PredPol, le big data au service de la police
LE MONDE | 22.04.2015 à 20h40 • Mis à jour le 23.04.2015 à 08h07 | Par Yves Eudes (Modesto (Californie), envoyé spécial)
Célèbre pour sa production de vin et d’amandes, Modesto, 210 000 habitants, l’est aussi pour son taux de chômage et de criminalité record – près du double de la moyenne en Californie. C’est également cette ville au cœur de la plaine centrale de Californie que le réalisateur John Ridley a choisie pour créer la série American Crime. Dans le centre-ville, le QG de la police occupe tout un bloc de maisons. En cet après-midi printanier, l’équipe du soir arrive pour prendre son service, qui durera onze heures d’affilée, de 16 heures à 3 heures du matin.
Dans la salle de réunion, une quinzaine de policiers ont pris place derrière de grandes tables grises. Avant de commencer leurs patrouilles, ils écoutent leur sergent résumer les événements de la matinée : coups de feu, vols de voitures, cambriolages… Leur supérieur allume un écran d’ordinateur accroché au mur et affiche un plan de la ville, sur lequel on distingue dix petits carrés rouges : un carrefour, un square, un centre commercial… Ce sont les « hot spots », les points chauds à surveiller en priorité. Selon l’ordinateur, connecté au système PredPol (Predictive Policing), les délits vont se concentrer, au cours des douze prochaines heures, dans ces carrés de 150 mètres de côté, représentant une minuscule fraction de la superficie de Modesto.
Le sergent zoome sur la carte pour montrer aux différentes patrouilles les quartiers qui leur sont assignés. L’ordinateur affine ses prédictions et affiche cinq « carrés PredPol » par secteur, classés par ordre de priorité. Une jeune policière demande à quoi correspond l’un des carrés au milieu de sa zone. En un clic, une photo panoramique du carrefour apparaît, car PredPol est connecté à Google Street View.
Une mise à jour en continu
Chaque policier reçoit par e-mail cinq petites cartes, représentant différentes portions de leur secteur. Quand ils seront en patrouille, ils pourront les consulter sur leur téléphone ou sur l’ordinateur de bord de leur voiture. Avant de lâcher ses troupes, le sergent leur rappelle que, entre deux urgences, ils ont ordre d’aller surveiller en priorité lescarrésPredPol : en février, 147 délits commis dans ces points chauds sont restés impunis, autant d’occasions manquées… Dans quelques heures, la scène se répétera pour l’équipe du matin, mais certains points chauds auront changé, car l’ordinateur modifie ses prédictions d’heure en heure.
En coulisses, le fonctionnement du système est complexe. Depuis janvier 2014, la police de Modesto s’est abonnée au service de la société PredPol, une start-up californienne installée dans la ville universitaire de Santa Cruz. PredPol a d’abord téléchargé sur ses serveurs la totalité des archives informatisées de la police de la ville, en remontant jusqu’à 2004 : rapports, procès-verbaux, comptes rendus, transcriptions d’appels… A partir de cette masse de données hétérogènes, elle a constitué une base structurée et exploitable. Puis des algorithmes ont extrait et classé les délits selon trois critères : date, lieu et catégorie – vol à la tire, cambriolage, attaque à main armée, violences physiques, vol de voiture, vandalisme… PredPol reste connecté 24 heures sur 24 au réseau informatique de la police, et télécharge en temps réel tous les nouveaux rapports, à mesure que les policiers les tapent sur leurs ordinateurs de bord. La base de données est ainsi mise à jour en continu.
Prédire les « points chauds »
Grâce à ce flux constant, PredPol peut s’attaquer à la tâche, plus mystérieuse, de la prédiction. Le concept a été imaginé par l’un des fondateurs de la société, Jeffrey Brantingham, professeur d’anthropologie à l’université de Los Angeles : « Au départ, il s’agissait d’une recherche universitaire. Je voulais travailler sur les “mathématiques du crime” à l’échelle d’une ville – voir si l’on pouvait déterminer les lieux où la majorité des infractions allaient se produire durant les heures à venir. Et ensuite, calculer comment ces “points chauds” bougent et se modifient. »
L’anthropologue réunit une équipe de mathématiciens et d’informaticiens spécialistes du traitement du big data et se procure, grâce au soutien du chef de la police de Los Angeles, un échantillon de « données criminelles » : « Nous avons produit des équations suggérant que le crime est prévisible à court terme. Puis nous avons mené des tests avec les données de terrain, qui ont été concluants. »
Les scientifiques se sont inspirés d’algorithmes inventés par d’autres chercheurs, qui essayaient de prévoir les tremblements de terre : « Les sismologues classent les séismes en deux catégories : les secousses primaires, difficilement prévisibles, et les répliques, plus faciles à prévoir car elles sont proches, en temps et en lieu, du séisme initial. C’est la même chose pour les cambriolages. Si un immeuble est cambriolé une fois, les chances qu’il le soit à nouveau augmentent de près de 100 %. Peu importe les causes, les faits sont là. Cette séquence d’événements est modélisable. »
Le professeur tient à préciser que son invention est politiquement irréprochable : « Nous n’effectuons aucun profilage, nous ne nous intéressons pas aux auteurs des infractions. Pour nos prédictions, l’identité des délinquants, ou leurs caractéristiques socioculturelles sont sans valeur. D’ailleurs, aux Etats-Unis, à peine 12 % des cambriolages sont élucidés. On ignore donc, à 88 %, qui sont les cambrioleurs. »
Arrestations en hausse
Au sein des associations de policiers, l’annonce en 2012 de l’existence de ce projet excite les curiosités : « Nous avons reçu près de deux cents coups de téléphone de villes qui voulaient faire des tests. » Le professeur décide alors de s’associer à des hommes d’affaires de la Silicon Valley pour créer une start-up, qui fournira un service commercial clés en main.
A Modesto, le chef de la police, le capitaine Rick Armendariz, est enthousiaste : « Grâce à PredPol, en deux mois, les cambriolages ont baissé de 27 %, les autres types de délits entre 11 % et 15 %. En même temps, nous avons augmenté le nombre d’arrestations – désormais, plus de la moitié ont lieu dans un carré PredPol. » Le capitaine utilise le système uniquement pour prédire trois types de délits, les cambriolages, les vols de voitures et les vols dans les lieux publics : « Si l’on ajoute trop de critères, le système devient moins fiable. »
Il reconnaît qu’au début beaucoup de policiers étaient sceptiques : « Les plus expérimentés disaient qu’ils n’avaient pas besoin d’un ordinateur pour savoir où trouver des voyous. D’autres refusaient carrément l’idée que l’on puisse prédire l’avenir, c’était contraire à leur vision du monde. En revanche, les jeunes ont tout de suite été intéressés. Puis les chiffres ont parlé, et aujourd’hui, même les plus vieux sont convaincus. »
Sa décision de s’abonner à ce service, qui coûte 30 000 dollars par an, a aussi été dictée par des contraintes économiques : « La récession a durement frappé Modesto. Le budget de la police a diminué et, entre 2009 et 2013, nous avons perdu 12 % de nos effectifs. Or, pendant ce temps, la criminalité augmentait. La seule solution était d’innover » – en d’autres termes, de pallier le manque de main-d’œuvre en faisant appel aux technologies de pointe : « Désormais, nous pouvons être proactifs, concentrer nos moyens limités sur les zones prioritaires. »
La réalité est plus chaotique
Sur le terrain, la réalité est plus chaotique. En ce vendredi après-midi, le sergent Steven Stanfield n’a pas le temps de se consacrer aux carrés PredPol, car les appels d’urgence se succèdent un peu partout : une femme a poignardé son compagnon dans leur caravane, un homme harcèle les femmes seules sur un parking… Mais il s’arrange : « Après chaque intervention, je dois rédiger un rapport. Au lieu de me garer n’importe où, je vais me poster dans un carré PredPol, bien en vue. Comme ça, je fais d’une pierre deux coups. »
A l’arrivée de la belle saison, beaucoup de délits ont lieu dans les parcs et les squares : « Tous les policiers le savent, mais il y a une centaine d’espaces verts dans la ville, impossible de les surveiller tous. PredPol nous dit lesquels seront les plus actifs. Sur la carte d’aujourd’hui, j’en vois un auquel je n’aurais jamais pensé, dans un quartier que je croyais tranquille. » Il reconnaît que PredPol permet de lutter contre la routine, qui pousse les policiers à couvrir toujours les mêmes endroits.
A l’autre bout de la ville, le sergent T. J. Muffet se gare pour consulter sa carte sur son ordinateur de bord et choisit un carré PredPol tout proche : « Bien plus qu’ailleurs, j’y trouve des fugitifs recherchés par la justice : par exemple, des inculpés libérés sous caution qui ne se sont pas présentés à leur procès, ou des personnes en liberté anticipée qui ne se soumettent pas aux contrôles obligatoires – et qui sont enclins à commettre de nouveaux délits. »
Dès son arrivée, il repère un petit homme mal habillé qui grille un stop à vélo et tient une canette de bière ouverte. Double infraction, interpellation, menottes, fouille, vérification d’identité : grâce à son ordinateur de bord, le sergent découvre que l’homme est recherché pour usage de drogue et fabrication d’une « arme explosive ». Il actionne alors la mini-caméra fixée sur sa poitrine, qui enregistrera l’arrestation en audio et en vidéo. Puis il appelle une policière en renfort, pour transporter l’homme en prison. Dans son rapport, il note que l’arrestation a eu lieu dans un carré PredPol.
Surveiller ses « carrés »
De son côté, le policier Mike Rokaitis, 24 ans, tout juste un an d’ancienneté, a choisi de travailler de nuit : « PredPol m’aide beaucoup. J’ai grandi ici, mais c’est une ville étendue et très diverse. Certains quartiers me sont inconnus. » Après 22 heures, quand Modesto se calme un peu, il a le temps de surveiller sescarrés. Ce soir, le système a sélectionné pour lui un carrefour mal éclairé, avec un espace vert, des fast-foods, une boutique d’alcool : « Si je reviens ici régulièrement, au bout d’une semaine, ce point chaud va disparaître de la carte. Ce sera la preuve que mon action a été utile, que j’ai eu un impact. »
A Santa Cruz, la société PredPol, qui emploie désormais 25 personnes, est en plein essor. Son nouveau PDG, Larry Samuels, explique que les bénéfices ne sauraient tarder : « Une soixantaine de villes américaines ont adopté notre système et d’autres envisagent de le faire. Nous travaillons aussi avec des services de police en Angleterre et en Uruguay. » Il compte ouvrir prochainement un bureau commercial en Allemagne ou en France. Comme tant d’autres start-up californiennes, PredPol va débarquer sur le Vieux Continent
Yves Eudes (Modesto (Californie), envoyé spécial) Grand reporter
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