. La solidarité présente dans ce reportage est-elle mécanique ou organique ?
Les Français, rois de la discussion
Q1. Quelle fonction peut avoir la conversation sur le lien social ?
Q2. Le lien social mis en évidence ici témoigne t-il d'une solidarité mécanique ou organique ?
Q1. Facebook est-il un lieu communautaire ?
Q2. Quels sont les risques liés à l'utilisation de Facebook ?
Toutes ces communautés manifestent une forte capacité d’intégration en développant une solidarité mécanique. Les liens sont fondés sur la similitude et la proximité d’origine (l’ethnie), de lieu (régionalisme et coutumes), de croyances (groupes religieux ou spirituels), de culture (style de vie) ou de valeurs (causes à défendre). La sociabilité qui s'y développe c’est-à-dire l’ensemble des relations interindividuelles que ce soit dans la famille, avec ses amis, ses collègues de travail, ses voisins constituent la base du « capital social » de l'individu.
C. Les risques liés au développement de l'individualisme
Même si la solidarité organique progresse au cours de l’histoire des sociétés, des dysfonctionnements empêchant la division du travail de produire de la solidarité organique peuvent apparaître. Ces formes anormales de division du travail ont été approchées par Durkheim à partir du concept d'anomie qu'il a défini comme une situation caractérisée par l’absence ou affaiblissement des normes collectives. Cette absence de cadre détériore le processus de socialisation des individus et peut remettre en question la cohésion sociale quand les lois et les règles ne peuvent plus garantir la régulation sociale. Cette situation anomique peut subvenir dans les périodes de crises sociales mais aussi dans les périodes de prospérité, en fait toutes les périodes où les aspirations sociales sont en décalages avec la satisfaction des besoins. Par exemple quand la parcellisation des tâches induit une perte de sens du travail pour les individus, qui n’ont plus alors conscience de leur utilité sociale, ni de la solidarité organique qui les relie aux autres individus.
Robert K. Merton a prolongé l'analyse de Durkheim en définissant l'anomie comme une dissociation entre les objectifs culturels et l'accès de certaines catégories sociales aux moyens nécessaires pour les atteindre. Quand les comportements non-conformistes prédominent, l’anomie et la déviance progressent remettant en question l'ordre social.
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But + |
But – |
Moyen + |
conformistes |
Ritualisme |
Moyen - |
Innovation |
anomie Évasion |
R.Castel a montré que l'anomie résultait d'un processus de désaffiliation sociale, c'est-à-dire d'une trajectoire de dé-socialisation progressive par l'éloignement du monde du travail et l'appauvrissement des liens sociaux et familiaux. Pour Castel, l’individualisation fragilise les individus plongés dans la solitude et l’absence de relations sociales. La grille d'analyse de R.Castel de l'espace social combine deux dimensions : l'axe de la place dans la division du travail et celui de la participation aux réseaux de sociabilité. Cette combinaison, qui n'est pas une corrélation car la précarité peut être compensée par la densité des réseaux de sociabilité primaire. Il distingue plusieurs zones de cohésion sociale :
* La zone d'intégration associe travail stable et insertion relationnelle solide notamment familiale
* La vulnérabilité sociale est une zone intermédiaire, instable qui repose sur la précarité du travail ou la fragilité des relations (à commencer par la fragilité du lien conjugal). Cette zone de vulnérabilité ne se nourrit pas seulement du chômage, mais aussi de la précarité de l’emploi.
* La zone de désaffiliation associe l'absence de participation à toute activité productive et l'isolement relationnel.
La promotion du salariat a été historiquement indissociable de la promotion de l’individu puisqu’elle a conduit à diminuer les tutelles traditionnelles (corporations, guildes, églises) et les liens de subordination. Cependant c’est par l’intermédiaire de nouveaux collectifs comme les syndicats que des protections sociales ont pu être mise en place et contribuer à l’autonomie des individus. L’affaiblissement actuel de ces collectifs entraîne le recul des protections et débouche sur un individualisme négatif, c’est-à-dire un individualisme par soustraction d’attaches, de protections, de statut et de reconnaissance. La pauvreté a tendance à limiter les relations sociales, car les sources de la pauvreté (chômage, exclusion économique et sociale) empêche les individus d’accéder à un réseau professionnel (capital social) et d’assumer les obligations sociales qui vont avec ce type de relations (recevoir ses amis, etc.). Dans Les chômeurs de Marienthal (1933), Paul Lazarsfeld avait montré que le temps libéré du travail des chômeurs coïncidait avec une diminution des activités sociales et à un repli sur soi.
Serge Paugam a montré que l’exclusion doit être envisagée comme un processus de disqualification sociale par lequel les individus mal intégrés sur le marché du travail intériorisent progressivement l’étiquette d’exclus que leur attribuent certaines institutions, en particulier celles gérant les aides sociales.
A contrario, des conditions socioéconomiques précises doivent être réunies pour permettre un individualisme positif. L’individualisation nécessite notamment une certaine stabilité de l’emploi et un État-providence fort et efficace.
a) Montrez que la solidarité mécanique demeure dans une société où s'affirme le primat de l'individu.
b) Montrez que, selon Durkheim, dans les sociétés où s'affirme le primat de l'individu la solidarité ne faiblit pas.
c) En quoi la solidarité organique se distingue-t-elle de la solidarité mécanique chez Durkheim ?
Q1. Définir lien social, cohésion sociale, conscience collective, sociabilité, réseau social, capital social, anomie
Q2. Réaliser un tableau opposant solidarité mécanique et solidarité organique avec pour entrées : fondements, liens entre individus, conscience collective, forme du droit
Q3. Comment passe t-on des sociétés à solidarité mécanique à des sociétés à dominante de solidarité organique ?
Q4. Comment peut-on distinguer un individualisme abstrait d’un individualisme concret ?
Q5. La solidarité mécanique a t-elle disparu dans les sociétés modernes ? Développer un exemple permettant de démontrer votre affirmation
Q6. Pourquoi selon Durkheim, l’anomie se développe-t-elle autant dans les périodes de prospérité que dans les périodes de crise économique ?
Q7. Trouvez des exemples de comportements non conformistes
Q8. Montrez comment l’analyse de Serge Paugam et l’analyse de Robert Castel se complètent.
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