7.2. Quels sont les processus qui mènent à la déviance ?
Dossier 7.2. Quels sont les processus qui mènent à la déviance ?
A. La déviance primaire correspond à une transgression des normes
Toute société produit des normes qui jouent un rôle de régulateur des comportements. Malgré le contrôle social qui contribue à faire respecter ces normes inculquées et intériorisées lors du processus de socialisation primaire et secondaire, il existe des comportements en dehors de ces normes que l’on peut qualifier de déviants. La transgression d'une norme peut être alors qualifiée de déviance primaire. Pourquoi certains individus transgressent-ils les normes ? Les théories pré-sociologiques ont essayé de comprendre cette transgression comme étant le produit d'une anormalité biologique caractérisant un individu possédant une "mauvaise nature" : le fou, le clochard, le criminel, le drogué, le délinquant sexuel ont été considérés pendant longtemps comme des malades. Encore aujourd'hui ce préjugé naturaliste perdure mais cette mauvaise nature a été psychologisée : le déviant est devenu quelqu'un qui a subi des troubles psychologiques du fait d'une mauvaise éducation. La sociologie de la déviance permet de relativiser ces théories.
Tout d'abord, les normes sociales varient d’une société à l’autre, d’une époque à l’autre. L'adultère est puni de mort dans certaines sociétés alors qu'il peut être perçu comme une erreur plus ou moins pardonnable dans la société française et qu'il n'existe pas chez les Mosos. L'homosexualité perçue comme une perversion punissable est aujourd'hui un comportement admis reconnu par le droit. Un enfant né hors mariage a été considéré pendant longtemps comme un "bâtard", ce n'est plus le cas aujourd'hui. Inversement, des normes, comme ne pas fumer dans un lieu public apparaissent, transformant des comportements autrefois normaux en actes déviants. De plus à l'intérieur même d'une société globale, les normes sociales varient selon les groupes sociaux qui peuvent édicter des normes qui leur sont spécifiques, ainsi dans certains groupes de jeunes, ne pas fumer de cannabis ou ne pas s'enivrer lors d'une fête peut être considéré comme un acte déviant. Cette relativité des formes de déviance rend difficile l'association de la pathologie et de la déviance.
Q1) Quelles sont les caractéristiques de la famille Moso ?
Q2) Que pensez-vous des relations familiales chez les Mosos ?
Q3) Comment les Mosos vivent-ils ces pratiques ?
Q4) Qu'en déduisez-vous sur la déviance ?
Les approches culturalistes à partir des années 30 aux Etats-Unis ont mis l'accent sur le fait que la déviance peut provenir de la coexistence d'une culture valorisant ou tolérant une pratique interdite par une autre culture. Par exemple, un adolescent commettra un acte interdit par la culture dominante mais valorisé par la sous-culture adolescente. Ce comportement déviant est appris dans l'interaction avec d'autres personnes à l'intérieur d'un groupe restreint. Cet apprentissage inclut des techniques de commission de l'infraction ainsi que l'adoption de certains types de rationalisations et d'attitudes. Cette théorie développée par Sutherland et Trasher (the gang 1927) permet d'expliquer de nombreuses carrières criminelles aussi bien concernant la délinquance ordinaire (vol, recel, trafics divers, fabrique de fausse monnaie, etc.) que la délinquance des élites (fraude, corruption, abus de confiance, non respect de la concurrence, etc.) dont pratiquement toutes les autres théories se désintéressent.
Q1. Quelle est la sous-culture évoquée par cet ancien chef de gang ?
Q2. Quelles sont les raisons qui peuvent pousser ces jeunes à rejoindre des bandes ?
On peut aussi expliquer la déviance à partir des inégalités sociales. Robert K. Merton a été l'un des premiers à comprendre l'importance du décalage entre les aspirations à la réussite sociale qu'encourage l'idéologie individualiste des sociétés modernes et la réalité des inégalités sociales (et raciales) qui, en réalité, n'offrent pas les moyens d'y parvenir à chacun. Seuls les conformistes ne sont pas déviants dans une société.
Ce mécanisme est souvent cité pour comprendre la délinquance des jeunes des quartiers pauvres, exclus de la réussite sociale et se sentant souvent victimes du racisme et de la " mauvaise réputation " de leurs cités, ils optent souvent pour des comportements innovateurs en utilisant des moyens illicites tout en adhérant aux valeurs de consommation des sociétés capitalistes. Cependant pour comprendre comment cette déviance primaire s'enracine dans certains groupes sociaux, il faut recourir au concept de déviance secondaire.
B. La déviance secondaire peut être appréhendée comme le produit d’un étiquetage
Edwin Lemert (1950) a donné à l’étude de la déviance un programme comportant d’une part l’étude de la déviance primaire (la transgression de la norme), d’autre part l’étude de la déviance secondaire. Celle-ci correspond à la reconnaissance et la qualification de cette déviance par une instance de contrôle social. Pour les sociologues de la " théorie de la stigmatisation " (Lemert, Erving Goffman et Howard Becker...), la déviance n'est pas une qualité de l'acte commis, mais la conséquence du succès de l'application d'une étiquette de déviant par autrui. Ce processus peut se faire de façon formelle ou informelle. Le simple détournement du regard ou du corps constitue une stigmatisation. Dès lors, le contrôle de son image est un enjeu crucial et Goffman attire notre attention sur les innombrables adaptations que nous réalisons pour nous conformer à ce que les personnes avec lesquelles nous interagissons attendent de nous.
Une fois l’acte de déviance primaire identifié par certains groupes sociaux, ces derniers trouvent un intérêt à mettre en œuvre une sanction et donc à étiqueter celui qui a eu un comportement déviant, ces groupes sociaux poseurs d'étiquette sont appelés par Becker les entrepreneurs de morale. Si le groupe ou la personne désignée intériorise l'étiquette, le stigmate et le rôle qui lui correspond, cela peut entraîner une modification de la personnalité de l’individu ainsi qu’une modification de ses relations sociales. Il entre alors progressivement dans une " carrière " de déviant. Les chercheurs ont ainsi décrit l’entrée dans les carrières de délinquants, de toxicomanes, de prostituées, de malades ou d’handicapés mentaux, de sans-abri et plus simplement d’assistés sociaux. En revanche, ceux qui ont eu des comportements déviants et qui n’ont pas été repérés ne seront pas sanctionnés.
- Définir : déviance primaire, déviance secondaire, rationalisation, entrepreneurs de morale, carrière de déviant
- En quoi la sociologie nous permet-elle de dépasser les théories de la déviance fondées sur le biologique ou le psychologique ?
- Quelles sont les causes sociologiques de la déviance primaire ?
- La frustration relative peut-elle être une cause de la déviance primaires ?
- Qu’est ce que la théorie de la stigmatisation ?
- Montrez que la déviance est un processus
le péril jeune ( sur les docks)
1.2. Que produit-on et comment le mesure t-on ?
- Qu’est-ce que produire au sens économique ?
- Qu’est-ce qui distingue un bien d’un service ?
- Qu’est-ce qui distingue la production marchande de la production non marchande ?
- Comment la valeur ajoutée marchande est-elle calculée ?
- Pourquoi le calcul de la valeur ajoutée non marchande diffère-t-il du calcul de la valeur ajoutée marchande ?
- Quels sont les deux problèmes posés par la mesure de la valeur ajoutée ?
A. La diversité des produits
VIDEO. Les Restos du cœur entament leur campagne d'hiver
Les produits sont le résultat d’une production et peuvent être distingués de plusieurs façons : ils peuvent tout d’abord être différenciés selon leur nature : les biens sont des produits matériels (ex : voiture, vêtements, aliments) alors que les services sont des produits immatériels (ex : coupe de cheveux, cours de SES, voyage en train etc.). La production et la consommation d’un bien et d’un service se réalisent à des moments différents : un fruit est produit par le cultivateur, puis est commercialisé et est consommé par un ménage. Au contraire, la production et la consommation d’un service interviennent simultanément: la coupe de cheveux est produite par le coiffeur, en même temps qu’elle est consommée par le client.
Les produits peuvent aussi être distingués selon leur mise à disposition des consommateurs. En effet, certains biens ou services doivent être achetés, tandis que d’autres sont fournis gratuitement ou quasi gratuitement. Les biens et services marchands sont vendus à un prix qui couvre au moins la moitié de leurs coûts de production alors que les services non marchands sont offerts gratuitement ou vendus à un prix inférieur à la moitié de leurs coûts de production.
Enfin, les produits différent selon l’usage que l’on en fait. Les biens et services de consommation servent à satisfaire directement un besoin alors que les biens et services de production permettent de produire d’autres biens ou services. Ces biens et services utilisés pour produire, sont également appelés facteurs de production. Ce sont des facteurs de production matériels qui se combinent au facteur travail. Les biens et services de production intermédiaires sont transformés ou détruits lors du processus de production (matières premières, produits semi-finis, transport etc.) et les biens et services de production d’investissement sont utilisés pendant plusieurs cycles de production (locaux, machines, publicité etc.).
B. La mesure de la production
Q1. Comment mesure t-on le PIB ?
Q2. Pourquoi faut-il retirer la hausse des prix pour mesurer la croissance de la richesse économique ?
Q3. Que font les comptables nationaux ?
Q4. A quoi sert le PIB ?
Q5. Quelles sont les limites du PIB ?
Pour mesurer l’apport de chaque unité de production à la production nationale, on calcule la valeur ajoutée brute (VAB). Cet indicateur mesure la valeur que chaque producteur ajoute aux consommations intermédiaires qu’il utilise, en les transformant en produit final plus élaboré.
On obtient la valeur ajoutée en retirant du chiffre d’affaires (CA), c’est-à-dire de la valeur totale de la production (CA = prix de vente * quantités vendues), la valeur des consommations intermédiaires (CI) soit VAB = CA – CI.
La somme des valeurs ajoutées réalisées sur le territoire par des agents économiques rémunérés permet d’obtenir le produit intérieur brut du pays (PIB). L’ajout des valeurs ajoutées au lieu des chiffres d’affaires évite de comptabiliser plusieurs fois les mêmes produits : une fois comme production et une autre fois comme CI intégrée dans d’autres produits.
Cependant, toutes les activités productives ne dégagent pas de chiffre d’affaires. C’est le cas des productions non marchandes, qui ne peuvent pas être comptabilisées selon le même mode que les productions marchandes. La comptabilité nationale, par convention, les mesure en additionnant leurs coûts de production (salaires, consommations intermédiaire).
Le produit intérieur brut d’un pays comporte ainsi deux composantes : le PIB marchand et le PIB non marchand. Le PIB marchand s’obtient en additionnant les valeurs ajoutées des activités marchandes et le PIB non marchand en retranchant les consommations intermédiaires de l'ensemble des coûts des productions non marchandes.
Q1. Que mesure le taux de croissance ?
Q2. Comment mesure t-on la valeur ajoutée ?
Q3. Comment mesure t-on le PIB ? Définissez le
Q4. Quel est la part des salaires dans la VA ?
Q5 Pourquoi faut-il enlever l'inflation pour évaluer un taux de croissance du PIB ?
Q6. Quels sont les éléments non intégrés dans le PIB ?
C. Le PIB est-il un bon indicateur ?
Le PIB est un indicateur critiqué pour plusieurs raisons :
-toutes les créations de biens et services ne sont pas comptabilisées comme production. Ainsi, seules les activités de créations de biens et services à partir de facteurs de production rémunérés (travail et capital) sont considérées comme une production par la comptabilité nationale. Par contre, la production domestique, c’est-à-dire la production de biens et services en dehors d’une activité professionnelle, est une activité non rémunérée et donc non comptabilisée.
-difficulté à prendre en compte l’économie souterraine. Cette économie regroupe l’ensemble des productions licites ou illicites de biens et services qui ne sont pas déclarées par leurs producteurs aux centres des impôts. Le PIB ne prend pas en compte les productions illicites comme les trafics de drogues ou le proxénétisme et ne comptabilise que de façon approximative les productions licites de l’économie souterraine, couramment appelées l’économie « au noir ». En effet, ces activités n’étant pas déclarées, elles ne peuvent être qu’estimées en fonction des redressements fiscaux effectués par les inspecteurs des impôts.
- Par ailleurs, le PIB augmente grâce à des activités rémunérées, y compris lorsque ces activités sont la conséquence de dégradations antérieures ou que ces activités sont néfastes ou n'améliorent pas le bien être et la qualité de vie de la population. Par exemple, les catastrophes naturelles provoquent des destructions et blessures qui permettent l’augmentation de la valeur ajoutée du bâtiment et des hôpitaux mais sont évidemment nuisibles à la population. L’augmentation des cambriolages est favorable à la production d’alarmes ou de vitres anti effraction mais s’accompagne d’un sentiment d’insécurité croissant. Pour certains économistes, ces productions, qui ne servent qu’à réparer les dégâts d’activités humaines, ne devraient pas être comptabilisées dans le PIB.
-De même, les effets néfastes des activités rémunérées sur l’environnement sont ignorés : la destruction de la forêt amazonienne, la pêche intensive ou les émissions de gaz à effet de serre des usines et des automobiles accompagnent l’augmentation du PIB mais sont catastrophiques en terme de développement durable. En effet, ces activités compromettent les capacités des générations futures à répondre à leurs besoins (épuisement des ressources naturelles, réchauffement de la planète etc.).
-Enfin, le PIB ne tient pas compte de certaines activités indispensables au bien-être de la population et au lien social. Ainsi, la production réalisée par des travailleurs bénévoles, dans des associations caritatives ou dans le cadre domestique n’est pas comptabilisée.
Face à ces critiques, la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi a été chargée de travailler sur des instruments de mesure plus efficaces. En 2009, elle propose de créer de nouveaux indicateurs alternatifs : Créer des indicateurs de mesure de la qualité de vie de la population. L’état de santé, l’éducation, la sécurité physique et économique de la population, le lien social doivent être ainsi évalués. Créer des indicateurs de mesure du développement durable ou soutenable, c’est-à-dire du développement présent qui ne compromet pas les chances des générations futures de répondre à leurs besoins.
Ces indicateurs doivent mesurer l’évolution de « stocks » indispensables au bien-être des générations futures : ressources naturelles, savoir et savoir-faire, capital physique etc. Les tentatives de créer un PIB vert c'est-à-dire un PIB diminué de la dégradation des ressources naturelles se heurtent aujourd'hui à la difficulté de la mesure de cette dégradation du capital naturel.
Article sans titre
Déclin ou évolution des conflits du travail ?
Alternatives Economiques n° 275 - décembre 2008
A en croire nombre de commentaires, les conflits du travail auraient disparu. La "fin de l'histoire", c'est-à-dire de la lutte des classes, ou le retour d'une concurrence économique sans pitié en seraient les principaux responsables. S'il est vrai que l'ère des grandes grèves ouvrières semble derrière nous, ces constats de décès sont très exagérés. Mesurés correctement, les conflits sont encore fréquents en France et sont en hausse depuis une quinzaine d'années. Ils prennent des formes nouvelles sur lesquelles les enquêtes statistiques nous renseignent depuis peu.
Les conflits du travail ont fortement reculé depuis les années 70: à l'époque, en laissant de côté les grands conflits interprofessionnels, on comptait 3 à 4 millions de journées de grève (*) chaque année dans le secteur privé, selon les fiches de conflit transmises par les inspecteurs du travail. Aujourd'hui, ce nombre est dix fois moins élevé. L'estimation du nombre des jours de grève en France n'est pas bonne et le point de comparaison est un point haut, les grèves étant plus fréquentes au début des années 70 que dans les années 50-60. Mais la chute est trop importante pour relever uniquement de problèmes de mesure. Cette baisse des conflits résulte en fait de la combinaison de plusieurs facteurs.
La détérioration de la situation économique est sans doute la première cause de l'atténuation de leur nombre. La croissance et l'inflation ont pendant longtemps donné aux entreprises la possibilité de satisfaire assez aisément les revendications, notamment salariales. Une dynamique positive se créait ainsi, la grève débouchant sur la hausse des salaires (et souvent sur le paiement des jours de grève). Le ralentissement de la croissance et l'exacerbation de la concurrence ont remis en cause cette dynamique. Dans le même temps, le chômage, lié au ralentissement de la demande, est devenu la préoccupation essentielle qu'affronte le salariat. Face à ce problème, il est peu efficace de menacer de bloquer provisoirement la production.
Le tournant économique des années 70 a également traduit un changement dans l'organisation de la production, dont les conséquences sociales sont très importantes. Les conflits du travail des années 50-80 sont généralement nés dans des usines réunissant un grand nombre d'ouvriers. Des institutions encadrant et favorisant l'action collective s'y sont construites au fil du temps. Une culture ouvrière très forte s'y est épanouie, donnant un grand rôle aux grèves, à l'affirmation d'une force collective et à la lutte des classes. La fin des années 70 a marqué le crépuscule de ces usines en France: disparition des mines, de la sidérurgie, restructuration drastique de l'automobile. Au-delà de la disparition de ces "forteresses ouvrières" (1), l'industrie manufacturière ne compte plus que 3,6 millions de salariés (contre 5,9 millions au moment du premier choc pétrolier); les ouvriers sont passés de 38% à 24% de la population active depuis 1975, les grandes entreprises reculent au profit des PME, dans lesquelles l'implantation syndicale est moindre.
Les nouveaux modes de gestion de la main-d'oeuvre jouent également contre la grève, car ils ont tendance à diviser les salariés. L'individualisation des rémunérations, le rôle essentiel des promotions impliquent que les salariés occupant le même poste sont en concurrence les uns avec les autres; ils voient leur carrière dépendre étroitement de la notation faite par les supérieurs hiérarchiques. La multiplicité des statuts, en particulier le fossé séparant les salariés permanents des salariés précaires, ne facilite pas non plus l'action collective, car les salariés n'ont pas tous les mêmes intérêts.
Comment expliquer la participation à un conflit ?
Mancur Olson (1932-1998), économiste et sociologue américain, pose bien le problème: dans la plupart des cas, il est plus intéressant pour un individu de laisser les autres assumer seuls les coûts d'un conflit, puisqu'il profitera de toute façon des résultats positifs apportés par le conflit. Il y a donc une contradiction entre l'intérêt individuel (laisser les autres agir) et l'intérêt collectif (agir).
Comment surmonter ce "paradoxe d'Olson"? On peut, par exemple, décider que seuls les participants à la grève bénéficient des hausses de salaire obtenues. Mais de telles pratiques sont rares. Il faut donc prendre en compte d'autres dimensions que le seul intérêt matériel personnel.
Les individus peuvent obéir à leur conscience (sentiment d'injustice, par exemple) ou agir par solidarité au sein d'un groupe fortement intégré. Emile Durkheim (1858-1917) insiste particulièrement sur cette dimension. Certaines sociétés sont donc organisées d'une manière qui favorise les conflits plus que d'autres. Le sociologue américain Anthony Oberschall (1936) oppose des sociétés "intégrées" et des sociétés "segmentées", organisées de manière "communautaire" ou "associative". Selon lui, la probabilité d'occurrence du conflit dépend fortement de ces deux variables.
De manière plus générale, Karl Marx (1818-1883) estime que l'oppression ou l'injustice ne suffisent pas à expliquer le conflit, d'autant que les rapports sociaux sont généralement cachés et les acteurs sociaux aliénés. Il insiste sur la notion de classe sociale "pour soi", c'est-à-dire sur la conscience d'intérêts communs, susceptible de pousser les individus à entreprendre des actions communes. Ces classes naissent du lien dynamique entre la conscience de classe et la lutte des classes: c'est dans la lutte que se construit la conscience de classe, qui à son tour favorise la lutte des classes.
La mondialisation peut aussi expliquer l'atténuation des conflits du travail. Par la grève, les salariés cherchent à imposer un rapport de force favorable du fait que l'entreprise perd de l'argent avec l'arrêt du travail et de la production. Mais ils ne peuvent pas pour autant trop mettre en jeu la capacité de l'entreprise à résister à la concurrence. C'est pourquoi les grèves et les négociations sont plus souvent sectorielles. Avec l'internationalisation des marchés, elles devraient devenir mondiales. Mais il n'existe pas d'organisation internationale efficace des salariés d'un même secteur. Les grèves dans les entreprises soumises à la concurrence internationale sont donc rares, car les salariés n'ont pas intérêt à affaiblir leur entreprise. D'autre part, les salariés se sentent menacés par le risque de délocalisation vers d'autres pays. La mondialisation les met en concurrence avec d'autres salariés et le risque de conflit du travail (*) est l'un des éléments pris en compte dans cette concurrence.
Pour toutes ces raisons, les grèves sont moins fréquentes mais aussi moins durables que dans les années 70. Cependant, le recul des conflits est nettement moins prononcé qu'il n'est généralement affirmé.
Ces dernières années, de nombreux articles ont dénoncé l'idée reçue d'une France gréviste (2), affirmant que la grève était rare dans le secteur privé et pas plus fréquente en France que dans les autres pays développés. Ces dénonciations se fondent sur des données incomplètes ou fausses. La position moyenne de la France en Europe vient de ce que les conflits dans la fonction publique sont ignorés dans le cas de la France et pris en compte pour la plupart des autres pays. En corrigeant les données pour les rendre comparables, la France est l'un des pays d'Europe dans lequel les grèves sont les plus nombreuses, bien plus qu'au Royaume-Uni, en Suède ou en Allemagne.
L'évolution du nombre de conflits est également bien différente de l'image qui en est donnée habituellement lorsque tous les secteurs d'activité sont pris en compte. Il est alors impossible de remonter aux années 70, faute de statistiques concernant la fonction publique avant 1982. Même après cette date, les données sont très incomplètes, car elles ignorent les fonctions publiques hospitalière et locale (soit la moitié des fonctionnaires environ): les grèves des traminots ou des infirmières ne sont pas comptabilisées. Les méthodes de comptage dans la fonction publique sont d'ailleurs peu rigoureuses. Les grèves dans les entreprises publiques sont également mal mesurées (alors que le nombre de journées de grève à la SNCF est presque aussi élevé que dans l'ensemble des entreprises privées).
En additionnant les conflits locaux et généralisés dans les différents secteurs (ce que ne fait aucune source officielle), il s'avère que le nombre de jours de grève est passé par un point bas au début des années 90 et remonte depuis. Mais ce qui frappe le plus est l'irrégularité des conflits. Trois pics apparaissent: en 1989 (grande grève au ministère des Finances, notamment), en 1995 (opposition aux changements proposés de la protection sociale) et en 2003 (opposition au changement des régimes de retraite). Ces trois années, le nombre de jours de grève remonte au niveau atteint dans les années 70. Mais il le fait à chaque fois sous l'impulsion du secteur public, ce qui n'était pas le cas par le passé. Au total, le nombre de jours de grève est moins élevé que dans les années 70, mais la tendance est à la hausse depuis quinze ans et les grèves sont plutôt plus fréquentes en France que dans les autres pays développés.
Cette remontée des grèves va de pair avec une hausse de la présence syndicale. En effet, si le nombre de syndiqués est globalement stable ou en baisse selon les secteurs, le nombre d'établissements dans lesquels existe une présence syndicale (délégués syndicaux, section syndicale d'entreprise) augmente continuellement. Et les enquêtes montrent que les conflits sont plus fréquents en cas de présence syndicale. Parallèlement, l'image des syndicats s'est beaucoup améliorée, notamment parmi les cadres.
Dans le secteur privé, les grèves étaient jusqu'à récemment comptées par addition des déclarations faites par les inspecteurs du travail. Mais une étude de Delphine Brochard (3), de la Dares (ministère du Travail), a montré les lacunes de cette méthode. En comparant les fiches de conflit dressées par les inspecteurs du travail et les résultats d'une enquête menée auprès de plusieurs milliers d'établissements, elle constate que, sur près de 1 000 établissements ayant connu au moins un arrêt de travail dans l'année, selon l'enquête, 84% n'ont fait l'objet d'aucune fiche de conflit. Le nombre de conflits est donc très sous-estimé. La sous-estimation du nombre de journées de grève est cependant moindre que celle du nombre de conflits, car ce sont surtout les conflits affectant les PME qui sont ignorés. Encore plus gênant: la sous-estimation du nombre de jours de grève augmente avec le temps, ce qui fausse les comparaisons dans la durée. Une étude récente estime que trois quarts des journées de grève n'étaient pas recensées en 2004, contre la moitié en 1992 (4)!
Tirant les conséquences de ces lacunes, la Dares n'utilise plus les données administratives établies par les inspecteurs du travail depuis 2005. Mais les données fournies par l'enquête Réponse ne sont pas disponibles chaque année et ne donnent pas le nombre de journées de grève (journées individuelles non travaillées), alors que l'enquête Acemo ne concerne pas l'ensemble de la fonction publique. Néanmoins, ces enquêtes permettent une connaissance améliorée de l'évolution des conflits. Elles observent, on l'a dit, leur remontée depuis une quinzaine d'années et, surtout, une évolution des modalités d'action utilisées par les salariés.
Le débrayage (*) d'une durée inférieure à une journée est un mode de conflit qui échappe au comptage des inspecteurs du travail. Or, cette forme d'action a connu un très net développement ces dernières années. Selon l'enquête Réponse, 18% des établissements de plus de 50 salariés ont connu ce type de mouvement dans les années 2002-2004, contre 10% au début des années 90. Ces débrayages peuvent prendre la forme d'un arrêt de travail d'une demi-heure le matin, puis un second avant le déjeuner, etc. De sorte que quatre arrêts ne coûtent que deux heures de salaire aux grévistes, mais gênent considérablement la production.
Le succès de ces débrayages brefs et répétés s'explique en partie par l'organisation de la production à flux tendus. La contrepartie de la sophistication de l'organisation de la production est la fragilité de la chaîne logistique: du fait de l'absence de stocks, un mouvement, même bref et minoritaire, réduit immédiatement la production. Mais les débrayages présentent aussi l'avantage de réduire le coût financier des grèves. Ce mode d'action est également bien adapté à une situation dans laquelle les organisations syndicales peinent à anticiper les réactions de leur base: un arrêt de travail de 30 minutes ou d'une heure donne le temps d'informer et de provoquer la discussion. Demander aux salariés de participer au prochain débrayage les engage peu, financièrement, mais les lie aux autres dans une protestation collective.
On constate également une montée des situations conflictuelles sans arrêt de travail. On peut avancer l'hypothèse que ces conflits sans grève affectent surtout des entreprises peu habituées aux conflits. Ceux-ci prennent des modalités diverses. Une forme de protestation nouvelle, particulièrement intéressante dans le contexte actuel, est le refus des heures supplémentaires, signalé dans l'enquête 2005, dans 9,6% des établissements, trois fois plus souvent qu'en 1996-98. Ce refus traduit dans certains cas un certain passage du conflit collectif au conflit individuel, qui se manifeste également par la montée du recours au droit. Il est intéressant de noter que le nombre de recours aux prud'hommes est une fonction inverse de la taille de l'établissement: 2,9 recours pour 100 salariés dans les établissements de 20 à 49 salariés, 1 dans les établissements de plus de 500 salariés. Cette relation peut témoigner d'un moindre respect du droit dans les petites unités, mais aussi de l'utilisation du droit comme alternative aux conflits collectifs beaucoup plus difficiles à déclencher dans les PME.
Le recours aux pétitions est également en hausse. Deux évolutions aident à le comprendre. La première est le développement d'Internet. Il est possible de toucher un grand nombre de gens géographiquement dispersés par une pétition en ligne, ce qui est une réponse partielle possible à l'éclatement des collectifs de travail et à l'internationalisation de la production. D'autre part, les pétitions voient leur efficacité renforcée par le souci croissant des entreprises de leur image, tant à l'égard de leurs collaborateurs que vis-à-vis de l'extérieur.
Les nouvelles formes de conflictualité constituent donc des réponses aux transformations du contexte économique et des valeurs des salariés. Elles montrent que les affirmations présentant le déclin des conflits du travail comme évident et inéluctable sont fausses et doivent céder la place à des analyses plus fines, qui appellent un renouveau des travaux de recherche sur ce thème relativement délaissé.
* Grève : cessation concertée du travail en vue d'appuyer les revendications des salariés.
* Conflit du travail : l'enquête Réponse du ministère du Travail considère inclus dans la notion de conflit les événements suivants: débrayage, grève, grève perlée, grève du zèle ou ralentissement de production, refus d'heures supplémentaires, manifestation, pétition.
* Débrayage : en général, le débrayage est la cessation de travail pour se mettre en grève. Mais ce terme est employé pour désigner les arrêts de travail d'une durée inférieure à une journée, souvent moins d'une heure.
"Entre grèves et conflits: les luttes quotidiennes au travail", par Sophie Béroud et alii., Rapport de recherche n° 49 du Centre d'étude de l'emploi, juin 2008, disponible sur www.cee-recherche.fr/fr/rapports/49-greves-conflits-luttes-travail.pdf: des analyses très fouillées de l'évolution récente des conflits du travail en France.
"Des grèves partout sauf dans les statistiques?", par Julien Grenet et Laurent Bach, www.ecopublix.eu/2007/11/des-grves-partout-sauf-dans-les.html: cet article, de l'excellent blog Ecopublix, reprend de façon minutieuse les problèmes de comptabilisation des grèves.
Le conflit en grève? Tendances et perspectives de la conflictualité contemporaine, par Jean-Michel Denis (dir.), éd. La Dispute, 2005: une synthèse qui combine approches statistiques, monographiques et théoriques des conflits du travail.
Alternatives Economiques n° 275 - décembre 2008
(1) L'expression est notamment liée au livre de Jacques Frémontier, La forteresse ouvrière: Renault, éd. Fayard, 1971.
(2) Par exemple "Le mythe d'une France gréviste", par François Doutriaux, Libération, 14 novembre 2007, ou "La France, pays des grèves? Etude comparative internationale sur la longue durée (1900-2004)", par Ian Eschstruth, Les mondes du travail n° 3/4, mai 2007, publié également sur le site de l'Acrimed (www.acrimed.org).
(3) "Evaluation des statistiques administratives sur les conflits du travail", Document d'étude de la Dares n° 79, 2003, www.travail.gouv.fr/IMG/pdf/DE_79.pdf
(4) "Mesurer les grèves dans les entreprises: des données administratives aux données d'enquête", par Alexandre Carlier, Document d'étude de la Dares n° 139, 2008, www.travail-solidarite.gouv.fr/IMG/pdf/DE139_mesurer_les_greves_vf_280808.pdf