La situation semble défier le bon sens : l’Etat français emprunte depuis fin août 2014 à des taux négatifs – en tout cas, lorsqu’il s’agit d’emprunts pour une durée inférieure ou égale à quatre ans. Cela signifie que les investisseurs perdent de l’argent en prêtant à la France, pour qui, au contraire, emprunter sur ces échéances devient rémunérateur.
L’Agence France Trésor n’est pas la seule dans ce cas : ses homologues en Allemagne, en Suisse ou au Japon sont dans la même situation. Au niveau mondial, selon un calcul de Bloomberg, fin février, c’est plus d’un quart du montant total des emprunts d’Etat qui affiche désormais un rendement négatif, soit l’équivalent d’environ 6 000 milliards d’euros.
L’ère des taux négatifs prévaut aussi du côté des banques centrales. Certaines d’entre elles acceptent de payer pour prêter de l’argent aux banques. Ces derniers mois, la Banque nationale de Suisse et la Banque de Suède (Riksbank) ont adopté un taux de refinancement négatif : en Suède, une banque qui emprunte 100 à la Riksbank ne remboursera, à terme, que 99,90.
Inversement, ces institutions monétaires ont aussi adopté un taux de dépôt négatif, à l’image de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Banque du Japon : cela signifie que les banques doivent payer pour placer des liquidités à court terme dans les coffres des banques centrales. Jeudi 10 mars, la BCE a de nouveau abaissé son taux de dépôt de - 0,3 % à - 0,4 %.
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Dans ce contexte inédit, économistes et banquiers multiplient les tribunes, chercheurs et think tank y consacrent des études. L’agence de presse américaine Bloomberg a même publié une explication en bande dessinée. Retour en cinq questions sur ce phénomène.
Pourquoi en est-on arrivé là ?
Dans le cas des obligations d’Etat, les investisseurs cherchent avant tout la sécurité : ils sont donc prêts à payer pour placer leur argent en prêtant à un pays considéré comme « sûr ». Une sécurité que les emprunts émis par les grands pays sont a priori de nature à leur apporter.
Dans la zone euro, l’action de la BCE inscrit les marchés dans un contexte de taux très bas, voire parfois négatifs. Une politique monétaire qui tient au fait que la banque centrale n’a plus beaucoup de marge de manœuvre pour relancer l’économie. Des taux très faibles, voire négatifs, permettent d’exercer une pression à la baisse sur le taux de change et d’inciter les acteurs économiques à faire circuler l’argent dans l’économie réelle plutôt que de le laisser dormir dans un coffre, où il ne rapporte rien.
Est-ce vraiment nouveau ?
Oui et non. Les taux d’intérêt des obligations d’Etat françaises ont connu des passages en territoire négatif lors d’une conjonction de faible taux et de forte inflation, produisant des taux d’intérêt « réels » négatifs : lorsque le taux d’inflation dépassait le taux d’intérêt nominal, le rendement du prêt consenti devenait négatif pour le prêteur.
Ces épisodes de rendement réel négatif ont été assez courts. Ce qui est nouveau, c’est que la France « offre » désormais sur le marché des titres à rendement négatif : l’Agence France Trésor vend, depuis deux ans, des obligations d’Etat qui coûtent plus qu’elles ne rapportent à leurs souscripteurs – le déposant confie son argent à l’Etat en rémunérant ce dernier.
Qui emprunte à taux négatif ?
Les Etats et les banques commerciales, mais pas les particuliers : le code civil l’interdit, comme il défend à une banque de prêter à perte (articles 1892 et 1902). Si les banques centrales peuvent prêter de l’argent avec des intérêts négatifs aux banques commerciales, ces dernières ne peuvent pas en faire de même avec leurs clients : tout contrat de prêt stipule que le remboursement intégral est une obligation pour l’emprunteur.
Ainsi, il est impossible d’appliquer un taux négatif aux dépôts des particuliers dans les banques, comme le confirme la BCE : « Il n’y aura aucune incidence directe sur votre épargne. Seules les banques qui déposent des fonds sur certains comptes à la BCE devront payer pour ce faire. »
En réalité, les particuliers souscrivent à ces taux négatifs indirectement puisqu’une large partie de leurs portefeuilles d’assurance-vie (environ 20 %) est investie dans des titres d’Etat français.
Qui accepte de payer pour prêter et pourquoi ?
En ce qui concerne les emprunts d’Etat, ce sont les grandes banques, les compagnies d’assurance, les fonds de pension… Dans une situation d’excès de liquidités, la question est davantage de ne pas trop perdre d’argent que d’en gagner.
La dette française ou européenne reste un actif sans risque (gestion saine des finances publiques, risque de défaut faible), dont la détention est fortement recommandée par la réglementation actuelle.
« Ces grands investisseurs font aussi le pari que la valeur de l’obligation puisse remonter : ils pourraient alors les revendre à la BCE en faisant une plus-value, explique Victor Lequillerier, du think tank BSI Economics.Mais c’est un pari risqué : si les taux remontent et que le cours de l’obligation diminue significativement, ce pari est perdu. »
Les non-résidents en Europe ont aussi un intérêt à « investir » dans les obligations à taux négatifs : outre la diversification de leurs portefeuilles, acheter de tels produits (libellés en euros) permet de compenser les effets de variations de monnaies des autres actifs. En 1993, seul un tiers de la dette publique française était détenu par des non-résidents ; la proportion était de 63 % à la fin de l’année dernière.
Quels sont les effets et conséquences des taux négatifs ?
Quand la Banque nationale de Suisse a commencé à imposer des taux négatifs dans les années 1970, il s’agissait de lutter contre l’appréciation du franc suisse à cause de l’entrée de capitaux étrangers, qui a été dissuadée par cette politique de « taxation » de l’épargne – une politique qui dure encore aujourd’hui.
En 2009, la banque centrale suédoise a procédé de même, mais cette fois pour encourager les banques commerciales à prêter aux entreprises et aux particuliers.
En pratiquant le taux de « dépôt » négatif, la BCE cherche à inciter les banques à prêter aux ménages et entreprises, mais aussi à faire baisser le cours de la devise par différents mécanismes.
Mais, de l’avis des économistes de Natixis, relancer la croissance et ranimer la circulation de liquidités dans l’économie réelle est un objectif difficile à atteindre :
« Dans la zone euro, le crédit bancaire n’a pas réagi, l’offre de crédit n’étant pas limitée auparavant ; les entreprises n’ont pas réduit leurs dépôts, les banques éprouvant des difficultés pour passer les taux d’intérêt négatifs aux taux des dépôts ; l’euro ne s’est déprécié que transitoirement […]. Le bilan global des taux directeurs négatifs dans le cas de la zone euro est donc très faible. »