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PredPol, le big data au service de la police
LE MONDE | 22.04.2015 à 20h40 • Mis à jour le 23.04.2015 à 08h07 | Par Yves Eudes (Modesto (Californie), envoyé spécial)
Célèbre pour sa production de vin et d’amandes, Modesto, 210 000 habitants, l’est aussi pour son taux de chômage et de criminalité record – près du double de la moyenne en Californie. C’est également cette ville au cœur de la plaine centrale de Californie que le réalisateur John Ridley a choisie pour créer la série American Crime. Dans le centre-ville, le QG de la police occupe tout un bloc de maisons. En cet après-midi printanier, l’équipe du soir arrive pour prendre son service, qui durera onze heures d’affilée, de 16 heures à 3 heures du matin.
Dans la salle de réunion, une quinzaine de policiers ont pris place derrière de grandes tables grises. Avant de commencer leurs patrouilles, ils écoutent leur sergent résumer les événements de la matinée : coups de feu, vols de voitures, cambriolages… Leur supérieur allume un écran d’ordinateur accroché au mur et affiche un plan de la ville, sur lequel on distingue dix petits carrés rouges : un carrefour, un square, un centre commercial… Ce sont les « hot spots », les points chauds à surveiller en priorité. Selon l’ordinateur, connecté au système PredPol (Predictive Policing), les délits vont se concentrer, au cours des douze prochaines heures, dans ces carrés de 150 mètres de côté, représentant une minuscule fraction de la superficie de Modesto.
Le sergent zoome sur la carte pour montrer aux différentes patrouilles les quartiers qui leur sont assignés. L’ordinateur affine ses prédictions et affiche cinq « carrés PredPol » par secteur, classés par ordre de priorité. Une jeune policière demande à quoi correspond l’un des carrés au milieu de sa zone. En un clic, une photo panoramique du carrefour apparaît, car PredPol est connecté à Google Street View.
Une mise à jour en continu
Chaque policier reçoit par e-mail cinq petites cartes, représentant différentes portions de leur secteur. Quand ils seront en patrouille, ils pourront les consulter sur leur téléphone ou sur l’ordinateur de bord de leur voiture. Avant de lâcher ses troupes, le sergent leur rappelle que, entre deux urgences, ils ont ordre d’aller surveiller en priorité lescarrésPredPol : en février, 147 délits commis dans ces points chauds sont restés impunis, autant d’occasions manquées… Dans quelques heures, la scène se répétera pour l’équipe du matin, mais certains points chauds auront changé, car l’ordinateur modifie ses prédictions d’heure en heure.
En coulisses, le fonctionnement du système est complexe. Depuis janvier 2014, la police de Modesto s’est abonnée au service de la société PredPol, une start-up californienne installée dans la ville universitaire de Santa Cruz. PredPol a d’abord téléchargé sur ses serveurs la totalité des archives informatisées de la police de la ville, en remontant jusqu’à 2004 : rapports, procès-verbaux, comptes rendus, transcriptions d’appels… A partir de cette masse de données hétérogènes, elle a constitué une base structurée et exploitable. Puis des algorithmes ont extrait et classé les délits selon trois critères : date, lieu et catégorie – vol à la tire, cambriolage, attaque à main armée, violences physiques, vol de voiture, vandalisme… PredPol reste connecté 24 heures sur 24 au réseau informatique de la police, et télécharge en temps réel tous les nouveaux rapports, à mesure que les policiers les tapent sur leurs ordinateurs de bord. La base de données est ainsi mise à jour en continu.
Prédire les « points chauds »
Grâce à ce flux constant, PredPol peut s’attaquer à la tâche, plus mystérieuse, de la prédiction. Le concept a été imaginé par l’un des fondateurs de la société, Jeffrey Brantingham, professeur d’anthropologie à l’université de Los Angeles : « Au départ, il s’agissait d’une recherche universitaire. Je voulais travailler sur les “mathématiques du crime” à l’échelle d’une ville – voir si l’on pouvait déterminer les lieux où la majorité des infractions allaient se produire durant les heures à venir. Et ensuite, calculer comment ces “points chauds” bougent et se modifient. »
L’anthropologue réunit une équipe de mathématiciens et d’informaticiens spécialistes du traitement du big data et se procure, grâce au soutien du chef de la police de Los Angeles, un échantillon de « données criminelles » : « Nous avons produit des équations suggérant que le crime est prévisible à court terme. Puis nous avons mené des tests avec les données de terrain, qui ont été concluants. »
Les scientifiques se sont inspirés d’algorithmes inventés par d’autres chercheurs, qui essayaient de prévoir les tremblements de terre : « Les sismologues classent les séismes en deux catégories : les secousses primaires, difficilement prévisibles, et les répliques, plus faciles à prévoir car elles sont proches, en temps et en lieu, du séisme initial. C’est la même chose pour les cambriolages. Si un immeuble est cambriolé une fois, les chances qu’il le soit à nouveau augmentent de près de 100 %. Peu importe les causes, les faits sont là. Cette séquence d’événements est modélisable. »
Le professeur tient à préciser que son invention est politiquement irréprochable : « Nous n’effectuons aucun profilage, nous ne nous intéressons pas aux auteurs des infractions. Pour nos prédictions, l’identité des délinquants, ou leurs caractéristiques socioculturelles sont sans valeur. D’ailleurs, aux Etats-Unis, à peine 12 % des cambriolages sont élucidés. On ignore donc, à 88 %, qui sont les cambrioleurs. »
Arrestations en hausse
Au sein des associations de policiers, l’annonce en 2012 de l’existence de ce projet excite les curiosités : « Nous avons reçu près de deux cents coups de téléphone de villes qui voulaient faire des tests. » Le professeur décide alors de s’associer à des hommes d’affaires de la Silicon Valley pour créer une start-up, qui fournira un service commercial clés en main.
A Modesto, le chef de la police, le capitaine Rick Armendariz, est enthousiaste : « Grâce à PredPol, en deux mois, les cambriolages ont baissé de 27 %, les autres types de délits entre 11 % et 15 %. En même temps, nous avons augmenté le nombre d’arrestations – désormais, plus de la moitié ont lieu dans un carré PredPol. » Le capitaine utilise le système uniquement pour prédire trois types de délits, les cambriolages, les vols de voitures et les vols dans les lieux publics : « Si l’on ajoute trop de critères, le système devient moins fiable. »
Il reconnaît qu’au début beaucoup de policiers étaient sceptiques : « Les plus expérimentés disaient qu’ils n’avaient pas besoin d’un ordinateur pour savoir où trouver des voyous. D’autres refusaient carrément l’idée que l’on puisse prédire l’avenir, c’était contraire à leur vision du monde. En revanche, les jeunes ont tout de suite été intéressés. Puis les chiffres ont parlé, et aujourd’hui, même les plus vieux sont convaincus. »
Sa décision de s’abonner à ce service, qui coûte 30 000 dollars par an, a aussi été dictée par des contraintes économiques : « La récession a durement frappé Modesto. Le budget de la police a diminué et, entre 2009 et 2013, nous avons perdu 12 % de nos effectifs. Or, pendant ce temps, la criminalité augmentait. La seule solution était d’innover » – en d’autres termes, de pallier le manque de main-d’œuvre en faisant appel aux technologies de pointe : « Désormais, nous pouvons être proactifs, concentrer nos moyens limités sur les zones prioritaires. »
La réalité est plus chaotique
Sur le terrain, la réalité est plus chaotique. En ce vendredi après-midi, le sergent Steven Stanfield n’a pas le temps de se consacrer aux carrés PredPol, car les appels d’urgence se succèdent un peu partout : une femme a poignardé son compagnon dans leur caravane, un homme harcèle les femmes seules sur un parking… Mais il s’arrange : « Après chaque intervention, je dois rédiger un rapport. Au lieu de me garer n’importe où, je vais me poster dans un carré PredPol, bien en vue. Comme ça, je fais d’une pierre deux coups. »
A l’arrivée de la belle saison, beaucoup de délits ont lieu dans les parcs et les squares : « Tous les policiers le savent, mais il y a une centaine d’espaces verts dans la ville, impossible de les surveiller tous. PredPol nous dit lesquels seront les plus actifs. Sur la carte d’aujourd’hui, j’en vois un auquel je n’aurais jamais pensé, dans un quartier que je croyais tranquille. » Il reconnaît que PredPol permet de lutter contre la routine, qui pousse les policiers à couvrir toujours les mêmes endroits.
A l’autre bout de la ville, le sergent T. J. Muffet se gare pour consulter sa carte sur son ordinateur de bord et choisit un carré PredPol tout proche : « Bien plus qu’ailleurs, j’y trouve des fugitifs recherchés par la justice : par exemple, des inculpés libérés sous caution qui ne se sont pas présentés à leur procès, ou des personnes en liberté anticipée qui ne se soumettent pas aux contrôles obligatoires – et qui sont enclins à commettre de nouveaux délits. »
Dès son arrivée, il repère un petit homme mal habillé qui grille un stop à vélo et tient une canette de bière ouverte. Double infraction, interpellation, menottes, fouille, vérification d’identité : grâce à son ordinateur de bord, le sergent découvre que l’homme est recherché pour usage de drogue et fabrication d’une « arme explosive ». Il actionne alors la mini-caméra fixée sur sa poitrine, qui enregistrera l’arrestation en audio et en vidéo. Puis il appelle une policière en renfort, pour transporter l’homme en prison. Dans son rapport, il note que l’arrestation a eu lieu dans un carré PredPol.
Surveiller ses « carrés »
De son côté, le policier Mike Rokaitis, 24 ans, tout juste un an d’ancienneté, a choisi de travailler de nuit : « PredPol m’aide beaucoup. J’ai grandi ici, mais c’est une ville étendue et très diverse. Certains quartiers me sont inconnus. » Après 22 heures, quand Modesto se calme un peu, il a le temps de surveiller sescarrés. Ce soir, le système a sélectionné pour lui un carrefour mal éclairé, avec un espace vert, des fast-foods, une boutique d’alcool : « Si je reviens ici régulièrement, au bout d’une semaine, ce point chaud va disparaître de la carte. Ce sera la preuve que mon action a été utile, que j’ai eu un impact. »
A Santa Cruz, la société PredPol, qui emploie désormais 25 personnes, est en plein essor. Son nouveau PDG, Larry Samuels, explique que les bénéfices ne sauraient tarder : « Une soixantaine de villes américaines ont adopté notre système et d’autres envisagent de le faire. Nous travaillons aussi avec des services de police en Angleterre et en Uruguay. » Il compte ouvrir prochainement un bureau commercial en Allemagne ou en France. Comme tant d’autres start-up californiennes, PredPol va débarquer sur le Vieux Continent
Yves Eudes (Modesto (Californie), envoyé spécial) Grand reporter
adolsecence et cannabis
Le cannabis en forte hausse chez les ados
LE MONDE | 21.04.2015 à 11h00 • Mis à jour le 21.04.2015 à 14h44 | Par François Béguin et Laetitia Clavreul
Tous les indicateurs sont au rouge. Après une décennie de baisse, la consommation de cannabis chez les adolescents de 17 ans est repartie nettement à la hausse. C’est ce que montrent les premiers chiffres issus des questionnaires anonymes remplis par plus de 22 000 jeunes lors des journées Défense et citoyenneté de mars 2014, publiés mardi 21 avril par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). De mauvais résultats qui s’accompagnent d’une hausse de l’usage régulier d’alcool et de tabac.
L’étude a été réalisée dans le cadre de l’enquête Escapad, menée régulièrement depuis 2000. Entre 2011 et 2014, l’OFDT observe « une recrudescence importante » de l’expérimentation de cannabis chez les adolescents de 17 ans : 47,8 % y ont goûté au moins une fois, contre 41,5 % trois ans plus tôt, soit près d’un jeune sur deux. Une hausse de plus de 6 points, mais un niveau en deçà, cependant, des 50,3 % observés en 2003. Depuis, il n’avait cessé de baisser.
En trois ans, la proportion de ceux qui ont expérimenté cette substance illicite est passée de 44 % à 49,8 % pour les garçons, et de 38,9 % à 45,8 % pour les filles. En 2000, les garçons étaient autant qu’en 2014 à l’avoir testée, mais les filles étaient « seulement » 40,9 %.
Le marché est mature : il y a des promotions, et des dealers préviennent de leurs arrivages par SMS
Bien plus que l’expérimentation, c’est le niveau de consommation qui interpelle. En trois ans, le pourcentage de jeunes de 17 ans déclarant avoir fumé un joint au moins une fois dans l’année est passé de 34,6 % à 38,2 %, et celui de ceux qui l’ont fait dans le mois de 22,4 % à 25,5 % (soit plus d’un jeune sur quatre). Près d’un sur dix (9,2 %) dit consommer du « shit » au moins dix fois par mois, contre 6,5 % en 2011. Sur ce point aussi, le chiffre de 2014 met fin à la baisse observée depuis 2003. Enfin, l’usage quotidien évolue de 3 % à 4 %.
La note de l’OFDT insiste en outre sur le fait, important, que parmi les jeunes ayant fumé du « shit » dans l’année 25,7 % des garçons et 17,3 % des filles présentent un risque élevé d’usage dit problématique ou de dépendance. Soit 8 % de l’ensemble des adolescents de 17 ans, contre 5,3 % en 2011. On sait notamment que le cannabis induit des troubles de l’apprentissage et de la mémoire et qu’il peut précipiter la survenue de troubles psychiatriques. Etude après étude, les dangers d’un début de consommation précoce, qui accroît en outre le risque de dépendance, sont soulignés. Sans compter la qualité parfois médiocre des produits achetés.
« Anxiolytique »
Ces dernières années, d’autres enquêtes auprès des jeunes montraient plutôt une stabilisation de l’usage. Tous les regards vont donc se porter sur les futurs chiffres, pour savoir si la hausse redevient la tendance. Il faut dire qu’alors que le cannabis est de loin le produit illicite le plus consommé – 17 millions de Français l’ont expérimenté – ces mauvais chiffres s’inscrivent dans un ensemble inquiétant. Début avril, un baromètre de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé a montré que la consommation repart à la hausse chez les 18-64 ans. Après des années de forte augmentation, une stabilisation à un niveau élevé s’était opérée dans les années 2000. Ce n’est plus le cas : entre 2010 et 2014, l’usage dans l’année est passé de 8 % à 11 %, l’usage régulier de 2 % à 3 %.
Le cannabis « répond à des attentes assez variées », remarque François Beck, le directeur de l’OFDT : « Certains l’utilisent comme anxiolytique ou pour trouver le sommeil, d’autres dans un contexte festif. C’est un produit transversal : on le trouve sur l’ensemble du territoire et dans beaucoup de milieux socioculturels. » Pour comprendre les motivations spécifiques des jeunes, des études plus qualitatives ont été lancées, précise-t-il.
La hausse globale actuelle s’inscrit dans un contexte de net accroissement de l’offre, notamment de la culture locale. Ces dernières années, la France est devenue un pays non seulement de consommation de cannabis, mais aussi de production. En 2013, 140 000 pieds ont été saisis, contre 55 000 en 2010. Parallèlement, la vente de résine est demeurée très dynamique. Les économistes parlent d’un marché « mature », où l’offre s’est diversifiée, rendant le produit encore plus attractif. Il y a désormais des promotions, et les dealers n’hésitent plus à prévenir par SMS de leurs arrivages.
« Il faut que les parents et les médias déconstruisent l’image du cannabis et débanalisent son usage »
On peut trouver du cannabis sans problème, et partout en France. Selon une autre enquête de l’OFDT, 50 % des lycéens jugent que la substance est assez ou très facile d’accès, et seulement 15 % estiment qu’il leur serait impossible de s’en procurer. Sans compter que le produit est bon marché : pour 10 euros, un adolescent peut en acheter. L’augmentation des taux de tétrahydrocannabinol (THC) – le principe actif – contribue aussi à la plus grande attractivité du produit : en 2013, le taux de concentration moyen était de 17 % pour la résine, et 12,5 % pour l’herbe, selon l’Institut national de la police scientifique. Contre 7 % à 8 % dix ans plus tôt.
En 2013, le plan gouvernemental de lutte contre les addictions, sans toucher au volet répressif promu par la droite précédemment, avait rééquilibré le volet sanitaire en mettant l’accent sur une prévention plus efficace. Il avait pour objectif de repérer plus précocement les consommateurs, avant leur arrivée dans les services d’addictologie, et de renforcer les consultations de jeunes consommateurs, lieux d’accueil des ados et de leurs familles. Ces mesures commencent à entrer en application.
Cela suffira-t-il ? « Faire la morale aux jeunes, ça ne marche pas, estime Danièle Jourdain Ménninger, la présidente de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). Il faut que les parents et les médias déconstruisent l’image du cannabis et débanalisent son usage. » Pour elle, « ces chiffres inquiétants sont le résultat d’une politique passée ». En 2014, date de récolte des données, cela faisait néanmoins déjà deux ans que la majorité avait changé.
les réseaux concurrencent les sites d'emploi
Recrutement: les réseaux concurrencent les sites d’emploi
LE MONDE | 05.05.2015 à 18h09 • Mis à jour le 07.05.2015
«Dans un monde toujours plus transparent, internationalisé et rapide, les processus sont obligés de s’adapter », explique Frédérique Scavennec, dont la nomination à la direction du recrutement de L’Oréal, il y a deux ans, coïncide avec l’évolution résolument digitale du groupe. Aujourd’hui, le numérique est devenu la première source d’embauche du géant cosmétique : il utilise LinkedIn pour lancer des campagnes d’embauche « ciblées et chirurgicales », Twitter pour repérer des profils digitaux, Facebook pour communiquer sur ses valeurs d’entreprise et attirer les candidats juniors. En 2015,« l’empreinte digitale » devient même un critère de sélection, selon Mme Scavennec : « Un candidat qui s’absenterait complètement des réseaux peut-il vraiment s’adapter au marché actuel ? »
Pour déterminée qu’elle soit, cette stratégie n’est pas exceptionnelle. Selon une enquête menée par l’Usine nouvelle auprès de 110 entreprises en novembre 2014, 82 % des employeurs déclaraient utiliser les réseaux sociaux professionnels pour recruter, et 40,6 % les réseaux sociaux généralistes.
Mickaël Haton : « J’ai trouvé mon job sur Twitter »
« En 2013, Proservia, une filiale de Manpower, poste sur Twitter son intention de recruter un community manager à Nantes. Je viens de terminer un CDD dans un quotidien régional et je cherche un tremplin de conversion. Une entreprise à la pointe de la technologie appartenant au groupe Manpower ? Banco, je postule… et deux ans et demi plus tard, je suis en CDI chez eux, témoigne Mickaël Haton, aujourd’hui Community Manager chez Proservia.
À mon sens, Twitter est un outil formidable qui met en avant des qualités recherchées par les candidats comme par les recruteurs : curiosité, innovation, capacité de veille, transparence… C’est une étape très pertinente pour rejoindre ensuite un circuit de recrutement plus traditionnel.
Il faut jouer la complémentarité : job boards, médias sociaux, salons, sites de recrutement… Avec ces deux énormes avantages des médias sociaux : la possibilité de jouer d’égal à égal avec un pair ayant un carnet d’adresse hérité “de naissance”, et celle de pouvoir contacter sans filtre les décideurs RH. Profitons-en ! »
Propos recueillis par Camille Thomine
Les candidats l’ont bien compris. Selon une étude Randstad publiée mardi 5 mai et réalisée fin 2014 auprès de quelques 12000 personnes, plus d’un Français sur trois (34,5 %) déclare utiliser les réseaux sociaux pour chercher du travail. Les réseaux cités comme les plus utilisés étant dans l’ordre Facebook (55,9 %), Linkedin (41,5 %), Viadeo (34,4 %), et Twitter (16,4 %). Aujourd’hui, une simple recherche du mot-clé #job sur Twitter fait apparaître entre vingt et trente offres d’emploi par minute, tandis que Facebook vient de lancer sa déclinaison « at work » en janvier.
Une solution de réseau d’entreprise calqué sur le modèle grand public et qui confirme le succès actuel du site : les candidats y suivent l’actualité des firmes convoitées et amorcent des contacts informels ; les recruteurs y glanent des informations sur leurs postulants tout en véhiculant une image dynamique de leur secteur.
Pionnier parmi les sites d’emploi, Monster ne s’y est pas trompé, qui multiplie depuis six mois les incursions sur les réseaux sociaux : lancement de « Twitter cards » permettant à un recruteur la diffusion automatique de ses offres de postes faites sur Monster sur leur compte Twitter ; opérations « #Recrutezmoi » pour inciter employeurs et candidats à se retrouver autour d’un même hashtag dans un laps de temps donné et, bien sûr, présence renforcée sur Facebook qui a déjà valu au site d’emploi d’être désigné « marque la plus présente » sur le réseau social en 2013, selon le baromètre du cabinet Cocédal.
Ces solutions permettent aux recruteurs « de tirer profit du Web social sans avoir à y investir le temps qu’ils n’ont pas », selon Gilles Cavallari, directeur général de Monster en France : à l’inverse de la « fiabilité prouvée » et de la « simplicité d’usage » des traditionnels sites d’emploi, les réseaux nécessiteraient beaucoup de temps pour être efficaces.
Les réseaux sociaux peuvent être très chronophages. « Oui, si l’on démarre de zéro », explique Frédérique Scavennec. Mais le temps passé à communiquer sur la marque et à échanger avec les candidats est « largement récupéré par la suite, une fois augmentée la connectivité avec eux et constitué un solide pipeline de profils ».
Le risque d’être noyé
Pour Jean-Christophe Anna, directeur général de #rmstouch, société spécialisée en recrutement mobile et social, l’autre risque des réseaux consiste, côté candidat, à se retrouver « noyé » dans la masse des concurrents. « La plupart des gens s’inscrivent sur LinkedIn ou Twitter mais s’arrêtent à cette étape, note-t-il. Or il faut se démarquer et passer à l’action, interpeller des personnes, s’intégrer aux groupes de discussion, partager du contenu…»
Devenus incontournables, ces outils ne sont pas magiques : « Il faut prendre le temps d’explorer leurs fonctions. » Alors seulement ils se révèlent ce puissant levier pour « faire du réseau ». Une démarche somme toute traditionnelle mais « sous-exploitée », selon M. Anna.
Autre solution en vogue pour gagner en efficacité : l’agrégation de données, soit le big data appliqué à l’emploi. De nombreuses start-up et outils comme Gild, Entelo ou Kenexa permettent d’aimanter toutes les données numériques relatives à un candidat afin d’identifier un profil toujours plus proche de ses besoins, dans le secteur d’activité et/ou l’implantation géographique d’un recruteur.
Là encore, Monster n’échappe pas à la tendance : il vient de faire l’acquisition de l’agrégateur TalentBin, qui propose d’identifier développeurs Web, designers ou graphistes en scannant leurs différentes productions -partagées sur le Web public – réseaux, blogs, forums d’experts. Ces méthodes ont leurs avantages, selon Gilles Cavallari : appuyer l’embauche sur des compétences« prouvées » qui « ne reposent plus uniquement sur du déclaratif »,mais aussi dénicher les candidats passifs ou profils rares « qui boudent les CV-thèques et autres réseaux sociaux professionnels où ils peuvent être sursollicités ».
Croisement de données
Enfin, la diversification des modes de recrutement dépend aussi de celle des supports. Pour Jean-Christophe Anna, le canal d’avenir est le mobile, même si les applications restent peu nombreuses. Parmi elles, Big-Central, qui propose aux 12-25 ans de postuler depuis leur smartphone grâce à des vidéos d’une minute. Ou encore les différents « Tinder » [du nom d’un site de rencontres amoureuses] de l’emploi, lancés à l’été 2014 sous les noms de Jobr (Etats-Unis), Truffls (Allemagne) ou Kudoz (France).
Comme les plates-formes de rencontres, ces applications s’appuient sur un croisement de données – souvent puisées dans les CV-thèques existantes – pour suggérer des appariements concrets entre recruteurs et candidats. A l’utilisateur de « swiper » ensuite comme sur Tinder, en faisant glisser l’écran à droite pour manifester son intérêt, à gauche pour afficher une autre proposition.
L’idée ? Faciliter le processus en allégeant le texte à taper. « S’inscrire, remplir ses critères, trier les annonces, il faut parfois plus d’une heure et demie pour trouver une offre qui corresponde sur les sites d’emploi et réseaux professionnels », explique Pierre Hervé, fondateur de Kudoz. Sans compter qu’une fois sur deux, ladite annonce renverra encore sur une autre plate-forme avec d’autres formulaires à renseigner. Pour lui, le défaut majeur des solutions actuelles consiste à se mettre toujours du côté du recruteur. En oubliant qu’un candidat pour qui la tâche devient trop complexe se tournera vers des outils parallèles.
Initiatives futuristes
Remettre « l’expérience candidat » au cœur du recrutement serait donc l’enjeu de demain ? C’est ce que pense Frédérique Scavennec, qui constate que la fonction ressources humaines évolue vers le marketing. « Ce n’est pas encore au recruteur de séduire le candidat, mais la balance s’est équilibrée, remarque-t-elle. Il faut l’étonner, créer du lien entre lui et l’entreprise.»
Depuis peu, L’Oréal expérimente des objets connectés, censés transformer l’entretien d’embauche en un rendez-vous interactif et ultrapersonnalisé via des vidéos et des informations calibrées sur l’entreprise, qui sont « poussées » sur le mobile du candidat au fur et à mesure de son itinéraire jusqu’au bureau du recruteur. Cela afin de susciter l’envie, en montrant que les ressources humaines aussi peuvent se hisser à la pointe de l’innovation.
Parmi les initiatives futuristes, difficile de dire lesquelles vont perdurer sur le marché. Côté employeur, l’un des avantages du numérique est de pouvoir tester puis abandonner des solutions à peu de frais. Côté candidat, en revanche, s’il faut se réjouir de voir s’élargir le champ des possibles, gare à l’éparpillement. « Mieux vaut maîtriser quelques outils et exploiter à fond leur potentiel que de s’égarer parmi mille outils », rappelle M. Anna.
Camille Thomine
LA gauche après Charlie
Après Charlie : bal tragi-comique à gauche radicale-sur-Seine
Ce qu’on a appelé « gauche radicale » ou « gauche de la gauche » ou « gauche de gauche » a émergé au cours des années 1990, avec des composantes :
- partisanes (LCR, puis NPA, plus tard Front de gauche, avec notamment le PCF, le PG et Ensemble, des courants de gauche du PS et des Verts, plus récemment Nouvelle Donne, et puis du côté postcolonial le Parti des Indigènes de la République),
- associatives (Attac, créée en juin 1998, Fondation Copernic, mouvements des « sans », groupes féministes, Act Up, etc.)
- ou syndicales (Union syndicale Solidaires, des secteurs de la FSU et de la CGT).
Cette gauche radicale commençait à se saisir tout à la fois de l’impasse du stalinisme, après la chute du Mur de Berlin en 1989, et de l’enlisement social-libéral du Parti socialiste depuis 1983. Elle mêlait entre autres une extrême-gauche issue de Mai 1968, devenue plus pragmatique dans l’attention aux contradictions de la société et aux mouvements sociaux, une galaxie communiste en recomposition, une gauche écologiste, des sensibilités critiques du PS ou un renouveau des thématiques « républicaines ».
Une de ses origines a été en avril 1991 le manifeste « Refondations », initié notamment par l’ex-ministre communiste Charles Fiterman. Les grandes grèves et manifestations de l’hiver 1995 ont constitué pour cette galaxie naissante un moment d’accélération. Des ré-élaborations marxistes, incarnées particulièrement par Daniel Bensaïd, et des sciences sociales critiques engagées, symbolisées par Pierre Bourdieu, l’ont accompagnée intellectuellement.
Débordée par l’extrême droite
Cette gauche radicale a eu principalement des effets sur le champ politique et sur l’espace idéologique public entre 1995 et 2006 ; 2005 correspondant à la victoire du « non » au Traité constitutionnel européen et 2006 à la victoire du mouvement social contre le CPE (Contrat Première Embauche).
Cependant, entre routinisations organisationnelles, faible imagination au niveau des pratiques politiques, prégnance institutionnelle de la présidentialisation, divisions ou appauvrissement intellectuel, elle a depuis largement perdu la main. Elle n’a pas réussi à constituer une alternative à la gauche sociale-libérale, ni dans le cadre des institutions représentatives existantes (Front de gauche), ni dans un rapport plus critique à ces institutions (NPA), ni vraiment réussi à inventer une politique citoyenne non partisane pesant significativement sur les enjeux du moment (Attac).
Elle a même été débordée par l’extrême droite, qui apparaît de plus en plus comme une possibilité électorale crédible par rapport aux alternances rituelles entre le PS et l’UMP. Par ailleurs, sur le plan culturel, un néoconservatisme xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste à deux têtes (islamophobe avec Eric Zemmour, antisémite avec Alain Soral) est en train de lui piquer ses mots (« néolibéralisme », « pouvoir des banques et de la finance », « mondialisation », « propagande médiatique », « peuple », « social », « République », « démocratie », « laïcité », « écologie »…) et ses postures critiques (dans une rhétorique « antisystème » vague associée à une rebellitude floue), dans la magie d’un « politiquement incorrect » débarrassé des appuis émancipateurs de la critique historique de gauche.
Et la gauche radicale, tout à ses évidences et à une certaine arrogance, ne semble pas vraiment s’en rendre compte.
Le lapin dans les phares et l’événement Charlie
Nous étions il y a encore quelques semaines face à l’extrême droitisation politique et idéologique comme des lapins fascinés et paralysés par la voiture qui va les écraser. Sans bouger. Tétanisés et fatalistes.
Et puis l’horreur est arrivée : l’assassinat de mes amis de Charlie Hebdo, puis les crimes antisémites. Mais des contrepoisons ont spontanément émergé via des émotions ordinaires manifestées publiquement : « Je suis Charlie », des bougies, des pancartes personnalisées... Dans des contradictions et des ambiguïtés propres à la plupart des mouvements sociaux, on pourrait même faire l’hypothèse que quelque chose comme une raison sensible, établissant des passages entre émotions et raison, se cherchait en mettant à l’écart, peut-être de manière simplement provisoire, les logiques xénophobes tendant antérieurement à polariser le champ politique et l’espace idéologique public. Les discours prenant à partie « les musulmans » dans leur ensemble se tenaient en dehors des manifestations.
On aurait pu penser que la gauche radicale se serait réjouie du coup d’arrêt porté à ce qui paraissait quelques jours avant inéluctable. D’autant plus que la gauche radicale, hors des effets de manche rhétorique et d’un certain folklore antifasciste, n’avait guère réussi à enrayer le moins du monde le processus jusqu’à présent. Sa mélancolie aurait pu devenir plus joyeuse dans la confrontation citoyenne avec la tragédie, comme ce qui s’est parfois passé dans les manifestations. N’aurait-elle pas dû se jeter dans la mêlée, pour faire de la politique autrement au milieu des manifestants, avec les manifestants, en se coltinant les contradictions dans le mouvement même ? Elle a été au mieux timorée.
Certes, en général, les communiqués des organisations passaient, en dehors d’un NPA poursuivant son auto-marginalisation, mais sans grand souffle, ni engagements pratiques solides. Le PCF a été le plus digne, même si sa mouvance a aussi été traversée par des débats biscornus. Cependant, son vieillissement militant et une certaine paralysie liée à ses ambivalences vis-à-vis du PS rendent difficile qu’il puisse devenir moteur dans une nouvelle dynamique.
Bien sûr, « le côté obscur de la force » n’a pas disparu pour autant par magie. Plus silencieusement, le Front national risque d’engranger de nouveaux gains électoraux, son pouvoir d’attraction sur les thèmes de l’agenda politicien demeurant. Les tendances islamophobes se sont exprimées, à l’écart des paroles manifestantes les plus visibles, dans les réseaux sociaux ou dans les actes contre les mosquées. La xénophobie d’État mise en œuvre de Sarkozy à Valls, notamment quant à la supposée « question rom », va perdurer. Dans certains discours médiatiques, intellectuels et politiciens sur les manifestations, l’injonction faite aux « musulmans » en général, dans son impensé islamophobe, de « se désolidariser » de l’horreur a même freiné les réactions spontanées de sympathie vis-à-vis des victimes des personnes de culture musulmane.
Impuissante et aveugle
Ailleurs, les discours antisémites ou l’héroïsation des assassins ont eu des échos. Dans certaines fractions de la jeunesse, la « vraie » critique « antisystème » n’est plus du côté de la gauche radicale, mais de Soral et Dieudonné. Dans le même temps, avec des intersections avec le phénomène précédent, les vapeurs romantiques ne s’imprègnent plus des mythologies propres aux guérillas d’Amérique latine des années 1960-1970, mais des fantasmes djihadistes.
Cependant, de nouveaux points d’appui, que l’on n’attendait pas, sont apparus dans un mouvement de masse inédit afin de résister. Or, la galaxie radicale a été agitée, dans ses différentes composantes, en particulier sur ses listes internet et sur Facebook, par des débats qui l’ont rendue largement impuissante et aveugle face à l’événement :
- « Charlie Hebdo était-il raciste et donc être Charlie n’était-ce pas cautionner l’islamophobie ? »,
- « La lutte contre l’islamophobie n’a-t-elle pas préparé de façon indirecte, du côté de la gauche radicale, les actes meurtriers en les justifiant de manière soft ? »,
- « Fallait-il aller dans les manifestations à cause des récupérations ? »,
- « Ne devions-nous pas ne pas être Charlie face à l’injonction d’être Charlie ? »,
- « Les émotions exprimées-là n’étaient-elles pas coupables dans leur sélectivité par rapport à tous les malheurs du monde ? »,
- « Les foules n’étaient-elles pas manipulées par les médias et les forces dominantes ? »,
- « N’était-ce pas des manifestations de classes dominantes opposées au vrai peuple des banlieues ? »…
Les bulldozers du manichéisme face à l’événement
Dans ces échanges, des polarisations plus anciennes ont donné le la, des automatismes se sont enclenchés, des langues de bois ont aplati les spécificités et les complications de l’événement sous leur bulldozer. Je ne parle pas de ceux qui se sont posés légitimement des questions, ont émis des doutes, dans les fragilités ordinaires du for intérieur de chacun, mais de ceux qui arrivaient avec leurs réponses surgelées prêtes à cuire, indépendamment de l’évènement. Le Picard de la certitude !
Et puis, le temps de la sidération passé, sont arrivées les premières tribunes publiques, à l’enrobage demi-savant qui, au-delà des précautions d’usage (« c’est horrible mais… »), finissent par dénigrer plus ou moins indirectement les manifestations et les manifestants de façon paternaliste, à la manière des toujours vivaces politiques tutélaires (« le vrai peuple éclairé par les esprits éclairés et/ou l’avant-garde révolutionnaire ! »), dans une extériorité donneuse de leçons. Ceux qui ont pris la parole au nom des sciences sociales sont apparus particulièrement prétentieux et manichéens. Où sont passées les analyses à la fois nuancées et engagées d’un Bourdieu ou d’un Bensaïd ?
Le philosophe Maurice Merleau-Ponty rappelait en juillet 1948 :
« L’époque, c’est notre temps traité sans respect, dans sa vérité insupportable, encore collé à nous, encore sensible au jugement humain qui le comprend et qui le change, interrogé, critiqué, interpellé, confus comme un visage que nous ne savons pas encore déchiffrer, mais comme un visage aussi, gonflé de possibles. » (« Complicité objective », repris dans « Parcours 1935-1961 », éd. Verdier)
Et il ajoutait :
« Quand on évite toute rencontre avec l’exubérance et le foisonnement du présent, on sauve plus facilement les schémas et les dogmes. »
Souvent, les prêtres de la gauche radicale et leurs enfants de chœur ne se sont pas laissés interroger par l’événement. Un logiciel aurait pu produire leurs réponses stéréotypées quoi qu’il ait pu se passer. Cela ne les empêche pourtant pas de jouer aux malins et aux rebelles, lustrant leurs égos respectifs de la prétention au monopole de la lucidité. Charles Péguy avait décrit leurs ancêtres dans « Notre jeunesse » (1re éd. : juillet 1910, éd. Gallimard/Folio-Essais) consacré aux désillusions dreyfusardes :
« Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. »
Militant du Parti socialiste de 1977 à 1992, je me suis résolu à faire mes « adieux au PS » le 4 juillet 2003 dans Le Monde. Puis j’ai analysé sa quasi-mort cérébrale en 2012 dans un petit ouvrage.
Après une vingtaine d’années de militantisme en son sein, dois-je aujourd’hui faire de même avec la gauche radicale des années 1990 ? En tout cas, il apparaît qu’elle participe davantage des problèmes que nous avons à nous coltiner qu’elle ne fournit des pistes pratiques et intellectuelles pour les traiter de manière rénovée. Car l’événement Charlie a activé des polarisations qui s’étaient installées auparavant dans la galaxie radicale, jusqu’à la caricature.
Laïcité contre antiracisme ?
Premier couple infernal : les laïcs contre les antiracistes !
Certains, obnubilés par des affects anticléricaux et antireligieux, n’ont pas mesuré l’importance de la place prise par l’islamophobie dans les imaginaires publics, en Occident et en France en particulier, avec les premières affaires du voile, puis les suites du 11 septembre 2001. Islamophobie qui est associée à une série de discriminations structurelles (à l’école, dans le logement, face à l’emploi, dans le travail, dans la politique et les médias, etc.) affectant les postcolonisés dans la société française. S’est diffusée alors une vision étriquée que l’on peut appeler laïcarde, excluante et intolérante, du bel idéal de laïcité, qui peut être pourtant compris dans l’esprit de la loi de 1905 comme la séparation des institutions politiques et religieuses et comme la garantie publique de l’expression des croyances et des incroyances dans un espace commun.
Une des rares tribunes éclairantes publiées ces derniers temps par deux membres du conseil scientifique d’Attac, Pierre Khalfa et Gustave Massiah, rappelle opportunément sur Le Monde.fr qu’une telle approche ouverte de la laïcité « implique la cohabitation égalitaire des religions dans la société ».
Á l’inverse, les fatwas laïcardes ont souvent pris un tour discriminatoire vis-à-vis de l’islam. Rappelons-nous l’hystérie face à la candidature (en position non éligible !) d’une jeune femme, Ilham Moussaïd, dotée d’un discret foulard en Avignon sur les listes du NPA pour les élections régionales de 2010 ! Et l’ironie méprisante qui s’est déversée sur une star du rap, Diam’s, lors de sa conversion à l’islam...
Face à cela, des militants antiracistes ont mis en avant le légitime et nécessaire combat contre l’islamophobie. Mais trop exclusivement, de manière parfois obsessionnelle, dans une acception excessivement large de la notion d’islamophobie. La laïcité était portée en second rang, parfois réduite à une arme coloniale. Si la liberté d’expression publique des croyances était défendue, ce n’était plus un droit reconnu aux incroyants, stigmatisés automatiquement comme « islamophobes ». Le rapport de Charlie Hebdo à l’islam a ainsi souvent été travesti.
Charlie : ironie critique envers toutes les religions
Un authentique compagnon de route de la gauche radicale, mon ami Charb, a été insulté en toute méconnaissance de cause. Certes, il y a eu les tendances à l’amalgame entre islamismes et islam chez Fiammetta Venner et Caroline Fourest, ou les tentations chez Philippe Val d’un « choc de civilisations » type « démocratie contre islam ». C’est une des raisons principales pour lesquelles j’ai quitté Charlie Hebdo en décembre 2004.
Mais cela ne constituait pas le cœur des dessinateurs et des journalistes de Charlie, qui défendait la possibilité d’une ironie critique vis-à-vis de toutes les religions, sans logique discriminatoire particulière vis-à-vis de l’islam, donc sans islamophobie en un sens plus précis du terme. D’ailleurs, en nombre de dessins et de couvertures, l’Eglise catholique, en tant qu’institution religieuse dominante, était beaucoup plus prise pour cible, de très loin, avec des caricatures nettement plus trash.
Quelques-uns, dont les œillères idéologiques ne sont pas trop aveuglantes et qui tiennent compte de ces faits constatables, le reconnaissent, mais parlent de la nécessaire attention à « la susceptibilité » particulière des musulmans dans un contexte islamophobe. Malgré leur bonne volonté par rapport aux données observables, ces derniers mettent un pied sur une pente glissante. Car ils tendent à homogénéiser ainsi les rapports à l’islam de la variété des musulmans, un peu comme le font les islamophobes. Et leur argumentation prend même la tonalité d’un paternalisme colonial, avec une sorte d’implicite logique du type « vous savez, ils ne sont pas suffisamment avancés, contrairement aux catholiques, pour admettre une dose d’ironie vis-à-vis de la religion… ». Les rhétoriques anticolonialistes ont parfois du mal à en finir complètement avec les adhérences coloniales.
Cela ne veut pas dire qu’il n’était pas légitime de demander aux rédacteurs de Charlie de s’inscrire dans une éthique de responsabilité, au sens du sociologue Max Weber, c’est-à-dire prenant en compte les effets de ce qu’ils pouvaient écrire et dessiner dans un contexte particulier. La grande majorité des collaborateurs de Charlie, en évitant un usage discriminatoire de la critique de l’islam, s’est inscrite dans une telle éthique de responsabilité. Et l’idée géniale de Luz pour la couverture du premier numéro du Charlie des rescapés va dans ce sens : le refus de céder à l’injonction meurtrière de se censurer sur ce qui a trait à l’islam, dans la mémoire vive des victimes, tout en donnant au dessin du Prophète une coloration tendre et pacifique.
Combattre l’islamophobie et le fondamentalisme islamiste ?
Les tenants du droit à l’expression publique de l’ironie incroyante ont souvent mis le doigt sur un autre impensé de certains antiracistes patentés de la gauche radicale : leur sous-estimation de la violence fondamentaliste et de l’écho, limité mais réel, qu’elle peut rencontrer dans les pays européens. Oui, il faut tenir compte dans ce cas des facteurs géopolitiques (comme les terribles conséquences de la guerre américaine en Afghanistan et en Irak, avec son mépris des droits humains et des droits des peuples) et sociaux (inégalités, discriminations, chômage et précarité, etc.) ayant favorisé les crimes intégristes, à l’inverse de l’aveuglement néoconservateur à la Alain Finkielkraut dénigrant une prétendue « culture de l’excuse ».
Comme le rappelait Max Weber :
« Non seulement “tout comprendre” ne signifie pas “tout pardonner”, mais en général la simple compréhension de la position de l’autre ne nous conduit pas d’elle-même à l’approuver. Au contraire, elle nous amène pour le moins tout aussi bien, et souvent avec beaucoup plus de probabilité, à reconnaître que l’on ne peut pas tomber d’accord avec lui, pourquoi et sur quel point on ne le peut. Cette connaissance est justement une connaissance de la vérité » (« Essai sur la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques », 1e éd. 1917, repris dans « Essais sur la théorie de la science », éd. Plon).
Cependant, on devrait pouvoir aussi tenir un autre fil d’analyse en main : les dynamiques proprement identitaires auxquelles cette violence est associée, comme l’a étudié le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans son petit ouvrage « Identités, la bombe à retardement » (2014, Textuel), qui finissent par lui donner une consistance propre et dangereuse. Ce qui devrait être aussi combattu politiquement par la gauche radicale, si elle savait s’émanciper des choix binaires.
Islamophobie ou antisémitisme ?
Une autre polarisation travaille la gauche radicale, dans une concurrence périlleuse entre les antiracismes : entre ceux qui donnent la priorité à la lutte contre l’islamophobie (vraisemblablement les plus nombreux) et ceux qui insistent sur le combat contre l’antisémitisme. Cette opposition a divisé le mouvement antiraciste dès le début des années 2000. C’est pourquoi nous avions lancé avec Nadia Benhelal le 13 octobre 2004 dans Le Monde « Nous sommes tous des juifs musulmans ». Nous n’avons guère été entendus et ce conflit s’est élargi depuis au-delà des milieux antiracistes.
Les partisans de la priorité à la lutte contre l’islamophobie perçoivent bien la place structurante qu’elle a acquise dans l’espace idéologique public, dans le champ politique professionnel et dans les pratiques étatiques. Mais ils tendent à relativiser la question de l’antisémitisme, certes plus minoritaire dans la société française, mais connaissant un regain doté d’une grande violence. Et ils soupçonnent fréquemment, dans des vapeurs conspirationnistes, le Crif et les médias de « gonfler » le problème.
Les plus rares attachés principalement à combattre l’antisémitisme voient bien ce problème, mais en relativisant la prégnance islamophobe. Cette polarisation est souvent associée à l’importation de catégories à destination du conflit israélo-palestinien. Et, dans le fracas des certitudes croisées, une éthique de la commune humanité susceptible de refaire converger les luttes contre les différents racismes, dans leurs similarités et leurs spécificités, est souvent oubliée.
Les émotions ordinaires sous la seule coupe des logiques dominantes ?
Il ne s’agit pas de nier ici les usages nationalistes et étatistes comme les récupérations politiciennes des manifestations, bien réelles. Ce qui n’est guère nouveau en matière de mouvements sociaux et d’événement d’ailleurs. Cependant des fractions significatives de la gauche radicale se sont focalisées sur ces seules contraintes venant des forces dominantes, en ne dotant pas les émotions citoyennes exprimées publiquement d’une autonomie propre. On a même pu écrire qu’on avait affaire à un « troupeau », à des « moutons » ou à une « foule manipulée par les médias et le Pouvoir ». Bref cela n’aurait pas été un « vrai » mouvement social, mais de simples « marionnettes » passives des logiques dominantes.
C’était peut-être « sympathique », mais « naïf » et « pas politique », expliquaient nos Maîtres ès Politique, qui font pourtant patouiller la gauche radicale depuis plus de vingt ans… C’est ce que les sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (dans leur ouvrage « Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature », 1989, éd. Gallimard/Le Seuil, coll. Hautes études) ont appelé une vision misérabiliste ou domino-centrée du monde social, qu’ils distinguent du populisme, qui lui ne voit plus le poids des dominations.
Nombre de cadres locaux ou nationaux de la gauche radicale, qui n’hésitent pas habituellement à parler au nom du « Peuple » ou de « la classe ouvrière », voire valorisent « l’auto-organisation », apparaissaient ainsi incapables de partir des émotions populaires manifestantes, en excluant les potentialités décalées du mouvement, certes fragiles et ambiguës, des paramètres de leurs analyses. Ils préfèrent faire (une fois de plus !) la leçon de l’extérieur au « peuple » (avec un p minuscule cette fois) supposé entièrement « aliéné » et « manipulé ». En s’inspirant d’une formule de Bertolt Brecht, nos esprits les plus éclairés de la gauche radicale ne souhaiteraient-ils pas « dissoudre le peuple » et en reconstituer un à leur image ?
Les avant-gardes qui, elles, savent
Certains praticiens des sciences sociales, dans des tribunes publiques qui ont suivi, ont malheureusement renforcé ce misérabilisme, en se centrant sur la critique de « l’injonction d’être Charlie ». La possibilité même d’une raison sensible ordinaire n’a pas eu le droit de figurer comme au moins une dimension de l’événement. Seules les catégories dominantes ont compté, les dominés se présentant comme des masses informes, attendant d’être libérées par des avant-gardes intellectuelles, politiciennes ou « révolutionnaires », qui elles savent, en portant seules le poids douloureux (ah les pauvres, comme c’est dur d’avoir toujours raison !) d’une hyper-lucidité critique.
Les mêmes intellectuels et d’autres ont insisté également sur le caractère sélectif des émotions exprimées dans les manifestations, ce qui aurait occulté nombre d’autres malheurs du monde, en suggérant des manipulations médiatiques et politiciennes allant dans le sens des intérêts dominants. Or, dans sa recherche sociologique sur l’humanitaire (« La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique », 1993, éd. Métailié), Luc Boltanski a bien mis en évidence qu’il y a là un problème structurel : « la sélection des malheureux qui importent » est liée tout à la fois à « la rareté de l’espace des médias qui ne peut être occupé en même temps par la représentation de toutes les souffrances » et à « la rareté relative des ressources émotionnelles qui peuvent être mobilisées pour lui faire face ».
Les médias comme les agendas politiciens jouent certes comme des opérateurs de sélection, souvent non conscients, mais également les biographies individuelles et les trajectoires collectives, ou encore les dynamiques d’interactions émotionnelles au cours d’événements. Là encore les contraintes dominantes ne sont pas seules en jeu.
Supposés être favorables à l’auto-émancipation des opprimés (selon la formule classique reprise à leur compte aussi bien par les marxistes que par les anarchistes : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »), des figures nationales et des animateurs locaux de la gauche radicale semblent l’abandonner en pratique. On est là face à un passage subreptice et non revendiqué, historiquement courant à gauche, du verbe pronominal s’émanciper au verbe transitif émanciper (par des élites bien sûr « amies du Peuple »). N’était-il pas plus fidèle à ses idéaux de s’efforcer de fabriquer de la politique alternative avec les personnes ordinaires et leur raison sensible sous contrainte de logiques de domination qui nous affectent tous, y compris les esprits les plus éclairés et les militants les plus chevronnés ?
« Je suis Charlie » ?
Le slogan « Je suis Charlie » a aussi fait couler beaucoup d’encre négative au sein de la gauche radicale : suspicion de pressions unanimistes et d’injonctions à « l’unité nationale » notamment. De tels usages ont existé, en particulier du côté des forces politiciennes. La participation aux manifestations, la discussion avec des manifestants ou les reportages dans les médias indiquent que ce ne sont pas les seuls usages observables, et peut-être pas les plus nombreux.
Ainsi dans « Je suis Charlie », il y a des potentialités novatrices qui le rapprochent d’un logo qui a eu un certain succès lors des manifestations pour les retraites de 2010, tout en circulant en dehors des mots d’ordre officiels des organisations : « Je lutte des classes ».
Dans les deux cas, la possibilité se dessine de l’accrochage d’une subjectivité individuelle singulière (« je ») avec un espace commun (émotions partagées avec « Charlie » ou combat collectif avec « lutte des classes »), sans pour autant que l’individualité ne soit écrasée par le collectif. Cela a des parentés avec des réflexions philosophiques d’Hannah Arendt dans son livre « Qu’est-ce que la politique ? » (manuscrits de 1950-1959, éd. du Seuil). Elle avançait tout d’abord :
« La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. »
Et elle ajoutait :
« La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. »
Bref il s’agirait de créer des espaces communs à une diversité d’individus sans annihiler pour autant cette diversité. Un tel usage de « Je suis Charlie », à la différence des usages politiciens et médiatiques, apparaît en décalage avec l’écrasement unanimiste promu par les appels à « l’unité nationale » ou par le « Nous sommes tous Charlie » du journal Libération. La gauche radicale d’inspiration républicaine et/ou marxiste, dominée par ce que j’appelle un « logiciel collectiviste » faisant nécessairement prédominer le collectif sur l’individuel, a du mal à saisir les potentialités de cet usage décalé, pourtant si important dans les sociétés individualistes contemporaines.
Un Mal unique, un seul Ennemi ?
Les polarisations, les manichéismes et les simplifications, parfois sous des colorations demi-savantes, que j’ai passés en revue ont souvent une intersection. Ils tendent à rabattre l’ensemble des problèmes rencontrés sur un seul axe d’analyse. Il n’y aurait pas de complications dans la vie sociale, pas de pluralité de facteurs explicatifs, pas de diversité de dimensions, mais tout pourrait être aligné sur un fil unique, où tout finirait par se tenir. Par exemple pour certains : le capitalisme néolibéral, l’impérialisme américain, le colonialisme, la politique d’apartheid de l’État d’Israël, les racismes, les intégrismes religieux, etc.
On veut croire au conte d’un Mal unique et d’un seul Ennemi, alors que nous sommes confrontés à des maux et à des adversaires, qui peuvent avoir des interactions mais qui n’obéissent pas exactement à la même Logique, supposée toute-puissante et omnisciente. C’est en tout cas ce que nous rappelle l’humilité des sciences sociales contemporaines, en substituant au fantasme d’une totalité organisée autour d’un seul axe la cartographie d’un global pluriel. J’ai essayé d’expliciter cette différence entre le total et le global dans mon livre « Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs » (2012, éd. La Découverte).
La gauche radicale aurait bien besoin de troquer ses rêves totalisants d’une connaissance simplificatrice par une boussole pluraliste attentive aux complications du réel. Les organisations anarchistes auraient pu être mieux ajustées à cette tâche du fait d’un patrimoine historique valorisant davantage la pluralité. Pourtant, elles ont pu être rongées par des débats similaires à la gauche radicale, et quand ce n’est pas le cas elles peuvent être tentées par l’enfermement dans les habitudes, les chaleurs et les aigreurs de l’entre soi. Les pratiques et les idées libertaires ont vraisemblablement un avenir, mais les organisations anarchistes existantes ne sont guère à la hauteur.
Après Charlie ?
Nous sommes aujourd’hui devant un paradoxe : on a besoin d’organisations et de militants pour aider à donner une certaine durabilité à un mouvement social susceptible de se révéler éphémère, avec le risque supplémentaire que ne demeure que la logique sécuritaire impulsée par l’État. Et, dans le même temps, les organisations et les militants s’avèrent trop déphasés pour effectuer ce travail politique, voire constituent un obstacle dans cette perspective.
On ne peut pourtant pas en rester à ce constat déprimant, car un mouvement a bien eu lieu qui a enrayé momentanément la logique du pire. Un mot d’esprit puisé dans les cultures juives nous donnera ici un peu de baume mélancolique au cœur :
« Ne succombez jamais au désespoir : il ne tient pas ses promesses »
Nous avons donc à réinventer les chemins d’une politique populaire et libertaire, multiculturelle et laïque, insérée dans l’action locale et altermondialiste, fabriquant des solutions provisoires avec les opprimés à partir de la vie quotidienne, faisant émerger des lieux de convergence des mouvements sociaux émancipateurs et de mutualisation des expériences alternatives, dans la perspective d’une auto-émancipation des chaînes du capitalisme et des autres formes de domination.
Dans le contexte, cela suppose tout particulièrement de travailler à une politisation émancipatrice en rupture avec la politisation islamophobe et avec la politisation fondamentaliste. Créer un peu partout des collectifs « Je suis Charlie donc antiraciste » pourrait constituer une première étape permettant de mener une bataille sur ce qui vient de se passer, en offrant de nouvelles possibilités pour la suite.
Hommage à Bernard Maris
Bernard Maris est mort dans la tuerie de Charlie Hebdo, il participait à ce journal engagé et satirique depuis de nombreuses années et publiait des articles sous le pseudonyme d'Oncle Bernard. Nous avons perdu un penseur critique de la pensée économique dominante. Il venait de publier un livre "Houelebecq économiste", saluant chez cet auteur une critique littéraire de nos sociétés
extrait 1:
" Avouons maintenant qu’à l’origine de ce livre, il y a une révélation : La Carte et le territoire. Un grand roman d’amour, comme tous les romans de Houellebecq, mais aussi une fine analyse du travail, de l’art, de la création, de la valeur, du progrès, de l’industrie, et de la « destruction créatrice » chère au grand économiste Joseph Schumpeter ; bref, tout ce qui ravit un spécialiste d’économie spatiale et industrielle quand il sait lire.
Partant de cette découverte, il suffisait de décliner les majeures des autres romans : Extension du domaine de la lutte parlait du libéralisme et de la compétition, Les Particules élémentaires du règne de l’individualisme absolu et du consumérisme, Plateforme de l’utile et de l’inutile et de l’offre et de la demande de sexe, La Possibilité d’une île de la société post-capitaliste ayant réalisé le fantasme des « kids définitifs » que sont les consommateurs, la vie éternelle. Et chaque roman reprenait le refrain des autres : la compétition perverse, la servitude volontaire, la peur, l’envie, le progrès, la solitude, l’obsolescence, etc., etc. Non seulement reprenait, mais renvoyait nommément aux grands économistes – Schumpeter, Keynes, Marshall, Marx, Malthus –, ou aux grands penseurs – Fourier, Proudhon, Orwell, William Morris.
Le programme allait de lui-même : 1) le règne des individus, 2) l’entreprise, 3) les consommateurs insatiables, 4) l’art et le travail, et enfin, 5) la véritable fin de l’histoire et la fin de l’espèce, autrement dit l’au-delà du capitalisme. Une déambulation dans les poèmes et les essais, pour retrouver sans surprise ces cinq thèmes majeurs, et le tour était joué.
Commencer par les individus, finir par la mort de l’espèce est assez logique ; mais voir comment Houellebecq utilise et détruit la pensée économique n’a pas fini de surprendre.
Extrait 2.
"Les hommes ne sont pas « raisonnables » ? Peu importe, disent les économistes : ils sont raisonnables « malgré eux ». Leurs comportements sont rationalisables. Et puisqu’ils sont rationalisables ex post, après leurs actes, c’est « comme si » ils étaient rationnels ex ante14.
Autrement dit, tout comportement – même le plus bizarre – peut être expliqué par un calcul avantages-inconvénients, ou coûts-bénéfices. Chacun, quoi qu’il fasse, fait un calcul coûts-bénéfices, « toutes choses égales par ailleurs », à environnement donné, si l’on préfère, dans un univers paramétrique15, dirait Houellebecq.
Beaucoup plus banalement, les commerciaux ont repris cette hypothèse en cherchant du côté des neurosciences et des comportements hormonaux pour prévoir les désirs qu’ils transformeront en consommation. En ce sens, l’économie participe de ce « besoin de certitude rationnelle auquel l’Occident a finalement tout sacrifié : sa religion, son bonheur, ses espoirs, et en définitive sa vie16 ». L’économie donne la certitude, non du rationnel mais, pire, du rationalisable.
Même si vous n’êtes pas rationnel, votre comportement l’est a posteriori, toujours.
Or le bonheur est incompatible avec l’usage de la raison. Paradoxe de la « science » du bonheur quantifié qui, méthodologiquement (et, moralement, par ses terribles injonctions : calcule, épargne, optimise !), tue le bonheur.
Bien évidemment, les hommes ne sont ni rationnels ni calculateurs. C’est pourquoi ils sont surprenants, avec leurs passions, leurs peurs, leurs joies, leurs doutes, leurs naïfs désirs, leurs frustrations, et beaucoup de choses comme le mal au dos. C’est faux surtout – et ici, nous solliciterons notre auteur –, parce qu’ils sont soumis à ces deux « handicaps » majeurs que sont l’amour, et la peur du vieillissement et de la mort, deux notions insupportables au bipède. Ne pas vieillir, aimer : deux axes majeurs des romans de Houellebecq"
Extrait 3.
"Échapper au labeur : ainsi se définissent les parasites « dominants » de la société, patrons, hommes politiques, grands journalistes, amuseurs publics… Depuis l’aube de l’humanité jusqu’ici, on n’a jamais trouvé de meilleur moyen pour échapper au travail que de faire travailler les autres à sa place.
Ne peut-on avoir le goût du travail ? Si, cela existe, et c’est aberrant. Ainsi Jean-Yves, qui travaille parce qu’il a le goût du travail, chose tellement honorable et mystérieuse que Michel décide de le récompenser d’un séjour dans un club érotique. Jean-Yves sera blessé dans l’attentat qui clôt Plateforme, tandis que meurt Valérie, grosse bosseuse, qui commençait à se poser des questions sur le sens de sa vie – « Davantage d’argent pour quoi faire ? » Hé, hé… C’est la question qu’on entend dans les tombes des cimetières.
Trop tard pour Valérie, qui ne savait pas refuser les promotions et découvre qu’elle peut se contenter de ce qu’elle a, et surtout de l’amour de Michel. Elle va mourir. Un peu comme ces retraités qui, soudain saisis par la vacuité de leur vie après des années de sueur, disparaissent brutalement. Valérie eût été embarrassée de définir le « commencer à vivre ». L’attentat la dispense de réfléchir à la vie hors du travail servile ou subi."