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LA gauche après Charlie

Tribune 19/01/2015 à 11h29

Après Charlie : bal tragi-comique à gauche radicale-sur-Seine

Philippe Corcuff | Sociologue, libertaire, altermondialiste
Tribune

Ce qu’on a appelé « gauche radicale » ou « gauche de la gauche » ou « gauche de gauche » a émergé au cours des années 1990, avec des composantes :

  • partisanes (LCR, puis NPA, plus tard Front de gauche, avec notamment le PCF, le PG et Ensemble, des courants de gauche du PS et des Verts, plus récemment Nouvelle Donne, et puis du côté postcolonial le Parti des Indigènes de la République),
  • associatives (Attac, créée en juin 1998, Fondation Copernic, mouvements des « sans », groupes féministes, Act Up, etc.)
  • ou syndicales (Union syndicale Solidaires, des secteurs de la FSU et de la CGT).

Cette gauche radicale commençait à se saisir tout à la fois de l’impasse du stalinisme, après la chute du Mur de Berlin en 1989, et de l’enlisement social-libéral du Parti socialiste depuis 1983. Elle mêlait entre autres une extrême-gauche issue de Mai 1968, devenue plus pragmatique dans l’attention aux contradictions de la société et aux mouvements sociaux, une galaxie communiste en recomposition, une gauche écologiste, des sensibilités critiques du PS ou un renouveau des thématiques « républicaines ».

Une de ses origines a été en avril 1991 le manifeste « Refondations », initié notamment par l’ex-ministre communiste Charles Fiterman. Les grandes grèves et manifestations de l’hiver 1995 ont constitué pour cette galaxie naissante un moment d’accélération. Des ré-élaborations marxistes, incarnées particulièrement par Daniel Bensaïd, et des sciences sociales critiques engagées, symbolisées par Pierre Bourdieu, l’ont accompagnée intellectuellement.

Débordée par l’extrême droite

Cette gauche radicale a eu principalement des effets sur le champ politique et sur l’espace idéologique public entre 1995 et 2006 ; 2005 correspondant à la victoire du « non » au Traité constitutionnel européen et 2006 à la victoire du mouvement social contre le CPE (Contrat Première Embauche).

Cependant, entre routinisations organisationnelles, faible imagination au niveau des pratiques politiques, prégnance institutionnelle de la présidentialisation, divisions ou appauvrissement intellectuel, elle a depuis largement perdu la main. Elle n’a pas réussi à constituer une alternative à la gauche sociale-libérale, ni dans le cadre des institutions représentatives existantes (Front de gauche), ni dans un rapport plus critique à ces institutions (NPA), ni vraiment réussi à inventer une politique citoyenne non partisane pesant significativement sur les enjeux du moment (Attac).

Elle a même été débordée par l’extrême droite, qui apparaît de plus en plus comme une possibilité électorale crédible par rapport aux alternances rituelles entre le PS et l’UMP. Par ailleurs, sur le plan culturel, un néoconservatisme xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste à deux têtes (islamophobe avec Eric Zemmour, antisémite avec Alain Soral) est en train de lui piquer ses mots (« néolibéralisme », « pouvoir des banques et de la finance », « mondialisation », « propagande médiatique », « peuple », « social », « République », « démocratie », « laïcité », « écologie »…) et ses postures critiques (dans une rhétorique « antisystème » vague associée à une rebellitude floue), dans la magie d’un « politiquement incorrect » débarrassé des appuis émancipateurs de la critique historique de gauche.

Et la gauche radicale, tout à ses évidences et à une certaine arrogance, ne semble pas vraiment s’en rendre compte.

Le lapin dans les phares et l’événement Charlie

Nous étions il y a encore quelques semaines face à l’extrême droitisation politique et idéologique comme des lapins fascinés et paralysés par la voiture qui va les écraser. Sans bouger. Tétanisés et fatalistes.


Le Cri d’Edvard Munch-Je suis Charlie (Paris 16/Wikimedia Commons/CC)

Et puis l’horreur est arrivée : l’assassinat de mes amis de Charlie Hebdo, puis les crimes antisémites. Mais des contrepoisons ont spontanément émergé via des émotions ordinaires manifestées publiquement : « Je suis Charlie », des bougies, des pancartes personnalisées... Dans des contradictions et des ambiguïtés propres à la plupart des mouvements sociaux, on pourrait même faire l’hypothèse que quelque chose comme une raison sensible, établissant des passages entre émotions et raison, se cherchait en mettant à l’écart, peut-être de manière simplement provisoire, les logiques xénophobes tendant antérieurement à polariser le champ politique et l’espace idéologique public. Les discours prenant à partie « les musulmans » dans leur ensemble se tenaient en dehors des manifestations.

On aurait pu penser que la gauche radicale se serait réjouie du coup d’arrêt porté à ce qui paraissait quelques jours avant inéluctable. D’autant plus que la gauche radicale, hors des effets de manche rhétorique et d’un certain folklore antifasciste, n’avait guère réussi à enrayer le moins du monde le processus jusqu’à présent. Sa mélancolie aurait pu devenir plus joyeuse dans la confrontation citoyenne avec la tragédie, comme ce qui s’est parfois passé dans les manifestations. N’aurait-elle pas dû se jeter dans la mêlée, pour faire de la politique autrement au milieu des manifestants, avec les manifestants, en se coltinant les contradictions dans le mouvement même ? Elle a été au mieux timorée.

Certes, en général, les communiqués des organisations passaient, en dehors d’un NPA poursuivant son auto-marginalisation, mais sans grand souffle, ni engagements pratiques solides. Le PCF a été le plus digne, même si sa mouvance a aussi été traversée par des débats biscornus. Cependant, son vieillissement militant et une certaine paralysie liée à ses ambivalences vis-à-vis du PS rendent difficile qu’il puisse devenir moteur dans une nouvelle dynamique.

Bien sûr, « le côté obscur de la force » n’a pas disparu pour autant par magie. Plus silencieusement, le Front national risque d’engranger de nouveaux gains électoraux, son pouvoir d’attraction sur les thèmes de l’agenda politicien demeurant. Les tendances islamophobes se sont exprimées, à l’écart des paroles manifestantes les plus visibles, dans les réseaux sociaux ou dans les actes contre les mosquées. La xénophobie d’État mise en œuvre de Sarkozy à Valls, notamment quant à la supposée « question rom », va perdurer. Dans certains discours médiatiques, intellectuels et politiciens sur les manifestations, l’injonction faite aux « musulmans » en général, dans son impensé islamophobe, de « se désolidariser » de l’horreur a même freiné les réactions spontanées de sympathie vis-à-vis des victimes des personnes de culture musulmane.

Impuissante et aveugle

Ailleurs, les discours antisémites ou l’héroïsation des assassins ont eu des échos. Dans certaines fractions de la jeunesse, la « vraie » critique « antisystème » n’est plus du côté de la gauche radicale, mais de Soral et Dieudonné. Dans le même temps, avec des intersections avec le phénomène précédent, les vapeurs romantiques ne s’imprègnent plus des mythologies propres aux guérillas d’Amérique latine des années 1960-1970, mais des fantasmes djihadistes.

Cependant, de nouveaux points d’appui, que l’on n’attendait pas, sont apparus dans un mouvement de masse inédit afin de résister. Or, la galaxie radicale a été agitée, dans ses différentes composantes, en particulier sur ses listes internet et sur Facebook, par des débats qui l’ont rendue largement impuissante et aveugle face à l’événement :

  • « Charlie Hebdo était-il raciste et donc être Charlie n’était-ce pas cautionner l’islamophobie ? »,
  • « La lutte contre l’islamophobie n’a-t-elle pas préparé de façon indirecte, du côté de la gauche radicale, les actes meurtriers en les justifiant de manière soft ? »,
  • « Fallait-il aller dans les manifestations à cause des récupérations ? »,
  • « Ne devions-nous pas ne pas être Charlie face à l’injonction d’être Charlie ? »,
  • « Les émotions exprimées-là n’étaient-elles pas coupables dans leur sélectivité par rapport à tous les malheurs du monde ? »,
  • « Les foules n’étaient-elles pas manipulées par les médias et les forces dominantes ? »,
  • « N’était-ce pas des manifestations de classes dominantes opposées au vrai peuple des banlieues ? »…

Les bulldozers du manichéisme face à l’événement

Dans ces échanges, des polarisations plus anciennes ont donné le la, des automatismes se sont enclenchés, des langues de bois ont aplati les spécificités et les complications de l’événement sous leur bulldozer. Je ne parle pas de ceux qui se sont posés légitimement des questions, ont émis des doutes, dans les fragilités ordinaires du for intérieur de chacun, mais de ceux qui arrivaient avec leurs réponses surgelées prêtes à cuire, indépendamment de l’évènement. Le Picard de la certitude !

Et puis, le temps de la sidération passé, sont arrivées les premières tribunes publiques, à l’enrobage demi-savant qui, au-delà des précautions d’usage (« c’est horrible mais… »), finissent par dénigrer plus ou moins indirectement les manifestations et les manifestants de façon paternaliste, à la manière des toujours vivaces politiques tutélaires (« le vrai peuple éclairé par les esprits éclairés et/ou l’avant-garde révolutionnaire ! »), dans une extériorité donneuse de leçons. Ceux qui ont pris la parole au nom des sciences sociales sont apparus particulièrement prétentieux et manichéens. Où sont passées les analyses à la fois nuancées et engagées d’un Bourdieu ou d’un Bensaïd ?

Le philosophe Maurice Merleau-Ponty rappelait en juillet 1948 :

« L’époque, c’est notre temps traité sans respect, dans sa vérité insupportable, encore collé à nous, encore sensible au jugement humain qui le comprend et qui le change, interrogé, critiqué, interpellé, confus comme un visage que nous ne savons pas encore déchiffrer, mais comme un visage aussi, gonflé de possibles. » (« Complicité objective », repris dans « Parcours 1935-1961 », éd. Verdier)

Et il ajoutait :

« Quand on évite toute rencontre avec l’exubérance et le foisonnement du présent, on sauve plus facilement les schémas et les dogmes. »

Souvent, les prêtres de la gauche radicale et leurs enfants de chœur ne se sont pas laissés interroger par l’événement. Un logiciel aurait pu produire leurs réponses stéréotypées quoi qu’il ait pu se passer. Cela ne les empêche pourtant pas de jouer aux malins et aux rebelles, lustrant leurs égos respectifs de la prétention au monopole de la lucidité. Charles Péguy avait décrit leurs ancêtres dans « Notre jeunesse » (1re éd. : juillet 1910, éd. Gallimard/Folio-Essais) consacré aux désillusions dreyfusardes :

« Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. »

Militant du Parti socialiste de 1977 à 1992, je me suis résolu à faire mes « adieux au PS » le 4 juillet 2003 dans Le Monde. Puis j’ai analysé sa quasi-mort cérébrale en 2012 dans un petit ouvrage.

Après une vingtaine d’années de militantisme en son sein, dois-je aujourd’hui faire de même avec la gauche radicale des années 1990 ? En tout cas, il apparaît qu’elle participe davantage des problèmes que nous avons à nous coltiner qu’elle ne fournit des pistes pratiques et intellectuelles pour les traiter de manière rénovée. Car l’événement Charlie a activé des polarisations qui s’étaient installées auparavant dans la galaxie radicale, jusqu’à la caricature.

Laïcité contre antiracisme ?

Premier couple infernal : les laïcs contre les antiracistes !

Certains, obnubilés par des affects anticléricaux et antireligieux, n’ont pas mesuré l’importance de la place prise par l’islamophobie dans les imaginaires publics, en Occident et en France en particulier, avec les premières affaires du voile, puis les suites du 11 septembre 2001. Islamophobie qui est associée à une série de discriminations structurelles (à l’école, dans le logement, face à l’emploi, dans le travail, dans la politique et les médias, etc.) affectant les postcolonisés dans la société française. S’est diffusée alors une vision étriquée que l’on peut appeler laïcarde, excluante et intolérante, du bel idéal de laïcité, qui peut être pourtant compris dans l’esprit de la loi de 1905 comme la séparation des institutions politiques et religieuses et comme la garantie publique de l’expression des croyances et des incroyances dans un espace commun.

Une des rares tribunes éclairantes publiées ces derniers temps par deux membres du conseil scientifique d’Attac, Pierre Khalfa et Gustave Massiah, rappelle opportunément sur Le Monde.fr qu’une telle approche ouverte de la laïcité « implique la cohabitation égalitaire des religions dans la société ».

Á l’inverse, les fatwas laïcardes ont souvent pris un tour discriminatoire vis-à-vis de l’islam. Rappelons-nous l’hystérie face à la candidature (en position non éligible !) d’une jeune femme, Ilham Moussaïd, dotée d’un discret foulard en Avignon sur les listes du NPA pour les élections régionales de 2010 ! Et l’ironie méprisante qui s’est déversée sur une star du rap, Diam’s, lors de sa conversion à l’islam...

Face à cela, des militants antiracistes ont mis en avant le légitime et nécessaire combat contre l’islamophobie. Mais trop exclusivement, de manière parfois obsessionnelle, dans une acception excessivement large de la notion d’islamophobie. La laïcité était portée en second rang, parfois réduite à une arme coloniale. Si la liberté d’expression publique des croyances était défendue, ce n’était plus un droit reconnu aux incroyants, stigmatisés automatiquement comme « islamophobes ». Le rapport de Charlie Hebdo à l’islam a ainsi souvent été travesti.

Charlie : ironie critique envers toutes les religions

Un authentique compagnon de route de la gauche radicale, mon ami Charb, a été insulté en toute méconnaissance de cause. Certes, il y a eu les tendances à l’amalgame entre islamismes et islam chez Fiammetta Venner et Caroline Fourest, ou les tentations chez Philippe Val d’un « choc de civilisations » type « démocratie contre islam ». C’est une des raisons principales pour lesquelles j’ai quitté Charlie Hebdo en décembre 2004.

Mais cela ne constituait pas le cœur des dessinateurs et des journalistes de Charlie, qui défendait la possibilité d’une ironie critique vis-à-vis de toutes les religions, sans logique discriminatoire particulière vis-à-vis de l’islam, donc sans islamophobie en un sens plus précis du terme. D’ailleurs, en nombre de dessins et de couvertures, l’Eglise catholique, en tant qu’institution religieuse dominante, était beaucoup plus prise pour cible, de très loin, avec des caricatures nettement plus trash.

Quelques-uns, dont les œillères idéologiques ne sont pas trop aveuglantes et qui tiennent compte de ces faits constatables, le reconnaissent, mais parlent de la nécessaire attention à « la susceptibilité » particulière des musulmans dans un contexte islamophobe. Malgré leur bonne volonté par rapport aux données observables, ces derniers mettent un pied sur une pente glissante. Car ils tendent à homogénéiser ainsi les rapports à l’islam de la variété des musulmans, un peu comme le font les islamophobes. Et leur argumentation prend même la tonalité d’un paternalisme colonial, avec une sorte d’implicite logique du type « vous savez, ils ne sont pas suffisamment avancés, contrairement aux catholiques, pour admettre une dose d’ironie vis-à-vis de la religion… ». Les rhétoriques anticolonialistes ont parfois du mal à en finir complètement avec les adhérences coloniales.

Cela ne veut pas dire qu’il n’était pas légitime de demander aux rédacteurs de Charlie de s’inscrire dans une éthique de responsabilité, au sens du sociologue Max Weber, c’est-à-dire prenant en compte les effets de ce qu’ils pouvaient écrire et dessiner dans un contexte particulier. La grande majorité des collaborateurs de Charlie, en évitant un usage discriminatoire de la critique de l’islam, s’est inscrite dans une telle éthique de responsabilité. Et l’idée géniale de Luz pour la couverture du premier numéro du Charlie des rescapés va dans ce sens : le refus de céder à l’injonction meurtrière de se censurer sur ce qui a trait à l’islam, dans la mémoire vive des victimes, tout en donnant au dessin du Prophète une coloration tendre et pacifique.

Combattre l’islamophobie et le fondamentalisme islamiste ?

Les tenants du droit à l’expression publique de l’ironie incroyante ont souvent mis le doigt sur un autre impensé de certains antiracistes patentés de la gauche radicale : leur sous-estimation de la violence fondamentaliste et de l’écho, limité mais réel, qu’elle peut rencontrer dans les pays européens. Oui, il faut tenir compte dans ce cas des facteurs géopolitiques (comme les terribles conséquences de la guerre américaine en Afghanistan et en Irak, avec son mépris des droits humains et des droits des peuples) et sociaux (inégalités, discriminations, chômage et précarité, etc.) ayant favorisé les crimes intégristes, à l’inverse de l’aveuglement néoconservateur à la Alain Finkielkraut dénigrant une prétendue « culture de l’excuse ».

Comme le rappelait Max Weber :

« Non seulement “tout comprendre” ne signifie pas “tout pardonner”, mais en général la simple compréhension de la position de l’autre ne nous conduit pas d’elle-même à l’approuver. Au contraire, elle nous amène pour le moins tout aussi bien, et souvent avec beaucoup plus de probabilité, à reconnaître que l’on ne peut pas tomber d’accord avec lui, pourquoi et sur quel point on ne le peut. Cette connaissance est justement une connaissance de la vérité » (« Essai sur la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques », 1e éd. 1917, repris dans « Essais sur la théorie de la science », éd. Plon).

Cependant, on devrait pouvoir aussi tenir un autre fil d’analyse en main : les dynamiques proprement identitaires auxquelles cette violence est associée, comme l’a étudié le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans son petit ouvrage « Identités, la bombe à retardement » (2014, Textuel), qui finissent par lui donner une consistance propre et dangereuse. Ce qui devrait être aussi combattu politiquement par la gauche radicale, si elle savait s’émanciper des choix binaires.

Islamophobie ou antisémitisme ?

Une autre polarisation travaille la gauche radicale, dans une concurrence périlleuse entre les antiracismes : entre ceux qui donnent la priorité à la lutte contre l’islamophobie (vraisemblablement les plus nombreux) et ceux qui insistent sur le combat contre l’antisémitisme. Cette opposition a divisé le mouvement antiraciste dès le début des années 2000. C’est pourquoi nous avions lancé avec Nadia Benhelal le 13 octobre 2004 dans Le Monde « Nous sommes tous des juifs musulmans ». Nous n’avons guère été entendus et ce conflit s’est élargi depuis au-delà des milieux antiracistes.

Les partisans de la priorité à la lutte contre l’islamophobie perçoivent bien la place structurante qu’elle a acquise dans l’espace idéologique public, dans le champ politique professionnel et dans les pratiques étatiques. Mais ils tendent à relativiser la question de l’antisémitisme, certes plus minoritaire dans la société française, mais connaissant un regain doté d’une grande violence. Et ils soupçonnent fréquemment, dans des vapeurs conspirationnistes, le Crif et les médias de « gonfler » le problème.

Les plus rares attachés principalement à combattre l’antisémitisme voient bien ce problème, mais en relativisant la prégnance islamophobe. Cette polarisation est souvent associée à l’importation de catégories à destination du conflit israélo-palestinien. Et, dans le fracas des certitudes croisées, une éthique de la commune humanité susceptible de refaire converger les luttes contre les différents racismes, dans leurs similarités et leurs spécificités, est souvent oubliée.

Les émotions ordinaires sous la seule coupe des logiques dominantes ?

Il ne s’agit pas de nier ici les usages nationalistes et étatistes comme les récupérations politiciennes des manifestations, bien réelles. Ce qui n’est guère nouveau en matière de mouvements sociaux et d’événement d’ailleurs. Cependant des fractions significatives de la gauche radicale se sont focalisées sur ces seules contraintes venant des forces dominantes, en ne dotant pas les émotions citoyennes exprimées publiquement d’une autonomie propre. On a même pu écrire qu’on avait affaire à un « troupeau », à des « moutons » ou à une « foule manipulée par les médias et le Pouvoir ». Bref cela n’aurait pas été un « vrai » mouvement social, mais de simples « marionnettes » passives des logiques dominantes.

C’était peut-être « sympathique », mais « naïf » et « pas politique », expliquaient nos Maîtres ès Politique, qui font pourtant patouiller la gauche radicale depuis plus de vingt ans… C’est ce que les sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (dans leur ouvrage « Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature », 1989, éd. Gallimard/Le Seuil, coll. Hautes études) ont appelé une vision misérabiliste ou domino-centrée du monde social, qu’ils distinguent du populisme, qui lui ne voit plus le poids des dominations.

Nombre de cadres locaux ou nationaux de la gauche radicale, qui n’hésitent pas habituellement à parler au nom du « Peuple » ou de « la classe ouvrière », voire valorisent « l’auto-organisation », apparaissaient ainsi incapables de partir des émotions populaires manifestantes, en excluant les potentialités décalées du mouvement, certes fragiles et ambiguës, des paramètres de leurs analyses. Ils préfèrent faire (une fois de plus !) la leçon de l’extérieur au « peuple » (avec un p minuscule cette fois) supposé entièrement « aliéné » et « manipulé ». En s’inspirant d’une formule de Bertolt Brecht, nos esprits les plus éclairés de la gauche radicale ne souhaiteraient-ils pas « dissoudre le peuple » et en reconstituer un à leur image ?

Les avant-gardes qui, elles, savent

Certains praticiens des sciences sociales, dans des tribunes publiques qui ont suivi, ont malheureusement renforcé ce misérabilisme, en se centrant sur la critique de « l’injonction d’être Charlie ». La possibilité même d’une raison sensible ordinaire n’a pas eu le droit de figurer comme au moins une dimension de l’événement. Seules les catégories dominantes ont compté, les dominés se présentant comme des masses informes, attendant d’être libérées par des avant-gardes intellectuelles, politiciennes ou « révolutionnaires », qui elles savent, en portant seules le poids douloureux (ah les pauvres, comme c’est dur d’avoir toujours raison !) d’une hyper-lucidité critique.

Les mêmes intellectuels et d’autres ont insisté également sur le caractère sélectif des émotions exprimées dans les manifestations, ce qui aurait occulté nombre d’autres malheurs du monde, en suggérant des manipulations médiatiques et politiciennes allant dans le sens des intérêts dominants. Or, dans sa recherche sociologique sur l’humanitaire (« La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique », 1993, éd. Métailié), Luc Boltanski a bien mis en évidence qu’il y a là un problème structurel : « la sélection des malheureux qui importent » est liée tout à la fois à « la rareté de l’espace des médias qui ne peut être occupé en même temps par la représentation de toutes les souffrances » et à « la rareté relative des ressources émotionnelles qui peuvent être mobilisées pour lui faire face ».

Les médias comme les agendas politiciens jouent certes comme des opérateurs de sélection, souvent non conscients, mais également les biographies individuelles et les trajectoires collectives, ou encore les dynamiques d’interactions émotionnelles au cours d’événements. Là encore les contraintes dominantes ne sont pas seules en jeu.

Supposés être favorables à l’auto-émancipation des opprimés (selon la formule classique reprise à leur compte aussi bien par les marxistes que par les anarchistes : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »), des figures nationales et des animateurs locaux de la gauche radicale semblent l’abandonner en pratique. On est là face à un passage subreptice et non revendiqué, historiquement courant à gauche, du verbe pronominal s’émanciper au verbe transitif émanciper (par des élites bien sûr « amies du Peuple »). N’était-il pas plus fidèle à ses idéaux de s’efforcer de fabriquer de la politique alternative avec les personnes ordinaires et leur raison sensible sous contrainte de logiques de domination qui nous affectent tous, y compris les esprits les plus éclairés et les militants les plus chevronnés ?

« Je suis Charlie » ?

Le slogan « Je suis Charlie » a aussi fait couler beaucoup d’encre négative au sein de la gauche radicale : suspicion de pressions unanimistes et d’injonctions à « l’unité nationale » notamment. De tels usages ont existé, en particulier du côté des forces politiciennes. La participation aux manifestations, la discussion avec des manifestants ou les reportages dans les médias indiquent que ce ne sont pas les seuls usages observables, et peut-être pas les plus nombreux.

Ainsi dans « Je suis Charlie », il y a des potentialités novatrices qui le rapprochent d’un logo qui a eu un certain succès lors des manifestations pour les retraites de 2010, tout en circulant en dehors des mots d’ordre officiels des organisations : « Je lutte des classes ».

Dans les deux cas, la possibilité se dessine de l’accrochage d’une subjectivité individuelle singulière (« je ») avec un espace commun (émotions partagées avec « Charlie » ou combat collectif avec « lutte des classes »), sans pour autant que l’individualité ne soit écrasée par le collectif. Cela a des parentés avec des réflexions philosophiques d’Hannah Arendt dans son livre « Qu’est-ce que la politique ? » (manuscrits de 1950-1959, éd. du Seuil). Elle avançait tout d’abord :

« La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. »

Et elle ajoutait :

« La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. »

Bref il s’agirait de créer des espaces communs à une diversité d’individus sans annihiler pour autant cette diversité. Un tel usage de « Je suis Charlie », à la différence des usages politiciens et médiatiques, apparaît en décalage avec l’écrasement unanimiste promu par les appels à « l’unité nationale » ou par le « Nous sommes tous Charlie » du journal Libération. La gauche radicale d’inspiration républicaine et/ou marxiste, dominée par ce que j’appelle un « logiciel collectiviste » faisant nécessairement prédominer le collectif sur l’individuel, a du mal à saisir les potentialités de cet usage décalé, pourtant si important dans les sociétés individualistes contemporaines.

Un Mal unique, un seul Ennemi ?

Les polarisations, les manichéismes et les simplifications, parfois sous des colorations demi-savantes, que j’ai passés en revue ont souvent une intersection. Ils tendent à rabattre l’ensemble des problèmes rencontrés sur un seul axe d’analyse. Il n’y aurait pas de complications dans la vie sociale, pas de pluralité de facteurs explicatifs, pas de diversité de dimensions, mais tout pourrait être aligné sur un fil unique, où tout finirait par se tenir. Par exemple pour certains : le capitalisme néolibéral, l’impérialisme américain, le colonialisme, la politique d’apartheid de l’État d’Israël, les racismes, les intégrismes religieux, etc.

On veut croire au conte d’un Mal unique et d’un seul Ennemi, alors que nous sommes confrontés à des maux et à des adversaires, qui peuvent avoir des interactions mais qui n’obéissent pas exactement à la même Logique, supposée toute-puissante et omnisciente. C’est en tout cas ce que nous rappelle l’humilité des sciences sociales contemporaines, en substituant au fantasme d’une totalité organisée autour d’un seul axe la cartographie d’un global pluriel. J’ai essayé d’expliciter cette différence entre le total et le global dans mon livre « Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs » (2012, éd. La Découverte).

La gauche radicale aurait bien besoin de troquer ses rêves totalisants d’une connaissance simplificatrice par une boussole pluraliste attentive aux complications du réel. Les organisations anarchistes auraient pu être mieux ajustées à cette tâche du fait d’un patrimoine historique valorisant davantage la pluralité. Pourtant, elles ont pu être rongées par des débats similaires à la gauche radicale, et quand ce n’est pas le cas elles peuvent être tentées par l’enfermement dans les habitudes, les chaleurs et les aigreurs de l’entre soi. Les pratiques et les idées libertaires ont vraisemblablement un avenir, mais les organisations anarchistes existantes ne sont guère à la hauteur.

Après Charlie ?

Nous sommes aujourd’hui devant un paradoxe : on a besoin d’organisations et de militants pour aider à donner une certaine durabilité à un mouvement social susceptible de se révéler éphémère, avec le risque supplémentaire que ne demeure que la logique sécuritaire impulsée par l’État. Et, dans le même temps, les organisations et les militants s’avèrent trop déphasés pour effectuer ce travail politique, voire constituent un obstacle dans cette perspective.

On ne peut pourtant pas en rester à ce constat déprimant, car un mouvement a bien eu lieu qui a enrayé momentanément la logique du pire. Un mot d’esprit puisé dans les cultures juives nous donnera ici un peu de baume mélancolique au cœur :

« Ne succombez jamais au désespoir : il ne tient pas ses promesses »

Nous avons donc à réinventer les chemins d’une politique populaire et libertaire, multiculturelle et laïque, insérée dans l’action locale et altermondialiste, fabriquant des solutions provisoires avec les opprimés à partir de la vie quotidienne, faisant émerger des lieux de convergence des mouvements sociaux émancipateurs et de mutualisation des expériences alternatives, dans la perspective d’une auto-émancipation des chaînes du capitalisme et des autres formes de domination.

Dans le contexte, cela suppose tout particulièrement de travailler à une politisation émancipatrice en rupture avec la politisation islamophobe et avec la politisation fondamentaliste. Créer un peu partout des collectifs « Je suis Charlie donc antiraciste » pourrait constituer une première étape permettant de mener une bataille sur ce qui vient de se passer, en offrant de nouvelles possibilités pour la suite.



20/01/2015
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