dossier 8.4 Comment un phénomène social devient-il un problème public ?
Dossier 8.4. Comment un phénomène social devient-il un problème public ?
A. Quelle priorité à l'action publique ?
L’action publique est l’ensemble des relations, des pratiques et des représentations qui concourent à la production de politiques publiques. Ces relations engagent des acteurs publics (administrations) mais aussi des acteurs privés : associations, entreprises, syndicats et autres groupes d’intérêt.
Tous les problèmes sociaux n’entrent pas dans les priorités de l’action publique. Ainsi, la solitude des personnes âgées ou des adolescents, les difficultés de réinsertion des artisans ou commerçants qui font faillite, les problèmes de transport des familles nombreuses, les maladies comme l’anorexie, la drépanocytose, etc. n’ont pas la même attention que la lutte contre l’autisme, l’illettrisme ou l’alcoolisme au volant.
Pourquoi un gouvernement va-t-il privilégier un problème plutôt qu’un autre ? Pourquoi telle maladie (autisme) ou tel problème (illettrisme) seront considérés comme une « grande cause nationale » à la place d’autres difficultés sociales ?
L’analyse sociologique des politiques publiques montre que pour devenir un « problème de société » et être pris en charge par les pouvoirs publics, une cause, un problème doit d’abord être « mis à l’agenda politique ».
Il y a donc différentes étapes d’une politique publique et la mise sur l’agenda politique (ou inscription à l’ordre du jour politique) est souvent la première.
Un problème sera d’autant plus facilement pris en considération et inscrit au calendrier des actions à mener, mis sur l’agenda politique, qu’il concerne un nombre élevé de personnes, a des effets dans de nombreux domaines, et engage de nombreux protagonistes (associations, partis politiques, administrations, médias, etc.).
B. La mise à l'agenda politique est le produit de l'action de nombreux acteurs.
Il existe différents acteurs dans le processus de la mise sur agenda :
- les citoyens, qui écrivent à leurs représentants (maires, conseillers généraux, députés), manifestent, pétitionnent, etc.
- les associations et les groupes d’intérêts qui vont à la fois mobiliser les opinions publiques par des campagnes de médiatisation et/ou exercer, grâce à leurs carnets d’adresses, une influence sur les les autorités intellectuelles comme les centres de recherches universitaires, les groupes de réflexion et autres think tanks, qui produisent des études visant à donner des fondements scientifiques à l’acuité du problème
- les médias qui vont relayer ou non les « causes » des citoyens, associations, intellectuels, et interpeller l’opinion et les responsable politiques via les éditoriaux, articles, débats, reportages, publication d’opinions partisanes ou de listes de pétitionnaires, etc. Ainsi, ils font le choix de mettre en «première page», «à la une », «à une heure de grande écoute» certaines préoccupations … et d’en occulter d’autres
- les acteurs gouvernementaux (ministres, directeurs de cabinet, chefs d’administration) qui rencontrent ces différents acteurs, hiérarchisent les priorités, écrivent les programmes d’action, répartissent les budgets, etc.
Dans une société démocratique, il existe une concurrence pour le contrôle de l’agenda politique qui est une rivalité pour imposer la formulation d’un problème et les solutions à mettre en œuvre. Dans cette compétition tous les acteurs ne sont pas à égalité car les groupes sociaux n’ont pas les mêmes ressources et n’utilisent pas les mêmes répertoires d’action.
L’importance des moyens (humains, financiers, juridiques, symboliques, etc.) investis dans une cause facilite la mobilisation des médias et de l’opinion publique. La qualité du « carnet d’adresses » et de la capacité d’expertise influencent, tout autant que le nombre des personnes mobilisés, les décideurs publics.
- L'action publique est le produit d'une construction sociale
Ainsi, la réflexion en terme d’agenda politique nous permet de mieux comprendre les processus décisionnels : l’action publique est rarement consensuelle : elle est le résultat d’un compromis et d’arbitrages.
Exemple 1: les mesures d’interdiction de fumer dans les lieux publics rencontrent l’assentiment des professionnels de santé et d’associations de parents d’élèves, mais aussi l’opposition des groupes de pression de l’industrie du tabac et des représentants syndicaux des débitants de tabac et des cafetiers.
La réflexion en terme d’agenda politique permet aussi de comprendre les processus de «construction» d’un problème social.
Exemple 2 : la lutte contre l’illettrisme en France ne s’est pas imposée d’elle- même. L’engagement des pouvoirs publics dans cette cause est le résultat d’un long processus débuté dans les années 1970. Le père Joseph Wresinski, fondateur de l’association ATD Quart Monde, propose alors le mot « illettrisme » pour alerter l’opinion publique sur la situation de personnes, souvent majeures et nées en France, qui rencontrent des problèmes dans la vie courante à cause de leur incapacité de lire et d’écrire. Il y aura plus de trente ans entre cette alerte et la création de l’Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme (ANLCI). La statistique publique fera alors des estimations sur le nombre de personnes concernées et la lutte contre l’illettrisme deviendra une grande « priorité nationale ».
Le sociologue Bernard Lahire a analysé les efforts de médiatisation des nombreux acteurs pour imposer une perception des difficultés à l’écrit distincte de celle de la pauvreté : cette « invention de l’illettrisme » est le travail de nombreux acteurs qui utilisent différents registres (raison, émotion, etc.) pour mobiliser l’opinion publique. Ces acteurs imposent ainsi une vision du « problème social » qui favorise sa prise en charge par la collectivité mais a aussi des effets de domination symbolique, notamment en stigmatisant les « illettrés ».
La mise sur agenda est une étape dans la naissance d’une politique publique. Mais elle n’est pas la seule. Il existe aussi des initiatives autonomes (lois, décrets, circulaires) des parlementaires et/ou du gouvernement. De plus, à côté des mobilisations visibles et médiatisées, l’analyse des politiques publiques doit prendre en compte les « mobilisations silencieuses », celles des fonctionnaires, des experts, des lobbies, qui interviennent en amont dans la définition des problèmes et en aval dans la mise en œuvre des politiques publiques.
D. les modifications de l'action publique
L’action publique, c’est « l’État en action ». Les politiques publiques sont un des registres de l’action publique. Si ces « programmes d’action gouvernementale dans un secteur de la société ou dans un espace géographique » (cf. Yves Mény et Jean-Claude Thoenig, « Les Politiques Publiques ») restent les principaux moyens d’intervention des gouvernements, le cadre institutionnel de l’action publique connaît de profonds bouleversements avec la redéfinition de la logique de l’action publique par le Parlement (LOLF), la modification du contour et des missions des administrations par une Révision générale des politiques publiques (RGPP), l’identification d’opérateurs de l’Etat et la multiplication des partenariats publics-privés (PPP).
Le mouvement de décentralisation, l’européanisation du droit, l’élargissement des mécanismes de marché, etc. modifient l’action publique qui prend de plus en plus la forme d’une gouvernance multi-niveaux et multi-acteurs. Toutefois, quelque soit le niveau ou le nombre des acteurs, toute politique publique est un construit social et l’ensemble des problèmes ne font pas l’objet d’un traitement de la part des autorités publiques, ne bénéficient pas d’une « fenêtre d’opportunité » (réceptivité).
L’analyse en terme d’agenda politique permet de souligner que les faits sociaux ne deviennent pas des « problèmes publics » tout seuls et que l’action publique, sous forme de création de nouvelles normes (lois, de règlements, de décrets) ou d’engagement de nouvelles dépenses, est un processus long et incertain.
A découvrir aussi
- Dossier 8.1. Pourquoi un ordre politique ?
- 8.2 Les formes institutionnelles de l'ordre politique
- Dossier 8.3 Comment l'Etat-providence contribue t-il à la cohésion sociale ?
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 348 autres membres